Le sommet du 6 mars a tracé des pistes pour le financement d’un accroissement des budgets de défense au sein de l’Union européenne. © GETTY

Défense de l’Europe et de l’Ukraine: «Le plan Rearm Europe ne change pas radicalement la donne»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’Union européenne ne reproduit pas le système mis en place pour l’achat des vaccins qui avait fait ses preuves, déplore le spécialiste des questions internationales Pierre Haroche.

Pierre Haroche est maître de conférences en politique européenne et internationale à l’université catholique de Lille. Il a publié Dans la forge du monde. Comment le choc des puissances façonne l’Europe (Fayard, 2024). Il analyse les initiatives prises par les Européens en matière de défense pour pallier le désengagement américain en Europe, et singulièrement en Ukraine.

Le plan Rearm Europe adopté par l’Union européenne marque-t-il un tournant dans l’édification d’une défense européenne?

Non, pas vraiment. Les mesures que contient ce plan restent d’ambition très limitée. Analysez le montant affiché, les 800 milliards d’euros. Ce n’est pas comme si les Européens mettaient 800 milliards dans un pot commun et les dépensaient ensemble. Sur un montant de 650 milliards, on laisse aux Etats membres des marges de manœuvre budgétaires en les contraignant un peu moins sur les critères de convergence qui imposent des limites à leur déficit public ou à leur endettement. Et, à propos des 150 milliards censés représenter la partie la plus tangible du plan, il s’agit d’une possibilité d’emprunt. C’est-à-dire que personne n’oblige les Etats membres à le faire. Il est possible que ces 150 milliards ne soient pas utilisés entièrement, ou pas par tout le monde. Ensuite, la logique de l’achat d’armes qui prévaut dans Rearm Europe est très décentralisée. Chaque pays en achète de son côté, en passant des contrats en son nom, avec un calendrier qui lui est propre. Pour moi, l’horizon réellement ambitieux aurait été, comme l’avait indiqué en février 2023 Kaja Kallas, alors Première ministre estonienne avant de devenir haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, de procéder comme avec les vaccins: mettre en place un pot commun et donner un mandat à une autorité européenne afin d’acheter pour tout le monde. On n’en est pas du tout là. Les défauts d’un système qui accorde plus de flexibilité aux dépenses nationales afin que chaque Etat achète de son côté sont bien connus. Au moment de son entrée en fonction, en décembre 2024, le commissaire européen à la Défense, le lituanien Andrius Kubilius, les avait pointés: c’est un système très lent, très incrémental, générant des économies d’échelle limitées, et ne donnant pas à l’industrie une visibilité claire pour accroître et accélérer sa production. Ces problèmes sont toujours d’actualité avec Rearm Europe. On n’est pas dans un saut qualitatif, ni quantitatif. Je ne dis pas que c’est une mauvaise décision. Beaucoup d’Etats demandaient des mesures pour pouvoir augmenter leurs dépenses de défense rapidement. Cela va dans le bon sens. Mais il est difficile d’imaginer cela comme un tournant.

Vu la pression des Etats-Unis au sein de l’Otan, les pays ne profiteront-ils pas de cette occasion pour augmenter leur budget de défense?

Bien sûr, ils peuvent en profiter. Mais ce n’est pas comme si on leur donnait de l’argent. On leur donne la possibilité d’emprunter. D’ailleurs, des pays augmenteront probablement leur budget de défense sans emprunter à l’Union européenne. Même cette augmentation de budget n’est qu’une augmentation comptable. Très bien. Mais si l’enjeu est d’être efficace sur les plans de la capacité et de la disponibilité, on a toujours les mêmes problèmes qu’avant. Evidemment, cela contribue à une capacité de dépenses de défense supérieure. Mais cela ne va pas très loin. Ce n’est pas une révolution. Je ne pense pas qu’il faille attendre que le plan Rearm Europe change radicalement la donne. On peut néanmoins espérer que le livre blanc qui sera présenté le 19 mars par la Commission européenne, lui, pose sur la table des mesures qui aillent plus loin. On peut imaginer une articulation entre l’immédiat, avec des dispositions donnant un peu de souplesse aux dépenses nationales, et le moyen terme, avec des mesures plus structurelles qui mettraient en place des instruments plus solides à l’échelon de l’Union européenne. Je l’ignore, mais c’est possible.

Dans Rearm Europe, il manque un organe central pour mutualiser les achats d’armes comme il avait existé pour les vaccins contre le Covid. © GETTY
«Si l’enjeu est d’être efficace en capacité et disponibilité, on a toujours les mêmes problèmes qu’avant.»

Dans le plan Rearm Europe, manque-t-il notamment un organe centralisateur qui détermine qui achète quoi et à quelles fins?

Il manque un organe centralisateur qui, simplement, agrège les achats. C’est ce qui avait été fait pour les vaccins. La Commission européenne jouait ce rôle. Pour des armes, cela pourrait être un autre acteur que la Commission. Une centralisation est importante au moins pour certaines catégories d’équipements consommables. Or, la liste des priorités établies par la Commission pour Rearm Europe en comprend beaucoup. Des munitions, des missiles antiaériens, des drones, des systèmes antidrones sont des équipements dont on a besoin par millions… On a constaté les défauts d’un système décentralisé au moment de l’initiative sur les munitions lancée en 2023. L’objectif était de livrer un million de munitions à l’Ukraine. Chaque Etat devait y contribuer et pouvait passer un contrat de son côté. Ainsi, il n’y avait pas d’économies d’échelle ni de capacité accrue de négociation face à l’industrie. Au bout d’un an, on a réalisé qu’on n’avait pas le compte. On a missionné de façon informelle la République tchèque pour compléter le volume des munitions sur le marché international… A un certain moment, elle a jugé que trop peu d’Etats alimentaient les commandes pour parvenir à en acheter suffisamment sur le marché international. Résultat: on a mis deux fois plus de temps pour arriver au million de munitions promis. Cela n’a rien de surprenant. A 27, il est beaucoup plus difficile d’atteindre l’objectif fixé en travaillant de façon décentralisée plutôt qu’en mettant en place une stratégie et un fonds communs, qui permettent d’agir de manière plus rapide, de répondre plus efficacement aux attentes de l’industrie, et de réaliser des économies d’échelle. Ce serait là le vrai saut qualitatif et quantitatif. Mon espoir est qu’on y arrive. Je sais que toutes les décisions ne se prennent pas d’un coup, que, parfois, on tâtonne, et que les décisions plus solides se prennent progressivement. Mais il ne faut pas se satisfaire simplement de ce qui a été proposé dans le plan Rearm Europe.

Pierre Haroche, spécialiste des questions de défense. © DR
«C’est à cause des Etats-Unis que le scénario franco-britannique pour l’Ukraine se dessine aujourd’hui hors de l’Otan.»

Ces tâtonnements ne reflètent-ils pas la difficulté pour les Etats nationaux de déléguer la compétence de la défense à l’Union européenne?

Oui, mais j’ai envie de dire que c’est surtout le fait des administrations nationales plus que des Etats. On observe souvent un décalage entre les grandes ambitions politiques posées par les dirigeants, aujourd’hui Emmanuel Macron ou le futur chancelier allemand Friedrich Merz, et leur traduction par les ministères de la Défense. C’est un phénomène assez naturel. Ils sont plus conservateurs. Ils veulent garder leurs prérogatives. C’est la raison pour laquelle il est important de politiser ce débat. Il faut un débat qui se tienne entre dirigeants devant l’opinion publique européenne qui, maintenant, a quand même conscience que l’on est face une crise d’une grande gravité. C’est à ce niveau-là que doivent se prendre les grandes initiatives. Dans un autre domaine, la possibilité de faire un emprunt commun européen au moment de la crise du Covid a été initiée par un accord entre Emmanuel Macron et Angela Merkel. La décision n’a pas été prise à l’échelon des ministres des Finances ou des administrations.

Un engagement à deux vitesses n’est-il pas inéluctable, notamment entre les pays disposés à augmenter leur budget de défense, et ceux prêts à déployer des hommes sur le terrain ukrainien en cas d’accord de cessez-le-feu?

Ce sont deux choses différentes. L’achat d’équipements n’est pas la même chose que la décision opérationnelle d’envoyer des troupes en Ukraine. Et ce n’est pas le duo franco-britannique qui établira un budget pour la coalition des volontaires qui se déploiera en Ukraine. L’UE peut très bien aider les Etats membres, qu’ils envoient des hommes en Ukraine ou pas, à remplir leurs stocks et à augmenter leurs capacités. Il faut distinguer d’une part le débat capacitaire, dans lequel l’Union européenne peut jouer un rôle, et joue de plus en plus un rôle depuis l’instauration du Fonds européen de défense lancé à l’époque de Jean-Claude Juncker (NDLR: président de la Commission européenne de 2014 à 2019) jusqu’à aujourd’hui, même si on peut toujours regretter que cela n’aille pas assez vite, et, d’autre part, l’enjeu opérationnel où la question est de savoir où l’on place les troupes et comment. Si elle existe, la concurrence organisationnelle liée à la question de la coalition en Ukraine ne s’opère pas avec l’Union européenne, qui traditionnellement ne coordonne pas des troupes pour défendre le continent européen, mais plutôt avec l’Otan. C’est la mission de l’Otan de coordonner des troupes sur le flanc est face à la Russie. Si le scénario franco-britannique se dessine aujourd’hui hors de l’Otan, c’est parce que les Etats-Unis ne veulent pas que l’Alliance atlantique soit impliquée directement ou indirectement dans les garanties de sécurité à l’Ukraine…    

 

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