De plus en plus de fugues en Belgique : «J’ai passé mon adolescence à dormir sous les ponts»
Ça commence par une fugue, puis une autre. Avant la vie dans la rue. Les mineurs en rupture perdent peu à peu tout lien social. Sarah raconte son expérience de l’errance.
«Ce que j’ai vécu, je ne le souhaite à personne. Mais c’est une leçon de vie. Certains ont, comme moi, été battus pendant leur enfance, ou ont subi des attouchements. Il y a tellement de manières de détruire l’innocence d’une personne. D’autres n’ont rien vécu de tout cela. Ce que je regrette le plus, c’est de ne pas avoir eu d’enfance. J’ai commencé à fumer de l’herbe à 13 ans, puis je suis devenue alcoolique. Mon adolescence, je l’ai passée à dormir dans la rue, sous les ponts. Ce n’était pas la joie. Mais j’en suis sortie. Je n’oserais pas dire que ça va, j’aurais trop peur de m’attirer de mauvaises ondes. Mais disons que ça peut aller.»
L’histoire de Sarah (nom d’emprunt) est celle d’une jeune en errance. En rupture. Une parmi tant d’autres. L’histoire d’un corps de 19 ans marqué par la maltraitance et d’une âme hantée par la violence. C’est aussi l’histoire d’un échec. Celui d’une société dans laquelle des enfants en arrivent à faire des fugues à répétition, à dormir dans des cages d’escalier, des parcs, des squats. Parce qu’ils ont fugué, parce que leurs parents les ont jetés à la rue. Ou parce qu’aucune structure sécurisante ni adaptée à leurs besoins n’a pu les accueillir.
«Des jeunes comme Sarah, on en voit beaucoup. Bien plus qu’avant. Les situations sont de plus en plus dramatiques», alerte l’association SOS Jeunes Quartier Libre, en première ligne. Ces ados en rupture n’ont plus confiance ni en l’adulte, ni en la justice, ni dans le système social. Ils souffrent souvent de problèmes psy, d’addictions. Malgré tout, ils cherchent à retrouver une place dans la société.
Je ne pesais plus que 39 kilos. Je ne sais plus trop à quoi j’occupais mes journées.
Sarah avait 14 ans lors de sa première fugue. Cinq ans plus tard, il lui arrive encore de disparaître deux semaines, parfois trois, quand ça ne va plus très bien dans sa tête. Quand elle a besoin «de respirer».
«Ne reviens pas»
«La première fois, c’était quand je vivais avec ma mère, se souvient-elle. On se disputait en permanence. Ça a toujours été la guerre. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été suivie par un centre psycho-médico-social ou un psy en raison des problèmes familiaux. Un jour, ma mère m’a dit qu’elle ne voulait plus de moi chez elle. Je lui ai répondu qu’elle ne me reverrait plus. J’ai pris quelques affaires de toilette et je suis partie. Je voulais qu’elle comprenne qu’elle était allée trop loin.»
Avec quelques amis du quartier avec qui elle a grandi, l’ado prend la route des Pays-Bas. Ensemble, ils louent un appartement pour deux semaines avec la carte de banque que Sarah a «empruntée» à sa maman. «Je me suis dit c’est donnant- donnant. Je pars mais avec de l’argent. Je me suis fait plaise.» Ses journées de l’autre côté de la frontière, Sarah les passe à fumer l’herbe et le shit que ses copains majeurs rapportent du coffee shop et à consommer de la codéine. A se battre aussi. «On pratiquait tous le MMA (NDLR: les arts martiaux mixtes). On s’entraînait énormément. Il y avait aussi des journées plus chill: on restait devant la télé ou on sortait manger. J’avais l’impression d’être en voyage scolaire avec mes cousins.»
Ces quelques jours passés loin du domicile maternel n’aideront pas à faire baisser la tension. Sarah, qui voulait envoyer un signal, a effectivement attiré l’attention de sa mère. Les messages sont arrivés. Dévastateurs. «Elle écrivait qu’elle n’avait jamais voulu de moi. Qu’elle regrettait le jour de ma naissance. Que je pouvais rester là où j’étais. Je savais que si j’y retournais, je ne tiendrais pas le coup. Alors j’ai supplié mon père de me prendre chez lui, en cachette. Je dis supplier parce que ma mère était ma tutrice légale, mon père n’avait aucun droit de garde.»
Ni sur elle ni sur ses sœurs. Parce qu’à force de lever la main sur les filles, il a laissé des marques sur leur peau. «Le juge de la famille a estimé qu’il était beaucoup trop violent pour qu’on vive avec lui. Même une nuit, c’était exclu. Au début, quand je suis retournée chez lui après ma fugue, il était calme. Puis les violences ont repris. J’ai commencé à ramasser des coups de plus en plus durs. Jusqu’au jour où il m’a poignardée dans le ventre et jetée par la fenêtre. J’ai eu l’arcade sourcilière explosée. J’en ai parlé à ma mère, qui m’a finalement proposé de revenir vivre chez elle. Mais je préférais mourir sous les coups de mon père que de dormir une nuit chez elle.» Sarah a malgré tout consenti à passer une à deux nuits par mois chez sa mère, lors de ses passages pour voir ses deux sœurs. Pas plus. Elle y fait des crises d’angoisse et dort très peu. «Quand j’y suis, je fume deux fois plus et je me bourre la gueule pour supporter le climat.»
J’ai ramassé des coups de plus en plus durs. Jusqu’au jour où il m’a poignardée et jetée par la fenêtre.
Compter sur la police n’était pas non plus une option. Durant son errance, elle a déposé plusieurs plaintes, notamment contre son père. Aucune, pour l’instant, n’a abouti à un jugement. «Le jour où il m’a frappée et menacée devant des policiers, j’ai compris que porter plainte contre lui ne servirait à rien. Pourtant, une fois, il a vraiment pété les plombs. Il a menacé de boire mon sang. Les policiers n’ont rien trouvé de mieux à dire que s’il le faisait, il irait en prison. Là, il m’a regardé droit dans les yeux et a lancé devant eux: “Alors je partirai à [la prison de] Nivelles avec ton sang sur les mains”. Je n’oublierai jamais cette phrase.»
La tuer, c’est bien ce qu’il a failli faire un jour. La baigne de trop. Elle s’est effondrée dans la cuisine. Le sang a coulé sur le carrelage. «Il a reconnu que cette fois, il était allé trop loin. Qu’il ne me frapperait plus jamais. Jusqu’ici, il a tenu parole. Pas même une gifle. Parfois, je sens bien qu’il a envie de lever la main. Mais il se retient. Il faut dire que, moi aussi, je me suis mise à le frapper pour me défendre. Je pense aussi qu’il voit en moi la violence qu’il a en lui.»
Sarah a elle-même eu affaire à la police à quelques reprises. Jamais dans un contexte positif. A son retour des Pays-Bas, elle a été appelée pour une déposition. Elle avait moins de 16 ans et sa mère avait déclaré sa fugue. Les policiers devaient s’assurer qu’elle n’avait pas été «endoctrinée» par une tierce personne. Elle a trouvé normal d’aller s’expliquer. Mais pour les provoquer un peu, elle a prétendu s’être égarée pendant ces quinze jours, puis a balancé sa réplique favorite: «Je veux un avocat.» Comme dans les films. Plus tard, elle se fera embarquer après un échange houleux avec un agent et pour s’être battue.
Une avocate, Sarah en a bien une. C’est l’une des rares personnes qui a gagné sa confiance. Parce qu’elle a toujours su défendre ses intérêts, devant la police comme devant le juge. A 16 ans, elle finit par quitter le domicile de son père. Commence alors pour elle l’expérience de l’errance.
La rue, les bêtes
Depuis son tout jeune âge donc, Sarah a été suivie par des professionnels de la santé ou de l’aide à l’enfance: centres PMS, service d’action en milieu ouvert (AMO), d’aide à la jeunesse (SAJ)… A 13 ans, elle a également vu un pédopsychiatre, après deux hospitalisations en urgence pour maltraitance. Mais rien ne semblait fonctionner.
Son premier séjour dans un centre pour jeunes en situation de danger dans leur milieu familial tourne rapidement à l’affrontement. Le règlement intérieur ne l’autorise à sortir que le dimanche et les jours fériés. Elle n’en comprend pas la raison et, très vite, transgresse. «Tous les jours, je sortais mais je revenais le soir. Et tous les jours, le centre me déclarait en fugue.»
Son passage dans une structure bruxelloise d’accompagnement de mineurs est tout aussi chaotique. La pensionnaire refuse de se plier aux conditions, aux horaires, et rejette toute forme d’autorité. Elle part. Revient. Repart. En un an, elle effectue 17 séjours entrecoupés de fugues. «Je dormais dans la rue, sous les ponts, dans les parcs. Je ne pesais plus que 39 kilos. Je ne sais plus trop à quoi j’occupais mes journées.»
Par moments aussi, elle était accompagnée de son petit ami de l’époque. Un garçon violent, comme son père. Elle fourrait quelques affaires et un peu de nourriture dans son sac et ils partaient ensemble, chaque fois dans une ville différente: Liège, La Louvière, Charleroi. Mais les petits city trips ont vite perdu de leur charme. Les nuits passées dans le froid, avec toutes sortes de bêtes, décrit-elle, n’avaient rien de glamour. A force d’absences, ses parents renoncent à la déclarer en fugue. Son père continue cependant de lui envoyer des messages, pour s’assurer qu’elle va bien.
Des bêtes, Sarah en a croisé un paquet. Elle n’a pas toujours vu leurs visages mais elle se souvient très bien de ce qu’elles lui ont fait. Ces deux types notamment qui, en plein après-midi, l’ont attrapée dans un parc. L’un lui tenait la tête, l’autre faisait «ce qu’il avait à faire». Quand elle s’est relevée, son regard a croisé celui d’une femme. «Laissez-moi tranquille. Bonne journée», a-t-elle lancé quand Sarah a demandé si elle avait été témoin de son agression.
Le sac de frappe
Au cours de ces années, l’ado est parvenue à se confier à plusieurs psys. Mais jamais totalement. Ses idées les plus sombres, ses pensées suicidaires, elle les gardait pour elle. «Ils m’écoutaient mais il n’y avait pas vraiment de dialogue. Or, moi, j’ai besoin d’échanger. Je préférais encore mettre mon argent dans la drogue que dans une séance chez le psy. Ça me faisait plus de bien.» Sa retenue ne lui a pas évité le séjour dans un service psychiatrique pour jeunes. «C’était horrible. Quand je faisais des crises de nerfs, on m’attachait au lit. Je me battais tout le temps avec les autres.» Sarah l’admet: elle est très violente. Borderline, même. Dès qu’elle estime qu’on lui a manqué de respect, elle cogne.
En psychiatrie, les éducateurs l’ont aidée à trouver en elle les ressources pour «calmer ses nerfs». Elle avait à sa disposition un sac de frappe qu’elle décrochait pour pouvoir le rouer de coups de pieds. Les tentatives de suicide de ses camarades de chambrée, le trafic de lames pour se scarifier ou d’anxiolytiques, les maladies mentales, le sevrage pour les dépendants à l’alcool ou aux drogues: l’ex-patiente se souvient d’un lieu où devaient cohabiter tous ces profils dont les besoins étaient pourtant très différents. «On nous laissait seuls dans une pièce pendant des heures, sans téléphone pour nous occuper. Comme on n’avait rien à faire, on se tapait dessus.» Pendant ces trois mois passés en psychiatrie, elle n’a reçu aucune visite de ses parents. Sa mère se disait trop occupée, son père invoquait des horaires de travail difficiles.
Je ne parviens plus à fermer les yeux que si quelqu’un veille sur moi.
Aujourd’hui, Sarah est majeure. Elle a été prise en charge par SOS Jeunes Quartier Libre, à Ixelles. «Grâce à eux, pour une fois, ça se passe bien», évalue-t-elle. Elle ne compte pas retourner vivre chez son père. En décembre, elle a reçu les clés de son premier appartement. Elle travaille dans un fast-food avec son oncle. Un job de nuit qui lui permet de dormir peu.
«Je ne parviens à fermer les yeux que si quelqu’un veille sur moi. Sans quoi je fais des crises de panique, des insomnies. Je revis les coups et les agressions sexuelles. Même dans mon sommeil, je ressens la douleur. Alors je me roule un joint en espérant me détendre. Puis un autre, et ainsi de suite.» Ses heures de sommeil, elle les récupère le week-end, quand son petit copain, ou sa meilleure amie, est à ses côtés.
Après ces années de fugue et d’errance, Sarah sait que se réinsérer dans la société ne sera pas simple. Mais après tout ce qu’elle a vécu, que pourrait-il lui arriver de pire?, philosophe-t-elle. Elle a réintégré le milieu scolaire où elle a fait de belles rencontres. Un diplôme de vente et les clés de son appartement en poche, elle ne s’interdit plus de rêver. Elle a toujours peur de cette colère en elle, capable de la submerger et de la faire vriller, mais elle tente de l’apprivoiser. De s’en servir pour se construire une vie meilleure.
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