Défense : les « coûts cachés » du F-35 alourdissent l’addition pour la Belgique
La livraison du premier F-35 belge est annoncée pour la fin 2023. La note des nouveaux avions de combat s’avère beaucoup plus salée que prévu. Les coûts d’achat et d’utilisation des 34 appareils doivent être revus à la hausse et de nombreux autres frais sont à prendre en compte.
La future monture des pilotes de chasse de la Force aérienne belge prend forme au Texas. Le premier des 34 avions de combat F-35A Lightning II commandés par la Belgique est en cours de fabrication sur la chaîne d’assemblage du groupe Lockheed Martin à Fort Worth, près de Dallas. La construction de l’aile centrale et des caissons externes de voilure avait débuté cet été à Cameri (nord de l’Italie), dans l’usine du groupe Leonardo, partenaire industriel du programme.
La Défense prévoit la livraison de cet appareil pour la fin 2023. Les avions aux couleurs belges resteront d’abord stationnés aux Etats-Unis, sur la base de Luke, près de Phoenix (Arizona), pour la formation des pilotes et mécaniciens. La base de Florennes accueillera ses premiers F-35 en 2025. Les livraisons s’étaleront jusqu’en 2030, au rythme de quatre avions par an (cinq en 2028 et 2029). La moitié de la flotte sera basée à Kleine-Brogel (Limbourg), où doivent arriver sous peu les nouvelles bombes nucléaires américaines B61-12, potentiellement utilisables par les F-35 en vertu du « partage du fardeau nucléaire » entre alliés.
L’achat de drones accompagnateurs, de bombes et de missiles doit aussi être comptabilisé.
Toujours plus de membres au sein du « club F-35 »
Le F-35A acheté par la Belgique est la version standard de l’avion américain, optimisé pour l’attaque au sol (la variante « B » est à décollages et atterrissages verticaux et la « C », destinée à l’US Navy, opère depuis des porte-avions). Déjà en service dans l’armée US et dans neuf pays alliés ou partenaires des Etats-Unis – le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas, la Norvège, le Danemark, Israël, l’Australie, le Japon et la Corée du Sud -, le chasseur furtif de cinquième génération a balayé la concurrence européenne.
Le « club F-35 » ne cesse de s’agrandir : après les commandes de la Pologne, de la Finlande, de Singapour et de la Belgique, la Suisse a signé, en septembre dernier, un contrat controversé d’achat de 36 appareils (deux de plus que la Belgique, pour un montant de plus de 6 milliards de francs suisses, soit 6,3 milliards d’euros). Dans la foulée, l’Allemagne, la Grèce, l’Espagne et la République tchèque manifestent à leur tour leur intention d’acquérir l’avion. Lockheed Martin s’attend à ce que plus de 550 F-35 soient stationnés en Europe d’ici 2030, y compris ceux de l’US Air Force basés en Angleterre.
Pas de nouvelle commande, assure Ludivine Dedonder
A plusieurs reprises, l’Otan a pressé la Belgique de remplacer sa cinquantaine de F-16 vieillissants par 45 F-35, soit 11 de plus que la commande passée par le gouvernement de Charles Michel en octobre 2018. La demande de l’Alliance figure dans le Nato Defence Planning Process (NDPP), le programme de planification de l’organisation, qui assigne aux pays membres une série d’objectifs capacitaires. Mais le gouvernement belge a fait la sourde oreille. Approuvé en juin dernier, le plan Star, qui fixe les acquisitions belges de matériels militaires jusqu’en 2030, ne prévoit pas de commande supplémentaire de F-35. « Il n’est pas question d’envisager un tel achat », nous confirme Ludivine Dedonder (PS), la ministre de la Défense.
La Belgique a fait l’acquisition de ses F-35 « sur étagère », ce qui signifie qu’elle n’a pas participé, au début des années 2 000, au financement du développement de l’avion de combat, à la différence de pays comme l’Italie ou le Royaume-Uni. En conséquence, les retombées économiques sont faibles pour l’industrie belge. Et elles se font attendre. Selon des documents fournis par le SPF Economie, le retour sur investissement était, en juin dernier, d’à peine 700 millions d’euros, soit moins de 20 % des 3,69 milliards d’euros promis par l’ancien ministre de l’Economie Kris Peeters. Le SPF Economie table tout de même sur un rendement total de quelque 1,85 milliard d’euros.
Sauf exceptions, pas d’accès à la maintenance et au code source
Les règles américaines de protection des technologies limitent les compensations industrielles pour les pays partenaires, une situation dénoncée tout récemment par les industriels allemands. Ils déplorent leur mise à l’écart de la maintenance des futurs F-35A de la Luftwaffe et la perte de souveraineté nationale et d’autonomie d’action liée au contrat. Lockheed Martin et le Pentagone ont la main sur les serveurs et les performances informatiques des avions. Le F-35 est un programme global, d’où la difficulté pour les clients d’accéder à la maintenance. C’est aussi un « système de système », ce qui conduit à l’équiper quasi exclusivement d’armes américaines.
A de rares exceptions près, les clients étrangers, même ceux qui ont participé au financement du développement du F-35, n’ont pas accès au code source des systèmes de l’avion, qui permet notamment l’intégration des supports de nouvelles armes. Israël, allié privilégié des Etats-Unis, a eu un accès partiel au code source, grâce auquel l’Etat hébreux a pu installer sa propre électronique de bord. Le Royaume-Uni a dû batailler pour pouvoir disposer de quelques lignes de code afin d’intégrer le missile anti-aérien longue portée européen Meteor.
Une «Ferrari du dimanche» peu adaptée aux besoins belges ?
En Belgique comme dans d’autres pays, les performances et la fiabilité de l’avion de combat polyvalent, le coût d’exploitation de l’appareil et sa durée de vie réelle n’ont cessé de faire débat. Un rapport du Pentagone, révélé en janvier 2021, pointait les déficiences matérielles et de logiciels du F-35, programme militaire le plus coûteux de l’histoire des Etats-Unis. Le président de la commission des forces armées de la Chambre des représentants américaine, le démocrate Adam Smith, a demandé d’« arrêter de jeter de l’argent dans ce trou à rats ». En mars 2021, le général Charles Brown, chef d’état-major de l’US Air Force, comparait le F-35 à une Ferrari, «voiture du dimanche pas très adaptée pour se rendre chaque jour au travail». Selon lui, ce chasseur «haut de gamme» ne convient pas vraiment pour les opérations «bas de gamme».
D’après certains spécialistes, le F-35 ne répond pas aux besoins de la force aérienne belge, dont les avions de chasse sont surtout chargés de missions de «police de l’air» (en jargon, Enhanced Air Policing Mission). Ainsi, les F-16 belges, très sollicités en zone baltique et est-européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine, assurent la surveillance de l’espace aérien de partenaires de l’Alliance (identification et interception d’avions militaires non-Otan) «Or, le F-35 est un chasseur-bombardier furtif dont la vocation est plutôt de pénétrer les défenses adverses et de les détruire, prévient un expert militaire. C’est, par essence, un avion d’attaque et de dissuasion, et non un avion défensif, comme certains l’ont présenté en 2018.»
Le coût d’achat des avions revu à la hausse
Pas question pour autant de rouvrir le dossier: en mars 2021, la ministre Ludivine Dedonder (PS) signalait que 600 millions d’euros avaient déjà été payés par la Belgique pour l’acquisition du F-35, somme qui serait perdue en cas de rupture du contrat.
L’achat pèse lourd dans le budget de la Défense. Premier poste: le prix d’achat des avions, plus élevé que les 3,6 milliards d’euros annoncés depuis 2018. En commission défense de la Chambre, la ministre indique désormais un «montant en attribution de 4,9 milliards», dont quatre milliards pour les investissements et 900 millions pour le volet fonctionnement. «Ce montant ne couvre pas les dépenses liées au personnel, au carburant, à l’infrastructure et aux systèmes ou services connexes», précise Ludivine Dedonder.
A ce montant, il faut ajouter 238 millions d’euros, déjà inscrits dans le plan Star, pour la poursuite du développement des capacités du F-35 au cours de la période 2031-2035 (les adaptations sont gratuites jusqu’en 2030). Sur quarante ans, la durée du programme, ces mises à jour successives pourraient coûter pas moins de 1,4 milliard d’euros, calcule le député fédéral Georges Dallemagne (Les Engagés), membre de la commission défense de la Chambre.
Les premiers F-35 livrés devront être remotorisés vers 2030
«Il faudra aussi débloquer un budget pour la remotorisation de la flotte, prévue vers 2030, ajoute le député. L’opération devrait coûter dix à vingt millions par appareil.» Réplique de la ministre de la Défense: «Les avions destinés à la Belgique seront livrés avec un moteur de la version la plus récente et ce, sans coût supplémentaire.» A voir. Le développement du nouveau standard «Block 4» du F-35 a pris du retard. Ce réacteur ne sera pas disponible avant 2028-2030, soit en fin de livraison des appareils belges. Les avions en sortie de chaîne bénéficieront de cette nouvelle motorisation, mais les précédents devront être remotorisés. «Sauf à se retrouver avec deux miniflottes aux spécifications techniques différentes, la Belgique devra payer pour que tous ses F-35 aient le dernier standard», estime un spécialiste du dossier.
Le taux d’attrition de la flotte belge, lié aux pertes éventuelles au combat ou par accident, doit également être pris en compte. «A ce jour, le taux de perte du F-35, déjà en service dans l’armée américaine et une dizaine de pays alliés ou partenaires, n’est pas significativement plus bas que ceux du Rafale français ou de l’Eurofighter européen», indique notre expert. «En quarante ans d’utilisation du F-35, la Belgique devra vraisemblablement acquérir au moins cinq appareils de plus, soit un budget de 400 millions d’euros minimum», prévient Georges Dallemagne.
Plus de 100 millions d’euros de participation au développement de drones « accompagnateurs »
La Belgique devra aussi doter ses F-35 de 20 à 25 drones «accompagnateurs». Leur fonction est le brouillage électronique de l’ennemi, le renseignement, mais aussi la frappe de cibles au sol ou en l’air (ce qui contredit la position actuelle du gouvernement fédéral selon laquelle les drones achetés par la Belgique doivent être non armés). Un montant de 102 millions d’euros est prévu dans le plan Star pour la participation belge au développement de ce matériel, qui arrivera à maturité au plus tôt vers 2030. Un «achat européen», prôné par la ministre Dedonder, est illusoire, nous glisse une source militaire: «Les drones accompagnateurs reposeront sur une technologie US et seront sous contrôle américain.» Ces appareils devront être renouvelés au cours du temps, «ce qui pourrait coûter environ 800 millions d’euros sur quarante ans», selon le député Georges Dallemagne.
Au budget de fonctionnement s’ajoutent des coûts liés aux télécommunications.
Rarement mentionné, le coût d’achat des missiles et bombes qui armeront le F-35 doit, lui aussi, être comptabilisé. Un premier jalon, estimé à 380 millions de dollars, vient d’être posé pour l’armement primaire des nouveaux avions: le département d’Etat a approuvé, le 8 novembre, la vente à la Belgique de missiles air-air avancés à moyenne portée (AIM-120C-8) et d’équipements connexes. A ce budget s’ajoutent des coûts «cachés» liés à l’électronique. «Le F-35 est un système entièrement géré par les Etats-Unis, note un expert. Il faudra donc acheter aux Américains de la bande passante et une participation à leurs programmes de télécommunication.»
Les pilotes voleront moins, vu le prix de l’heure de vol sur un F-35
Autre poste: le coût du F-35 par heure de vol, estimé par la Défense à trente mille euros (quarante mille euros, selon les Pays-Bas), frais de personnel, d’appui et d’infrastructure compris. Ce montant risque toutefois d’augmenter «en raison de l’inflation et de l’augmentation du coût du carburant», reconnaît la ministre Dedonder. De plus, le calcul ne prend pas en compte les frais de mises à jour de l’avion. Avec une moyenne annuelle de huit mille heures de vol, le budget d’utilisation des F-35 pendant quarante ans «peut être estimé à 9,6 milliards d’euros», estime Dallemagne.
Une certitude: le coût d’une heure de vol est plus élevé sur un F-35 que sur un F-16 (vingt mille euros). Néanmoins, la Défense assure que les coûts d’exploitation des deux appareils seront comparables, soit environ 250 millions d’euros par an. Explication: le nouvel avion volera 30% de temps en moins que son prédécesseur, grâce au recours au simulateur (la Belgique a acheté huit simulateurs de vol, quatre par base aérienne). Toutefois, un programme de vol réduit à ce point ne permettrait pas, selon certains spécialistes, de respecter la norme minimale fixée par l’Otan. Sur le plan financier, les postes data centers et simulation en ligne (compétences et infrastructures) correspondent, dans le plan Star, à une dépense de 321,48 millions d’euros pour la période 2027-2030.
Complexes deux fois plus chers et « coûts cachés » à rajouter
Ce n’est pas tout. Deux complexes ultrasécurisés dédiés aux F-35 doivent être construits, l’un sur la base de Florennes – livraison provisoire des bâtiments prévue à l’été 2024 –, l’autre sur celle de Kleine-Brogel. L’ entreprise de génie civil Jan De Nul et les agences d’ingénierie Arcadis et Burns & McDonnell ont obtenu le contrat. Ce consortium belgo-néerlando-américain sera responsable de la conception et de la réalisation des infrastructures, mais aussi de leur entretien pendant dix ans après la livraison. Le coût total de l’opération est estimé aujourd’hui à 600 millions d’euros, le double du budget initialement prévu par l’armée. Pour pouvoir régler la note, la Défense est contrainte d’étaler dans le temps de nombreux autres investissements.
Autre coût caché: une joint-venture a été mise sur pied pour pouvoir fabriquer, en Belgique, des empennages horizontaux de F-35. Appelée BeLightning, elle est composée de trois firmes aéronautiques (Asco, Sabca et Sonaca) et de la Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI), bras financier de l’Etat fédéral. En avril 2021, le gouvernement fédéral a décidé de transférer 135 millions de crédits de la Défense à cette coentreprise, pour lui donner un coup de pouce. L’année précédente, le holding public SFPI avait, associé à Sabena Aerospace, racheté à Dassault les 96,85% que l’entreprise française détenait dans la Sabca.
Le coût total passerait de 12,5 à près de 20 milliards d’euros
En avril 2019, le général Van Pee, qui a dirigé la procédure de remplacement des F-16 belges, évaluait le coût total du programme F-35 sur quarante ans à 12,5 milliards d’euros. D’après les calculs de Georges Dallemagne, ce budget pourrait, en réalité, approcher les vingt milliards. «A lui seul, le coût des avions, des heures de vol et des infrastructures dépasse quinze milliards d’euros, assure le député. Le programme sera bien plus onéreux que la ‘‘bonne affaire’’ vantée par la Défense il y a trois ans.»
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