europé défense
© Getty Images

Une Europe 100% autonome sur le plan militaire? Les éléments cruciaux qu’il manque encore pour y parvenir

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

La nouvelle volonté européenne d’autonomie militaire se heurte aux dures réalités commerciales. L’interdépendance avec les Etats-Unis, historiquement ancrée, sera complexe à inverser. Mais l’Europe peut avancer autrement, comme avec la mise en place d’un commandement commun. «Il faut d’abord une action politique», disent les experts.

Un premier électrochoc de Poutine, en 2022. Un second de Trump, en 2025. En trois ans, l’Europe a subi deux secousses géopolitiques majeures. Une crise, parfois jugée existentielle, qui a forcé le Vieux continent à l’introspection militaire. Elle mène à un constat sans appel: la majorité des pays membres de l’Union européenne ont désinvesti massivement dans leur Défense depuis 30 à 40 ans, se reposant principalement sous la couverture américaine. Donald Trump l’a joyeusement trouée, et, cette fois, le réveil est frisquet, pour ne pas dire glacial.

Pour retrouver une protection crédible et contrer la menace russe, les Vingt-Sept ont validé un plan à 800 milliards d’euros. Mais, concrètement, une défense européenne 100% indépendante est-elle envisageable? Ou est-elle synonyme de douce utopie?

«Sur le long terme, c’est réaliste. Les lignes bougent et il n’y aucune raison théologique qui veuille que l’Europe soit condamnée à la dépendance», estime Frédéric Mauro, chercheur associé à l’IRIS et avocat au barreau de Bruxelles.

Défense européenne commune: d’abord la volonté politique  

Selon le spécialiste des questions de défense européenne, le processus peut prendre du temps… comme aller très vite. «La défense commune ne commence pas avec le rassemblement de Généraux ou d’industriels. C’est l’erreur qui est commise depuis 26 ans. Il faut d’abord établir une aptitude de décision politique commune», dit-il.

Pour Frédéric Mauro, l’évolution ne doit pas nécessairement s’inscrire dans le cadre de traités. Une «coalition de volontaires» en Ukraine pourrait servir de déclic. «Envoyer une force de garantie en Ukraine sous commandement européen signifierait la naissance d’une force commune. Elle pourrait être composée de trois ou quatre nations, pas plus, pour débuter.»

Pour que l’Europe devienne totalement autonome, il manque deux éléments majeurs: du renseignement fort et un QG commun.

Jo Coelmont

Institut Egmont

Au-delà de la capacité de production industrielle européenne, souvent questionnée, «il faut une action politique», confirme Jo Coelmont, ancien Général de brigade, membre de l’Institut Egmont. Pour que l’Europe devienne totalement autonome, il manque deux éléments, selon lui: du renseignement fort et un QG commun. «Ce niveau stratégique doit être davantage développé, et si possible se mettre en place avant d’arriver à une situation d’urgence.» Le Général plaide ainsi «pour un commandement commun et européen permanent.» 

Forces armées: les Etats membres veulent garder la main

Seulement voilà. Depuis trois ans, les Etats membres n’ont eu de cesse de bloquer les initiatives de la Commission européenne en faveur d’un réarmement commun. «Car historiquement, l’UE n’a aucune compétence en termes de forces armées, rappelle Frédéric Mauro. Les Etats membres sont très craintifs à l’idée que la Commission s’empare de compétences (du «power grab») dans le domaine militaire.»

La Commission européenne s’est découvert une compétence —très tardive— en termes d’industrie de défense, mais elle reste parcellaire: le fonds européen de défense s’élève à un milliard d’euros par an, alors que les achats militaires de tous les membres européens de l’Otan cumulés représentent 98 milliards d’euros. Autant dire que les efforts annuels de l’UE ne portent que sur 1% de ces équipements. Une contribution dérisoire. «L’essentiel de plan ReArm Europe consiste d’ailleurs à faire financer le réarmement par… les Etats membres. Tout simplement parce qu’ils le souhaitent», souligne l’expert.

Pour sa part, Jo Coelmont reste positif à l’idée d’une véritable Europe de la Défense. «C’est une étape qui s’inscrirait dans une évolution logique depuis la Seconde Guerre mondiale. Le dialogue politique d’aujourd’hui intègre d’ailleurs ces nouvelles réalités. Nous avons tous les éléments en main pour prendre soin de notre défense.»

Indépendance: le rêve inatteignable?

Mais l’objectif d’une Europe autonome sur le plan industriel se heurte aux réalités actuelles, et au long historique commercial avec les Etats-Unis. Couper le lien transatlantique semble plus facile à dire qu’à faire. C’est ce qui ressort d’ailleurs d’un récent rapport du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). Celui-ci souligne que l’industrie d’armement américaine est de loin la grande gagnante de l’agitation géopolitique croissante dans le monde. Les Etats-Unis sont les seuls à avoir considérablement augmenté leurs exportations d’armes au cours des cinq dernières années: leur part de marché mondiale est passée de 35% à 43%.

C’est une douloureuse constatation pour l’Europe: au lieu de devenir moins dépendante de l’industrie d’armement américaine, elle en est en réalité devenue plus dépendante. Pour la première fois depuis deux décennies, l’Europe est même devenue la plus grande cliente d’armes des Etats-Unis, dit le SIPRI. «Les pays européens de l’Otan ont plus que triplé leurs importations d’armes entre 2020 et 2024 par rapport à la période 2015-2019 (NDLR: la guerre en Ukraine explique en partie ce chiffre). Et après 2020, une part nettement plus importante de ces armes importées provenait des Etats-Unis, jusqu’à 64%.» Autrement dit, deux achats européens d’armes sur trois —principalement des missiles à longue portée et des avions de chasse— proviennent des Etats-Unis.

L’interopérabilité et le combat cloud

La question des avions de combat F-35, commandés par plusieurs pays européens dont la Belgique, est l’exemple actuel le plus frappant qui illustre la prise en tenaille des Européens.

Officiellement, le choix du F-35 est justifié par la nécessité d’interopérabilité du matériel otanien. En d’autres termes: il est préférable de disposer du même matériel pour s’allier plus facilement en missions. Officieusement, le but était aussi, pour les pays acheteurs, de s’assurer un soutien américain indéfectible en retour (en dépit du coût de fonctionnement exorbitant de l’appareil). Le comeback de Trump détruit toute cette logique. «D’autant plus que l’interopérabilité n’existe qu’entre ceux qui ont acheté les armes américaines, remarque Frédéric Mauro. Les pays détenteurs d’Eurofighters (700 exemplaires en Europe) ou de Rafale ne sont interopérables que grâce au combat cloud.»

Et ce combat cloud, qu’on appelle aussi le command and control (c2), est otanien —autant dire américain. Depuis quinze ans, la nécessité d’un command and control purement européen fait débat. Des millions ont d’ailleurs été dépensés dans l’Air Command and Control System (ACCS). Il n’a jamais vu le jour. Aujourd’hui, le combat cloud est organisé par les Américains à Ramstein en Allemagne, et au Shape de l’Otan à Mons. Théoriquement, les Américains se doivent de mettre ce combat cloud à la disposition des Européens, selon les accords de «Berlin plus». «Avec Trump au pouvoir, cette possibilité devient plus que compromise. D’ailleurs, les accords de «Berlin plus» n’ont jamais vraiment fonctionné», relève Frédéric Mauro.

Le F-35, exemple type de la division européenne

Ainsi, la crainte de voir une Amérique toute-puissante, capable de clouer au sol les F-35 des Européens si elle le veut, est bien réelle. «Les beaux avions F-35 risquent d’être des avions… d’aéroclub», ironise Frédéric Mauro. Autrement dit, il n’est pas certain que la Belgique soit autorisée à les faire voler pour des vraies missions, dans le cas où les Etats-Unis s’y opposeraient. «La mise à jour des logiciels, le targeting, et l’accès aux pièces de rechange n’ont de sens que si les F-35 sont connectés au combat cloud américain. Sans cela, ils sont des avions d’aéroclub. Qui peut encore croire aujourd’hui en la garantie américaine? Le choix du F-35, c’est une pure folie politique», décrie Frédéric Mauro.  

Pour l’expert des questions de défense, les Européens ne retiennent pas une leçon pourtant essentielle de la guerre en Ukraine: si l’on ne dispose pas de la liberté d’action de son propre matériel dans les moments critiques, la défense n’a aucune utilité. «La Belgique peut acheter autant de F-35 qu’elle veut, mais si les Américains en interdisent l’utilisation au moment voulu, détenir l’avion soi-disant le plus performant du marché ne sert à rien. Il faut donc relancer les carnets de commande en faveur de l’industrie européenne. Les industriels doivent, eux, faire primer la commande européenne sur la commande export.»

Penser qu’il suffit d’acheter des armes américaines pour bénéficier de la protection américaine est un raisonnement qui tient plus debout (…) Le choix du F-35, c’est une pure folie politique.

Frédéric Mauro

Chercheur associé à l’IRIS

Pourtant, à l’heure actuelle, les nombreux pays européens acheteurs du F-35 ne remettent pas en cause les contrats déjà signés avec Lockheed Martin. Au contraire, l’Arizona, dans son accord de gouvernement, affirme même vouloir en recommander une dizaine. «Ils sont dans un déni de réalité, fustige Frédéric Mauro. Penser qu’il suffit d’acheter des armes américaines pour bénéficier de la protection américaine est un raisonnement qui ne tient plus debout. La réalité, c’est que l’Amérique de Trump défendra les pays européens en fonction de ses propres intérêts.»

Le Général Jo Coelmont ne partage pas du tout cet avis. «Les réalités sont ce qu’elles sont, les commandes sont en cours», dit-il. Développer un nouvel avion de combat européen de dernière génération demanderait beaucoup d’investissements. Et pour que l’industrie européenne soit rentable, la demande doit être élevée. «Cela nécessiterait que tous les pays de l’UE —avec le Royaume-Uni et d’autres pays amis— lancent conjointement ‘un’ programme d’achat, ce qui n’est pas encore le cas.»

Travailler avec deux projets différents —Rafale et Eurofighter— en Europe complique donc les choses. «Tout l’enjeu serait de se mettre d’accord pour un seul avion. La crainte d’un monopole ne vaut pas dans ce cas précis, car la division du marché entre plusieurs  constructeurs empêche l’Europe de faire émerger un avion hightech. En fin de compte, avoir deux acteurs doublerait le coût de chaque appareil.»

Quant au risque de neutralisation de nos avions par les USA, Jo Coelmont y croit peu. «Il est difficilement imaginable que l’Europe se lance dans une mission qui va à l’encontre la sécurité des Etats-Unis. De plus, Trump n’est pas éternel.»

La menace hybride, d’abord

Le réveil de la défense européenne collective vise d’abord à répondre à la menace russe conventionnelle «qui existe, surtout envers les Pays baltes», rappelle Frédéric Mauro. Mais, selon lui, la menace principale caractérisée par la Russie réside surtout dans la guerre hybride. «C’est-à-dire la capacité, par la désinformation et la corruption, de mettre en place en Europe des gouvernements pro-russes et surtout anti- Union européenne.»

Quel serait l’intérêt de la Russie d’envahir l’Europe si elle peut y mettre en place des gouvernements pro-russes, y compris dans les plus grands Etats?

Frédéric Mauro

Chercheur associé à l’IRIS

C’est le cas en Roumanie, par exemple, où le populiste Călin Georgescu, figure de l’extrême droite, détenait chez lui des lingots d’or et des millions de dollars en cash. «C’est la preuve que cet homme, sorti de nulle part, est une marionnette du Kremlin.» L’exemple roumain est le plus représentatif de la tactique de Poutine: quel serait l’intérêt de la Russie d’envahir l’Europe «si elle peut y mettre en place des gouvernements pro-russes, y compris dans les plus grands Etats?, soulève Frédéric Mauro. Dès lors, la menace n’est pas tant de voir les chars russes débouler à Berlin —ils en seraient bien incapables— mais plutôt de voir une Europe se fragmenter de plus en plus.»

Changement de grammaire nucléaire

A côté de la menace hybride, Frédéric Mauro rappelle que l’agression russe en Ukraine fut possible car elle s’est faite sous menace nucléaire. «La principale menace est ce qu’on appelle la sanctuarisation agressive, c’est-à-dire le changement de grammaire nucléaire réalisé par Poutine.» Celle qui était en vigueur avant la guerre en Ukraine pouvait se vulgariser comme suit: «Tu ne peux pas m’attaquer, sinon je te vaporise». Poutine l’a inversée: «Je t’attaque, mais tu ne peux pas répliquer sinon je te vaporise.»

C’est pour cette raison, aussi, que Biden et les Européens sont restés très timorés dans leur aide apportée aux Ukrainiens. Selon cette même logique, Poutine pourrait donc s’en prendre à la Moldavie, ou à la Géorgie.

Quel parapluie nucléaire commun?

Face à la désolidarisation trumpienne et le risque de «mise à nu nucléaire», la question d’un parapluie européen a logiquement éclos. Avec l’option d’une extension de la dissuasion française en ligne de mire. «Les Européens se rendent compte que la garantie nucléaire américaine ne vaut plus un kopeck. Aujourd’hui, il serait totalement irresponsable de se reposer dessus.»

Pour contrer la menace nucléaire russe sans les Etats-Unis, deux options existent. Première option: on étend le parapluie français. Ils sont les seuls à disposer d’une technologie 100% indépendante. Même si leur nombre d’ogives (290) est jugé trop court par certains observateurs pour couvrir de façon crédible l’ensemble du continent. A titre de comparaison, la Russie détient 5.580 ogives. L’assurance française pourrait également tomber à l’eau dès la prochaine élection présidentielle de 2027 (le RN et LFI sont farouchement opposés à une extension).

Le Royaume-Uni dispose lui aussi de la bombe atomique (225 ogives), mais la technologie de celle-ci est trop imbriquée avec les Etats-Unis. «Si les US coupent le robinet, les Britanniques n’ont plus d’yeux ni d’oreilles pour leur nucléaire», illustre Frédéric Mauro.

Deuxième option, moins probable: les pays européens sortent du traité de non-prolifération et se dotent eux-mêmes de l’arme nucléaire. L’Ukraine étant le premier pays concerné. «Au fond, la seule vraie garantie de sécurité dont les Ukrainiens pourraient disposer, c’est de se doter eux-mêmes de l’arme nucléaire, avance le spécialiste. Ils ont les scientifiques, les connaissances et les matières pour le développer. Jusqu’à présent, ils ont refusé de le faire car les Américains leur tenaient le bras. La même question se pose pour la Pologne et l’Allemagne, cette dernière disposant du stock le plus important de plutonium en Europe.»

L’industrie européenne peut-elle suivre la cadence seule?

L’industrie de défense européenne peut-elle rivaliser à elle seule face à la Russie? «Si elle reçoit les ordres de production, oui, tranche Frédéric Mauro. Même si le défi complexe requiert de nombreuses chaînes de production et un accès aux matériaux rares. Il ne faut pas se mentir, les armes européennes ne seront pas aussi sophistiquées que les armes américaines.»

Ne serait-ce que dans le renseignement, le gap à combler est immense: les Américains disposent de 250 satellites, les Français en ont 20. «Malgré cela, vis-à-vis des Russes, oui, l’industrie européenne a dix fois les capacités de leur faire face», assure Frédéric Mauro.

Il ne faut pas se mentir, les armes européennes ne seront pas aussi sophistiquées que les armes américaines.

Frédéric Mauro

Chercheur associé à l’IRIS

Car d’un point de vue conventionnel, on l’a vu en Ukraine, la Russie a été «d’une médiocrité inouïe», rappelle l’expert. «Avec le recul, c’est en soi une surprise stratégique majeure pour la soi-disant seconde puissance militaire au monde. Mais la Russie se permet d’encaisser des pertes humaines qu’aucun pays européen ne se permettrait d’encaisser. Ils ont perdu au minimum 500.000 hommes depuis 2022. Leur flotte est contrainte de se cacher au fond de la mer Noire, leur aviation est incapable d’acquérir la supériorité aérienne, et leur forces terrestres n’ont gagné que 11% d’occupation en trois ans.»

Conventionnellement, donc, et face à un commandement européen uni, «la Russie ne ferait jamais le poids. Tout l’enjeu réside dès lors dans la volonté politique ou non d’un commandement unique.»

«L’Europe ne peut pas faire cavalier seul»

Pour Jo Coelmont, l’Europe a bel et bien les capacités —et le besoin— d’organiser sa défense de façon autonome. Mais sans pour autant couper tous les ponts. «Des liens intenses se noueront toujours avec les Etats-Unis, l’Australie, l’Inde, le Japon, et d’autres. L’Europe ne peut pas faire cavalier seul, elle doit s’entourer d’Etats amis et maintenir sa position mondiale. Après la deuxième guerre mondiale et la guerre froide, nous entrons désormais dans une troisième phase. Ce nouveau contexte oblige l’Europe à prendre ses responsabilités pour se défendre.»

Et lorsqu’on parle d’Europe de la défense, «il faut aussi y intégrer le Royaume-Uni, un partenaire toujours très apprécié et fiable», ajoute le Général retraité. Quant au risque de querelles entre firmes européennes et de technologies non-partagées? «Le même problème existe aux Etats-Unis», botte-t-il en touche.

En 1500 déjà, Machiavel affirmait que chaque pays devait posséder sa propre armée, rappelle le Général. Cette condition implique un prix permanent à payer sur le plan politique et économique. Mais l’effort semble aujourd’hui incontournable. Car «lorsque qu’un pays fait appel à une autre armée que la sienne, il n’est jamais assuré qu’elle se présentera.»

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire