Delphine Resteigne, sociologue: « La cohésion à l’armée belge ne repose plus sur l’homogénéité »
L’armée n’est plus le repère de jeunes hommes blancs qu’elle était jadis. A l’image de la société, elle s’ouvre, même si cette ouverture à la diversité ne fait pas que des heureux. A tort, certains pensent toujours la Défense comme une bulle de valeurs fortes et viriles, sur lesquelles s’appuie hélas aussi l’extrême droite. D’où le danger…
Très bonne. L’image de l’armée auprès de la population est positive, comme son attractivité, assure Delphine Resteigne, sociologue à l’Ecole royale militaire (ERM). Les patrouilles militaires circulant dans les rues après les attentats y ont contribué: plus visibles, les militaires ont montré qu’ils n’intervenaient pas que sur des terrains éloignés. Les citoyens y ont vu une sorte de retour sur investissement, leur argent servant à financer leur propre protection. Certains militaires, en revanche, ont considéré que ce long engagement sur le sol belge avait des effets négatifs sur l’opérationnalité et l’entraînement des troupes. D’où le décalage entre le soutien, fort, de l’opinion publique et des politiques, et les effets en interne de cette mission. De quoi pimenter la tâche de la ministre de la Défense Ludivine Dedonder, qui sait déjà combien il est difficile d’attirer de bons candidats et surtout de les retenir! Un défi supplémentaire pour une armée contrainte de s’adapter à ses nouvelles missions et de s’ouvrir à davantage de diversité dans ses rangs.
Certains militaires peuvent représenter des cibles intéressantes pour les organisations d’extrême droite.
Aujourd’hui, le militaire n’est plus forcément un combattant: il apporte un support technique, logistique ou administratif dans les lieux où il intervient, ce qui le rapproche d’une fonction plus civile. Les militaires qui rejoignent la Défense dans un esprit de combat s’y retrouvent-ils encore?
L’idée de combat reste centrale dans l’identité du militaire, même si seuls quelque 30% de militaires sont dans ce type d’unités. C’est une minorité mais c’est une capacité essentielle des forces armées. Elle maintient la spécificité militaire, c’est-à-dire l’utilisation éventuelle de la violence physique légitime, des armes. Même si le but n’est pas d’y recourir. Aujourd’hui, par opposition aux armées de masse du XIXe – début XXe siècle, l’armée rassemble des dizaines de fonctions beaucoup plus différenciées. Cette multiplicité de fonctions est centrale dans les armées actuelles, ce qui n’est peut-être pas toujours perçu. Et pour fonctionner efficacement, les armées reposent sur la complémentarité des individus.
Auparavant, les armées de masse comptaient plutôt des combattants qui faisaient tous la même chose?
Oui. Pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, l’idée de combat était maîtresse, liée à l’homogénéité des troupes. La cohésion était basée sur la ressemblance des individus: on se sentait proche parce qu’on était face à quelqu’un qui nous ressemblait et qui faisait la même chose que nous. Aujourd’hui, dès lors que la Défense regroupe une multiplicité de fonctions différentes – des techniciens, des psychologues, des anthropologues, des sociologues, des psychologues, entre autres – la hiérarchie militaire traditionnelle entre en compétition avec l’expertise des individus. La cohésion sociale n’est plus basée sur la ressemblance mais sur la complémentarité, les compétences et le professionnalisme des individus. La cohésion est beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre parce que tous les individus n’ont pas la même vision des choses ni les mêmes priorités.
Les missions des soldats belges sont désormais multiformes. Ils interviennent dans des conflits ethniques et combattent le terrorisme. Les militaires sont-ils devenus les policiers du monde?
Les militaires sont engagés pour certaines tâches mais ils ne remplaceront jamais la police. Ce qui est complexe aujourd’hui, c’est le chevauchement des frontières intérieures et extérieures. Traditionnellement, la police s’occupe de ce qui se passe à l’intérieur de nos frontières, et les militaires se déploient à l’extérieur. Mais en raison de la nature des menaces actuelles, la cybercriminalité ou le terrorisme par exemple, la distinction entre sécurité intérieure et extérieure est devenue plus floue. Cela nécessite une collaboration entre différents acteurs.
En opération à l’étranger, les militaires belges assurent-ils des missions comparables à celles qu’effectuent les troupes américaines, par exemple?
Pas vraiment. Les militaires belges participent à des missions diverses et notamment à des missions de formation. On essaie d’éviter le haut niveau de risque, même si le risque est partout. Les militaires américains sont déployés beaucoup plus longtemps que nous, de l’ordre de dix-huit mois, et leurs théâtres d’engagement sont des zones où le combat est beaucoup plus présent. C’est un curseur culturel très important pour eux.
Après les attentats de 2015, on a compté jusqu’à 1 800 militaires dans les rues de Bruxelles. Y a-t-il eu des départs dans leurs rangs au motif qu’ils ne s’étaient pas engagés à la Défense pour ce type de mission?
Je n’ai pas de chiffres à ce sujet. Au départ, selon les premières enquêtes menées, les militaires étaient contents d’effectuer ce travail parce qu’il incarnait une certaine idée de l’engagement mais sur la durée, cela a nui à certains. Changer de travail n’est pas non plus propre aux militaires: la nouvelle génération remet plus facilement ses choix professionnels en cause et opte pour d’autres. On doit l’accepter. Le monde a changé. Si les militaires sont sollicités ici, pour de l’aide à la nation, c’est qu’il y a un besoin et c’est un fait. L’armée est en transformation, même si certains en gardent une image plus traditionnelle.
L’armée n’est plus composée uniquement de jeunes hommes blancs, catholiques ou protestants, dites-vous. A quand remonte ce changement?
On reste quand même dans des milieux homogènes. Même si les femmes sont arrivées à la Défense dans les années 1970 et que toutes les fonctions leur ont été ouvertes en 1981, même si des non-Belges peuvent aujourd’hui intégrer l’armée, la Défense n’en reste pas moins beaucoup plus homogène que ne l’est la société. Encourager la diversité est pourtant un atout indéniable. Dès lors que la Défense va devoir recruter 10 000 personnes en quatre ans, il faut saisir cette opportunité pour recruter du personnel plus diversifié. Compter plus de femmes et de représentants de minorités ethniques permettra d’insuffler ce changement dans la composition de l’organisation.
Le cas de Jürgen Conings pose problème parce qu’il exerce un job particulier dans un contexte de montée en puissance de l’extrême droite.
La cohésion sociale de l’organisation devra donc se construire autrement?
Oui. La cohésion, c’est important, mais ça peut aussi mener à des extrêmes. Désormais, à la Défense, la cohésion repose sur la complémentarité. Le personnel partage toujours certaines valeurs mais il y a beaucoup plus d’hétérogénéité. La cohésion, c’est certes le liant d’une organisation mais on doit reconnaître d’autres profils.
Selon vos observations, cette ouverture à la diversité n’est pas toujours bien acceptée par les militaires eux-mêmes, mais tolérée…
Il y a encore certains profils d’individus qui tendent à privilégier une vision plus traditionnelle du militaire. On note chez eux, face aux profils différents, une certaine forme de réticence. Il y a des biais cognitifs qui jouent, en vertu desquels être reconnu comme égal peut être plus compliqué pour certains groupes minoritaires. C’est en augmentant le nombre de profils différents, y compris à des niveaux hiérarchiques élevés, qu’on arrivera à reconnaître la plus-value de la diversité.
Quelle est la proportion de militaires réticents à l’ouverture?
Je ne sais pas vous le dire. Un milieu professionnel comme celui de La Défense ou de la police reste, dans la tête de certains, lié à un sens de l’honneur, à l’importance de la nation, etc. Ce sont peut-être ces valeurs-là qui les attirent et qu’ils interprètent de façon très traditionnelle. Ces valeurs sont certes importantes, mais il y en a d’autres, comme l’intégrité, le respect, le courage ou encore la confiance.
Certains sympathisants d’extrême droite tiennent un discours qui renvoie aussi à la défense de la nation…
Oui, ce qui peut faire écho aux institutions comme la Défense, symbole d’unité nationale. La difficulté, c’est que la Défense et la police sont des milieux qui peuvent être courtisés par des sympathisants d’extrême droite, notamment parce que notre personnel a une expertise en matière d’entraînement ou un accès aux armes, par exemple. Certains militaires peuvent dès lors représenter des cibles intéressantes pour ces organisations d’extrême droite.
Le problème est-il plus aigu aujourd’hui qu’hier?
Disons qu’il y a des éléments de contexte, avec des polémiques sur les migrants, sur la radicalisation, une forme de nostalgie de l’Etat-nation, etc. Il y a aussi des figures politiques qui banalisent des propos fondamentalement intolérables ou irrespectueux. La vision polarisante des réseaux sociaux n’arrange rien. Par rapport aux années 1960, la diffusion d’informations est beaucoup plus massive aujourd’hui. Et les groupes d’extrême droite sont très présents sur ces réseaux, plus que des acteurs politiques traditionnels. Cela peut représenter un danger important et la Défense n’est pas immunisée. Le cas de Jürgen Conings (NDLR: ce militaire jugé dangereux recherché dans tout le pays) pose problème parce qu’il exerce un job particulier dans un contexte de montée en puissance de l’extrême droite. Longtemps, la lutte contre l’extrémisme a renvoyé à la lutte contre le radicalisme islamiste. Ce n’est plus le cas.
Comment expliquez-vous que certains s’arc-boutent sur une vision traditionnelle de la Défense?
Comme dans la société, il y a des individus qui sont plus ouverts au changement et à la diversité et d’autres, plus nostalgiques du passé par rapport au modèle traditionnel. La Défense n’y échappe pas. Dans les sondages d’opinion, on voit bien qu’une partie de la population a du mal à accepter les transformations sociétales actuelles, comme l’arrivée des migrants ou d’autres changements qui résultent de la globalisation. Certains pensent peut-être qu’à l’armée, et du fait de ses valeurs, le milieu sera plus homogène. Mais l’évolution de l’armée ne correspond pas à cette vision qu’ils ont. Les mêmes imaginent peut-être qu’en rejoignant les rangs de la Défense, ils pourront laisser libre cours à leurs idées et propos. Certes, à l’armée, on peut s’exprimer mais il y a des limites à cette expression, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’intégrité territoriale, de manière à éviter la diffusion d’informations jugées confidentielles. Nos règles internes interdisent aussi la diffusion d’informations contraires aux bonnes moeurs, la diffamation, les obscénités. Des sanctions sont prévues pour ceux qui s’expriment de manière inadaptée sur les réseaux sociaux.
Les nouvelles générations accepteront peut-être plus facilement un soutien psychologique.
Les minorités apportent de la richesse à la Défense et la renforcent. Mais selon vous, la Défense n’en est pas encore là?
Les femmes représentent quelque 10% des effectifs et on les trouve plutôt dans les rangs des officiers. Pour elles comme pour les minorités ethniques ou d’autres profils différents, l’objectif est d’augmenter leur nombre de manière à normaliser beaucoup plus leur présence. La plus-value des minorités sur le terrain, ici ou en opération, est évidente. Les femmes déployées dans les forces spéciales ont un impact différent, en matière de communication avec les populations locales ou de visibilité, de celui des hommes. Une évolution est en cours et le fait d’avoir une femme comme ministre de tutelle y participe. Le changement s’institutionnalise aussi par le haut.
Les chefs doivent donner l’exemple de l’ouverture. Le donnent-ils?
Il y a vraiment une volonté de montrer l’exemple dans la haute direction, pour laquelle il n’y a aucune place pour le racisme et le sexisme à la Défense. La direction s’engage aussi à 100% sur la voie de l’ouverture à la diversité. Il est essentiel d’avoir des chefs qui soutiennent positivement cette diversité et encouragent un climat plus inclusif. La seule mise en contact ne suffit pas. L’armée est une organisation qui communique beaucoup du sommet vers la base. La dimension exemplaire est d’autant plus importante.
Ce changement de culture organisationnelle est-il assez rapide?
Les évolutions sont très lentes, dans la société comme à l’armée. Nous sommes une organisation bureaucratique, pour qui il est difficile de s’adapter à un monde en changement, mais ce n’est pas propre à la Défense. La vision d’une armée uniforme doit évoluer. Le problème reste la grande méconnaissance de ce qui se fait à l’armée et de la diversité de ses métiers. Il faut pourtant communiquer sur cette diversité pour attirer des recrues potentielles et remettre en question ceux et celles qui ont une vision trop traditionnelle de la Défense.
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Sur le terrain d’action militaire, la dimension stratégique, technologique et économique ne suffit plus: il faut prendre en compte l’environnement humain. Comment les militaires y sont-ils préparés?
Travailler dans un milieu diversifié ici permet déjà de mieux s’adapter lorsqu’on se retrouve dans un milieu culturel différent: lorsque nous participons à des missions de formation, nous enseignons des techniques aux forces locales mais cela implique aussi une dimension relationnelle et culturelle. A la Défense, nous avons la chance de travailler dans une certaine diversité linguistique. Les officiers formés à l’ERM suivent un cours de « dimension culturelle des opérations »: le militaire n’est plus seulement le combattant mais celui qui interagit en opération avec la population. Durant la socialisation de nos élèves, il est important aussi d’avoir des profils diversifiés, qui partagent leur expertise. Nos étudiants participent, par exemple, au Théâtre des diversités, où ils doivent improviser, dans le cadre de jeux de rôle, face à des situations qui les confrontent à la diversité.
Certains militaires qui reviennent de missions difficiles se disent abandonnés par la Défense…
La Défense a mis en place des structures importantes pour encadrer les militaires en opération et à leur retour. Des psychologues, des aumôniers sont envoyés sur le terrain, un centre de santé mentale existe et un suivi des familles est assuré. Sans doute y a-t-il des cas de stress post-traumatique mais, par la nature de nos opérations, ils sont nettement moins nombreux – de l’ordre de 2 ou 3% – que dans l’armée américaine où un militaire sur cinq est concerné. Que la Défense dispose d’une Direction « bien-être » est éloquent. On n’en est plus à l’image traditionnelle de la rusticité militaire: le bien-être du personnel doit être au coeur des préoccupations. Consulter un psychologue reste néanmoins compliqué pour certains, le volet émotionnel est parfois mis de côté. Cette réticence à demander de l’aide n’est pas propre aux militaires, elle se retrouve aussi dans le civil. L’âge moyen de nos troupes est de 40 ans, les nouvelles générations accepteront peut-être plus facilement un soutien psychologique.
Les dernières législatures n’ont pas favorisé la Défense en matière de personnel…
Effectivement. On a souffert durant ces législatures où la Défense n’était pas du tout prioritaire. Il était très frustrant de devoir fonctionner dans ce contexte. On a favorisé le matériel au détriment du personnel. Or, la Défense est avant tout une organisation de femmes et d’hommes. Dans les nouvelles missions de l’armée, la dimension humaine est très importante, au-delà de la dimension du matériel. Mais je suis optimiste. Confrontée à un budget limité et à un déficit de personnel, l’armée est obligée de se remettre en question.
Bio express
1977 Naissance à Liège.
1999 Master en sociologie et agrégation à l’ULiège.
2000 Assistante à la Chaire de sociologie à l’Ecole royale militaire (ERM).
2004 Master en politiques internationales (ULB).
2009 Doctorat en sciences politiques et sociales (ULB- ERM).
2009 Chargée de cours à la Chaire de sociologie de l’ERM et maître de conférence en sociologie à l’Ecole de droit de l’UMons.
2018 Cheffe de la Chaire de sociologie et présidente du groupe Diversité de l’ERM.
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