Hervé Hasquin
Déboulonner les statues? Hélas, une banalité! (carte blanche)
« C’est la traduction d’une volonté de régénérescence de l’espace public, écrit l’académicien Hervé Hasquin. On le « nettoie » pour façonner de nouveaiux imaginaires sociaux. Une façon simpliste de faire justice, de se venger. »
La sarabande se poursuit. Une statue de Léopold II vient de disparaître à Enghien! Plus celle du « roi-souverain » du Congo que celle du Saxe-Cobourg-Gotha, roi des Belges, bon vivant, macho, obsédé par le devenir économique et industriel de son petit pays.
S’en étonner? S’en émouvoir? Sans doute, les atteintes au patrimoine, édifices ou oeuvres artistiques, sont toujours regrettables. Mais la nature humaine reste ce qu’elle est depuis des millénaires. « Vandalismes » apparaît dans la langue française en 1793. L’année suivante, l’abbé Grégoire (1750-1831) le popularise dans un célèbre discours à l’Assemblée nationale. Il dénonce les destructions commises au détriment des « objets nationaux qui n’étant à personne, sont la propriété de tous ». L’homme mérite le respect. Il a oeuvré de manière décisive dans les années 1790 à l’émancipation des Juifs et à l’abolition de l’esclavage. Ainsi qu’il explique « je créai le mot pour tuer la chose ». Y-a-t-il en effet pire référence que celle qui renvoie aux Vandales, ces tribus germaniques d’Europe de l’Est? Par leurs pillages, elles ont défrayé la chroniqe des premiers siècles de notre ère.
L’iconoclasme, ou bris d’images, relève de la même catégorie. D’abord effacer la représentation religieuse, parfois concurrente, par excès de rigorisme. L’invention du concept est byzantine. Aux VIIIème et IXème siècles. En l’occurence, la représentation et la vénération des images du Christ, des saints, sont prohibés comme idolâtres.
Le phénomène religieux marque les esprits. Ainsi de la basilique Sainte-Sophie édifiée à l’initiative de l’empereur Justinien au VIème siècle. La prise de Constantinople par les Ottomans en 1453 change son destin. Elle devient mosquée. Atatürk, en froid avec l’Islam, la transforme en musée en 1934. Erdogan la rouvre au culte musulman en 2020! La mosquée de Cordoue (VIIIème siècle), construite à la place d’une basilique chrétienne (IVème siècle), devient cathédrale en 1236 après la « reconquista » catholique du sud de l’Espagne. Elle est en partie défigurée au XVIème siècle pour y édifier une « chapelle majeure » ! Plus récemment. En 2001, le sort réservé par les Talibans aux Bouddhas de Bâmiyân (Afghanistan). En 2012, la destruction de mausolées à Tombouctou (Mali), considérés commme impies par des traditionnalistes wahhabites …
La glorification de la Raison, la haine d’une Eglise considérée comme oppressive conduit par exemple à la démolition de la cathédrale Saint-Lambert à Liège à partir de 1794. L’aversion à l’égard des religions a amené les régimes communistes à faire disparaître des dizaines de milliers de sanctuaires.
Haro sur les emblèmes du passé! Eradiquer leur souvenir dans l’imaginaire collectif. Une attitude qui se retrouve dans toutes les civilisations. Aujourd’hui, l’éthnonationalisme hindou fait des ravages en Inde. Tout entreprendre pour faire oublier le Pandit Nehru, décédé en 1964. Le fondateur de l’Etat indien moderne et laïque. L’actuel premier ministre Narendra Modi laisse éclater son national-populisme xénophobe dans son Etat natal du Gujarat. Il s’agit en l’occurence de promouvoir la mémoire du « véritable » fondateur du pays. Originaire comme lui du Gujarat. Sardar Patel, qui fut ministre de l’intérieur, vient d’être glorifié en 2018 par la plus grande statue au monde ! 182 mètres, 240 avec le socle. Plus de deux fois la statue de la Liberté new-yorkaise.
Partout, ces dernières années, le parti de Modi part à « la reconquête de l’histoire de l’Inde ». Même le temple du Taj Mahal – Etat d’Uttar Pradesh – en fait les frais. Le monument n’est pas indien ! Construit à l’initiative de musulmans en 1643 ! Une raison suffisante de le faire oublier le plus possible. L’Uttar Pradesh le retire de ses brochures touristiques. Comble du scandale : il aurait été construit sur les ruines d’un temple hindou … On peut invoquer une autre forme de « cannibalisation » de l’espace public. Longtemps à Belfast (Irlande du nord) le « street art » matérialisa la haine religieuse entre quartiers catholiques et protestants …
Bref. Statues déboulonnées. Décapitées. Portraits lacérés. Autant de formes d’opposition. Soit à un potentat détesté (le Shah en Iran, Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Egypte, Kadhafi en Lybie, etc). Entre 2009 et 2013, douze statues de Lénine sont ou détruites ou décapitées, ou taguées en Ukraine. Soit à une religion ou philosophie honnie (le besoin de métaux amène le régime de Vichy à faire fondre des centaines de monuments, notamment ceux commémorant les philosophes des Lumières). Soit à un ordre social devenu intolérable. C’est la traduction d’une volonté de régénérescence de l’espace public. On le « nettoie » pour façonner de nouveaiux imaginaires sociaux. Une façon simpliste de faire justice, de se venger. Une conviction aussi. Rendre irréversible un changement de régime dont on craint qu’il ne soit interrompu. En pleine « destalinisation », Stalingrad devient Volgograd en 1961 !
Au fil du temps, l’objet de haine devient relique. Une pierre de la Bastille ou du Mur de Berlin, cela vaut cher … Des parcs-musées de la statuaire de l’ère soviétique ont vu le jour à Moscou, Budapest, Sofia …
Parfois avec des arrière-pensées …
Hervé Hasquin
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