
Radine, la Belgique? Pourquoi les dépenses militaires ont terni sa réputation
La Belgique s’apprête à augmenter ses dépenses militaires. Si la réputation de la Défense en tant que telle n’est pas en cause, celle du pays, en tant que mauvais payeur, en a certainement pris un coup. Explications.
Ainsi, la Belgique fait partie des mauvais élèves. Parmi les membres de l’Otan, lorsqu’il s’agit de comptabiliser les dépenses de défense, elle figure bien en queue de peloton. La mise à l’agenda des investissements dans les forces armées, ces dernières semaines, aura révélé le retard accumulé. S’il aime se flageller, le Belge aura pu trouver quelques arguments pour ce satisfaire, dernièrement.
Le pays est-il à ce point pris en défaut que sa réputation, militairement parlant, en est ternie? Ce n’est pas tant la compétence ni la bonne volonté de la Défense à proprement parler dont il est question, mais bien de la solidarité financière de la Belgique en tant qu’allié. La nuance est importante.
L’autonomie stratégique est devenue un nouvel impératif européen. La Commission européenne a officialisé, le 4 mars, son projet de réarmement de l’Europe, supposant la mobilisation de 800 milliards d’euros.
Le gouvernement fédéral belge, dans son accord de coalition, prévoyait une croissance de ses dépenses de défense pour atteindre 2% du PIB à l’horizon 2029 et tendre vers 2,5% en 2034 au plus tard. Le calendrier s’est considérablement resserré. Le Premier ministre Bart De Wever (N-VA), suivi par son ministre de la Défense Theo Francken (N-VA), entend atteindre le seuil de 2% dès cette année, au risque d’arbitrages budgétaires compliqués au sein de l’Arizona. Le ministre du Budget, Vincent Van Peteghem (CD&V), estime qu’il en coûtera 17,2 milliards d’euros sur l’ensemble de la période 2025-2029.
L’ambition, précisément, consistera à se présenter au prochain sommet de l’Otan, fin juin à La Haye, avec cet acquis en poche. «On est des mauvais élèves, a reconnu le Premier ministre, en marge du dernier sommet européen. D’ailleurs, on n’est plus invités à certaines tables», en l’occurrence aux récentes réunions organisées à Paris puis à Londres, sur la coalition de volontaires désireux de s’engager pour le maintien d’un accord de paix en Ukraine.
Loin des fameux 2%
Où se situe la Belgique? Si l’on s’en tient au critère du pourcentage du PIB consacré aux dépenses de défense, la Belgique figure incontestablement parmi les alliés les plus timorés. En 2024, ce pourcentage était de l’ordre de 1,30%, alors que, selon les estimations de l’Otan, la part totale de PIB des pays membres de l’Otan s’élevait à 2,71%. Il faut signaler que les Etats-Unis, seuls, y consacraient 3,38%. En retirant le géant américain du calcul –pays européens et Canada cumulés–, le chiffre doit être ramené à 2,02%.
«On est des mauvais élèves. D’ailleurs, on n’est plus invités à certaines tables.»
La Belgique figure donc sous la moyenne, sachant que les engagements demeurent disparates, y compris entre pays européens. Plusieurs pays Baltes ou d’Europe de l’Est ont considérablement augmenté ces montants depuis l’invasion de l’Ukraine. L’an dernier, pour ne citer que le trio de tête, la Pologne y consacrait 4,12% de son PIB, l’Estonie 3,43% et la Lettonie 3,15%. L’an dernier toujours, seuls le Luxembourg (1,29%), la Slovénie (1,29%) et l’Espagne (1,28%) faisaient «moins bien» que nous, parmi les 31 pays repris dans les données de l’Otan (l’Islande, également membre, ne possède pas de forces armées). On notera aussi que la Belgique était le seul pays membre, avec le Canada, à ne pas respecter la directive de l’Otan, qui veut que les montants soient consacrés au minimum à 20% de dépenses d’équipement.
Si le gouvernement fédéral évoque désormais la barre de 2%, c’est précisément parce que les pays membres de l’alliance s’étaient engagés en 2014 à consacrer cette proportion de leur PIB à la défense. Le Premier ministre d’alors, Elio Di Rupo (PS), faisait partie du lot. Seuls les Etats-Unis, la Grèce et le Royaume-Uni dépassaient ce seuil, à l’époque. Mais l’an dernier, les alliés ayant entre-temps atteint ou dépassé la directive des 2% étaient au nombre de 23.
Les dépenses militaires, un vieux problème
Concernant l’effort belge, les déclarations des dernières semaines se veulent ambitieuses. Mais la difficulté à placer la Défense au cœur des grands enjeux politiques ne date pas d’hier. «On peut remonter jusqu’à la chute du mur de Berlin et le début des années 1990. Puis il y a eu toute cette période où André Flahaut (PS) était ministre de la Défense (NDLR: de 1999 à 2007) avec la mise en place d’une politique du « minimum suffisant ». Progressivement, l’absence de perspective de conflit sur le sol européen a systématiquement conduit à faire de la défense une variable d’ajustement», dénonce le député fédéral Denis Ducarme (MR), impliqué dans cette thématique.
A partir du milieu des années 1980, les ministres successifs de la Défense, qu’ils aient été libéraux, socialistes, sociaux-chrétiens ou nationalistes, ont vu les dépenses opérer une lente courbe descendante, jusqu’à l’aube des années 2020. Durant la première moitié de la décennie 1980, la Belgique a consacré en moyenne 3,3% de son PIB à la défense, se plaçant de la sorte dans la moyenne européenne (3,6%), au beau milieu d’un peloton bien moins fourni, à l’époque. La baisse chronique s’est amorcée à la fin de cette décennie, jusqu’à atteindre 0,88% en 2017.
«L’absence de perspective de conflit sur le sol européen a systématiquement conduit à faire de la défense une variable d’ajustement.»
Sous la houlette de la ministre Ludivine Dedonder (PS), la coalition Vivaldi prévoyait d’atteindre 1,54% de PIB pour 2029. L’Arizona s’avance désormais sur 2% dès cette année, sachant que les exigences de l’Otan pourraient encore être revues à la hausse. A l’épreuve de la réalité, la doctrine a spectaculairement changé.
Une faible culture militaire
«Pour ce qui est de la Belgique, il a toujours fallu faire des choix politiques de coalition. On n’a jamais réussi ces dernières décennies à avoir une vision globale. Mais le constat du désinvestissement n’est pas neuf, il remonte à la période de Guy Coëme (NDLR: PS, ministre de la Défense de 1988 à 1992), puis d’autres, retrace André Dumoulin, chargé de cours honoraire à l’ULiège et chercheur associé à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD). J’ajouterais qu’il n’y a pas en Belgique de grande culture militaire ou stratégique, même s’il peut y avoir de la résilience. Nous ne sommes ni comme les Français, ni comme les Britanniques, par exemple. On n’a pas cet état d’esprit.»
La Belgique, au surplus, abrite sur son territoire une série d’institutions, de l’Union européenne bien sûr, mais aussi le siège de l’Otan, le Shape (quartier général des alliés en Europe), sans oublier la présence d’armes nucléaires américaines à Kleine-Brogel. Ce n’est pas un argument en soi pour justifier un moindre investissement, selon André Dumoulin, mais cela a pu représenter une forme de justificatif implicite.
«Il n’y a pas en Belgique de grande culture militaire ou stratégique, même s’il peut y avoir de la résilience.»
Pas de miracle
«Durant les années 1990, sous Dehaene et avec Leo Delcroix (CD&V) comme ministre de la Défense, il avait été décidé de geler pendant cinq ans les dépenses de défense. La parole n’a pas été tenue, puisque cela a duré sept ans», ironise Wally Struys, professeur émérite à l’Ecole royale militaire (ERM). Pour ce spécialiste de l’économie de la défense, les ambitions nouvelles du gouvernement fédéral sont certes louables, mais ne permettront jamais de résorber le retard accumulé. «On restera derrière la majorité des autres pays membres, on restera en queue de peloton. Et si l’Otan annonce en juin prochain qu’il faut atteindre les 3%, je ne vois pas bien comment on y arrivera.»
Au-delà du pourcentage de PIB, Wally Struys raisonne en tenant compte du pouvoir d’achat de la Défense, incluant donc l’inflation. «Depuis 1983, il a diminué. Ce n’est qu’en 2019 qu’on a assisté à une première augmentation de pouvoir d’achat. Après de nouvelles diminutions, il a augmenté de façon importante en 2022, sous Ludivine Dedonder (PS), avec l’approbation du plan Star», poursuit-il. Il s’agissait alors de définir une série de nouvelles priorités pour la Défense, confirmées par l’Arizona. L’actuel gouvernement, dans son accord, ambitionne notamment de respecter le nombre de 29.100 collaborateurs à l’horizon 2030. A ce jour, sans tenir compte des départs à venir, on n’en est pas loin: 26.389 militaires et 2.702 civils y travaillent.
«On restera derrière la majorité des autres pays membres, on restera en queue de peloton.»
La Belgique, observe Wally Struys, s’est reposée durant près de trois décennies sur ce qu’il est convenu d’appeler «les dividendes de la paix», selon cette formule attribuée à Laurent Fabius, selon laquelle les pays occidentaux allaient pouvoir consacrer les budgets historiquement alloués aux armées à d’autres fins.
Quant au redressement des dernières années, «ce n’est qu’en 2018, que nous avons enfin commencé à acheter du matériel majeur», dont les fameux F-35 qui continuent de faire couler beaucoup d’encre. «C’est très bien, mais ce sont des achats qui s’inscrivent dans le temps long, indique également André Dumoulin. Rendre l’armée plus efficiente, cela prend du temps, beaucoup de temps.»
Réputation ternie?
Est-ce la réputation-même de la Défense belge dont il est question? Il existe, selon les interlocuteurs, une large palette de réponses à cette question.
«On a rebasculé dans une dynamique positive, avec des investissements programmés de neuf milliards sous le gouvernement Michel et onze milliards sous la Vivaldi, rappelle Denis Ducarme. Mais soyons clairs: à force d’avoir fait de cet enjeu une variable d’ajustement, on a loupé une série de trains. Là, on en est véritablement à la corde.» Si bien, estime le libéral, que le risque est grand de ne plus être pris au sérieux.
Ministre de la Défense sous la Vivaldi, dès 2020, Ludivine Dedonder (PS) tempère fortement. «Sous le gouvernement Michel, on n’était même pas à 1% du PIB. Nous avons fixé un cap à 1,54% et ce, avant l’invasion de l’Ukraine. Le choix a été fait de réinvestir dans le département, dans le personnel, de mettre le plan Star sur pied, de soutenir l’industrie de sécurité et de défense, etc. Nous avons participé aux projets européens, nous avons soutenu l’Ukraine», énumère-t-elle. Et la socialiste l’affirme: de problèmes de réputation, il n’a jamais vraiment été question. «Lors des réunions avec les grands dirigeants, nous n’étions pas pointés du doigt», bien que les Etats-Unis réclament de longue date une plus grande participation des «mauvais élèves» de l’Otan.
«La Belgique n’a pas le couteau sous la gorge, estime André Dumoulin. Chaque pays est souverain, on ne peut pas être contraints. Mais il peut y avoir d’autres formes de pression, comme le fait de ne pas être convié aux réunions internationales.»
«Si la réputation de la Belgique a pu se dégrader ces dernières années, c’est essentiellement en raison de son manque de solidarité financière», confirme Wally Struys. Une forme de mauvaise humeur, en quelque sorte, qui peut commencer à se faire sentir, au-delà des dirigeants politiques, entre interlocuteurs militaires à l’échelle internationale.
Les Belges appréciés
Parce que, s’accordent à dire les experts, la Défense belge en tant que telle est historiquement appréciée par les autres forces armées. «Un grand sens de la débrouillardise, même si le matériel laisse parfois à désirer», entend-on d’ailleurs, sourire en coin.
«Le désarmement structurel a enlevé des pans entiers de moyens à la Défense, sans doute. Mais la Belgique a développé des niches capacitaires, comme les forces spéciales, le déminage ou encore les pilotes de chasse, dont la réputation dépasse largement les frontières, cite André Dumoulin. La Belgique, qui n’est pas un géant, se pense dans une logique d’alliance. Elle fait ce qu’elle peut en fonction de ses moyens et apporte sa contribution, en collaboration avec les autres.»
«En passant pour les mauvais payeurs, la réputation a pu se dégrader, estime Wally Struys. Mais en opération, tout s’est toujours bien passé. La formation est excellente en Belgique, le professionnalisme est de mise. Des partenariats se sont établis avec les Pays-Bas pour la marine, avec la France pour la capacité motorisée (CaMo), tout cela se passe très bien.» Sans oublier, insiste également le professeur émérite à l’ERM, «nos pilotes de F-16, qui sont vraiment le nec plus ultra».
De quoi rassurer, probablement, ceux qui émettraient des craintes sur la capacité de la Belgique à prendre part à de futurs partenariats des plus stratégiques, au premier rang desquels la fameuse coalition des volontaires.
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