
Défense: le réarmement européen a déjà des conséquences sur l’industrie wallonne
Le secteur wallon de la Défense est constitué de quelques spécialistes mondiaux, entourés de sous-traitants. Depuis deux ans, leurs capacités de production sont en hausse. Et ça va continuer.
«Nous tablons sur un doublement des emplois liés au secteur de la Défense. Nous pourrions passer de 4.000 emplois directs actuellement à 8.000 dans les années à venir.» La prévision est lancée par Clarisse Ramakers, la directrice générale d’Agoria Wallonie, la fédération technologique. Pas de doute: le réarmement annoncé tant en Europe qu’en Belgique ouvre de réelles perspectives à l’industrie locale de la Défense.
Question budgets, les gouvernements semblent décidés à frapper fort. Même si les armées du Vieux Continent restent encore dépendantes des Etats-Unis en certains domaines, de larges retombées sont donc attendues.
Quels sont les acteurs de cette industrie de la Défense?
A l’échelon belge, ce secteur industriel représente 80 entreprises, 5.000 travailleurs et deux milliards de chiffre d’affaires, selon Agoria et son sous-groupe d’entreprises de Défense, le BSDI, le Belgian Security and Defense Industry. Le sud du pays se taille la part du lion, avec quelque 45 sociétés mais surtout 4.000 emplois et 1,8 milliard de revenus. C’est qu’on y trouve plusieurs acteurs majeurs qui disposent d’un savoir-faire historique, exportent une bonne partie de leur production et emploient plusieurs centaines de personnes.
Parmi ces poids lourds: John Cockerill Defense dans les blindés légers et les ensembles tourelles-canons, la FN Herstal dans les armes et les munitions, Nexter Arrowtech Belgium dans les munitions pour canons de 20 à 155 mm, Thales Belgium dans les roquettes de 70 mm, Eurenco dans les poudres et explosifs, Bats dans les stations radars, New Lachaussée dans les lignes de production de munitions… Sans oublier les firmes aéronautiques plutôt civiles –Sonaca et Safran Aero Boosters– qui ont profité en leur temps de l’assemblage des F-16 et participent aujourd’hui à certains travaux sur les F-35. La première est active dans les voilures, la seconde dans les moteurs.
Ces groupes entraînent dans leur sillage une kyrielle de sous-traitants. C’est là un second niveau qu’Agoria distingue au sein de cette industrie. Il s’agit de PME actives dans la mécanique, l’usinage de haute précision, les pièces composites, les équipements électroniques, les capteurs, les engrenages, les écrans, les viseurs, etc.
Enfin, à un troisième niveau, on trouve des sociétés dont l’activité se partage entre le civil et le militaire. Exemples? Approach Cyber (lutte contre les cyberattaques), Dynali (drones), Exail Robotics (drones sous-marins), Flying-Cam (drones de reconnaissance), Hensoldt (consoles), IR&D (viseurs), Lambda-X (systèmes optiques), OIP Land Systems (réparation de chars) ou Teledyne (systèmes de rayon-X pour le déminage).
Que vaut cette industrie?
Cet écosystème est-il compétitif, quand on sait que les marchés militaires sont très concurrentiels? Les jugements, ici, sont positifs. «Le secteur belge, et donc aussi wallon, de la Défense est concentré sur quelques niches technologiques pointues, diagnostique Alain De Neve, chercheur à l’Institut royal supérieur de Défense (IRSD). Cette spécialisation permet à ces acteurs d’être reconnus internationalement et de participer un peu partout à des programmes d’achats comme d’innovations.»
Le diagnostic est partagé par Olivier Vanderijst, le CEO de Wallonie Entreprendre (WE), le bras économique du gouvernement wallon. WE est actionnaire dans la FN Herstal (à 100%), la Sonaca (à 92%) ou Safran Aero Boosters (à 31%). «Un petit pays comme la Belgique ne peut pas tout faire mais ces grands acteurs wallons possèdent, chacun dans leur domaine, une expertise reconnue, des compétences techniques, ainsi que des capacités de production.» Pour lui, cette industrie devrait logiquement profiter du réarmement européen actuel. «Elle a su tirer son épingle du jeu, il y a quelques années, lorsque le contexte était beaucoup plus compliqué. Dès lors, on peut penser qu’elle saisira les opportunités dans un marché européen nettement plus porteur.»
John Cockerill Defense, le numéro un wallon, s’est glissé dans le Top 100 des entreprises mondiales de la Défense.
Ce bon positionnement est illustré par la trajectoire suivie par John Cockerill Defense, le numéro un wallon. Cette division fait partie de l’équipementier industriel John Cockerill (ex-CMI). Active au départ dans les tourelles-canons pour blindés sur roues, elle s’est diversifiée. En 2023, elle a englobé les simulateurs de conduite Agueris, puis en 2024 les blindés français Arquus, premier fournisseur de véhicules à l’armée française avec 1.800 employés. Grâce à cela, son chiffre d’affaires atteint désormais le milliard d’euros, lui permettant de se glisser dans le Top 100 des entreprises mondiales de la Défense. Récemment, elle a lancé l’idée d’assembler des véhicules à l’usine de Forest délaissée par Audi.
Les capacités de l’industrie de la Défense wallonne sont-elles suffisantes?
Répondre à la question mériterait une étude, vu que le Vieux Continent a vécu pendant des années dans une situation de désinvestissement. Néanmoins, un élément est sûr: nombre de ces acteurs wallons sont en train d’augmenter leurs moyens de production. Ils le font à l’occasion de commandes passées depuis l’invasion russe en Ukraine.
Exemple phare: le partenariat signé en juin 2024 entre la Défense et la FN Herstal. D’un montant de 1,3 milliard d’euros, il vise à fournir à l’armée belge les munitions de petit calibre Otan (5.56, 7.62 et 12.70 mm) pour les 20 prochaines années. Jusque-là, la Belgique achetait principalement à l’étranger. L’accord permet à la fois «une sécurité d’approvisionnement» et «une autonomie stratégique». Un investissement de 100 millions est en cours dans les usines d’Herstal et de Zutendaal pour le mettre en œuvre.
«Une réflexion devra être menée pour déterminer le type d’équipements dont les pays européens ont collectivement besoin.»
Yannick Quéau
Directeur du Grip.
«Ce partenariat possède en fait quatre volets, précise Henry de Harenne, directeur de la communication du FN Browning Group, dont fait partie la FN Herstal. Il y a la fourniture des munitions mais aussi la maintenance des armes auxquelles elles sont destinées, la digitalisation des stocks au sein des arsenaux et enfin le financement de projets de recherche et développement.» Pour lui, ce type d’accord à long terme est fondamental «car il donne de la perspective et permet d’effectuer les investissements nécessaires. Dans ce cas, il est d’autant plus intéressant qu’il est ouvert à d’autres pays qui peuvent se rajouter.»
Un autre exemple concerne l’usine du français Eurenco, leader européen des explosifs, à Clermont (Engis). Ce site (ex-PB Clermont) est spécialisé dans les poudres sphériques. Un investissement de 80 millions et d’une centaine d’emplois ont été annoncés l’an dernier. L’objectif est de répondre à la forte demande pour reconstituer les stocks de munitions en Europe. Eurenco Clermont vise un doublement de sa production.
Chez Thales Belgium à Herstal, c’est une nouvelle chaîne de production qui fut inaugurée à la mi-2024. Celle-ci permettra de produire cinq fois plus de roquettes de 70 mm à guidage laser, dénommées FZ275 LGR. Employées sur des hélicoptères, blindés, navires ou même drones, elles bénéficient d’une demande croissante en Europe. Elles sont en effet une alternative bon marché aux missiles, tout en étant capables de frapper des cibles jusqu’à dix kilomètres. Le site d’Herstal est le seul à les produire en Europe. Ici, l’investissement est de 20 millions d’euros.
Quelles nouvelles commandes pourrait-elle capter?
C’est trop tôt pour le dire, même si les munitions devraient se trouver en bonne place dans ce réarmement. Car beaucoup d’observateurs l’affirment: «Prévoir des budgets, c’est une chose; savoir à quoi les utiliser, c’en est une autre.» «Une réflexion devra être menée pour déterminer le type d’équipements dont les pays européens ont collectivement besoin», estime Yannick Quéau, le directeur du Grip, le Groupe de recherche et d’information sur la paix. C’est qu’il faut: un, pallier le désengagement américain en Ukraine; deux, reconstituer les stocks de munitions; trois, se doter d’une Défense plus autonome.
Analyse similaire de la part de Clarisse Ramakers (Agoria): «Maintenant que la volonté politique semble partagée sur un réarmement, il faut faire en sorte d’avoir une bonne répartition des tâches entre Européens. Cela signifie distinguer les besoins, coopérer entre acteurs pour atteindre les masses critiques et opérer aux meilleurs coûts.»
Au niveau belge, le ministre de la Défense Theo Francken (N-VA) dit travailler à un plan pour déterminer ces nouveaux investissements. Restent que ces bonnes perspectives n’empêchent pas les écueils: difficultés de recruter, frilosité des banques pour accorder des financements et aux délais de validité trop courts –18 mois– pour les licences d’exportation.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici