De Man, le grand maudit de la gauche
Disparu il y a tout juste soixante ans, le « gourou » du socialisme belge condamné pour collaboration reste le grand maudit de la gauche. Le petit-fils d’Henri De Man confie au Vif/L’Express sa quête de réhabilitation : « Mon grand-père ne mérite ni l’oubli ni l’opprobre. » Les dessous d’une omerta.
La dérobade trahit l’embarras. Il y a des vieilles histoires qui ne s’abordent pas à la table des socialistes. Sollicité par Le Vif/L’Express, Paul Magnette a sorti le joker : il ne serait ni convenable ni raisonnable de la part du président du PS, politologue féru de réflexions sur la gauche, de s’étendre sur la vie et l’oeuvre de l’un de ses prédécesseurs, quand il se nomme Henri De Man.
Intellectuellement, le personnage vaut le détour. Politiquement, il est tout, sauf recommandable d’en parler. Paul Magnette ne craint pas d’être désavoué par ses pairs. Pour peu qu’ils connaissent leurs classiques, il ne se trouvera guère de camarade pour avoir une pensée émue ou verser une larme, ce 20 juin : il y a soixante ans jour pour jour qu’Henri De Man disparaissait à 68 ans, happé par un train alors qu’il franchissait un passage à niveau près de Morat, en Suisse.
Fin tragique de celui qui a incarné au plus haut sommet une collaboration de gauche durant la dernière guerre. 20 juin 1953 : De Man, tête pensante du socialisme de l’entre-deux-guerres, finit brutalement ses jours en terre d’exil. Dans la peau d’un réfugié politique, jugé traître à sa patrie, déchu de la nationalité belge et sous le coup d’une condamnation par contumace à vingt ans de prison. Le personnage, passé de la lumière à l’ombre, garde ses partisans. Ses admirateurs, séduits par son héritage intellectuel.
Un sujet d’étude
Anvers, Volkshogeschool Elcker-ik, 11 juin. Lode Hancké tient le crachoir devant une assistance attentive au laïus de celui qui préside l’Association pour l’étude de l’oeuvre d’Henri De Man, fondée à Genève il y a quarante ans. A 78 ans, l’ex-parlementaire socialiste flamand reste incollable, intarissable sur le sujet. La matière est inépuisable. « De Man a eu une production énorme. Huit livres, 23 brochures, 192 articles rédigés en moins de vingt ans. » « Au-delà du marxisme », publié en 1926, fait date : De Man révolutionne la pensée socialiste en la déscotchant du marxisme. La social-démocratie européenne trouve son inspiration. Respect.
Le grand penseur n’attire plus les foules. Mais reste un sujet d’étude, plus encore hors de nos frontières. « L’intérêt pour son oeuvre ne diminue pas, notamment en Allemagne », se réjouit Lode Hancké. Cela ne plaît pas forcément. « En 2003, un colloque que nous avons organisé sur l’héritage intellectuel d’Henri De Man, ici à Anvers, a donné lieu à une manifestation d’opposants. » Il faut dire que le CV, brillant, est lourdement entaché. Par des actes jugés impardonnables, insurmontables. Comme ce Manifeste du 28 juin 1940 que De Man, de toute sa stature de président du puissant Parti ouvrier belge, adresse aux militants déboussolés par la débâcle : « Ne croyez pas qu’il faille résister à l’occupant ; acceptez le fait de sa victoire et essayez plutôt d’en tirer les leçons pour en faire le point de départ d’un nouveau progrès social. » La guerre est perdue ? De Man exhorte à positiver : « Cet effondrement d’un monde décrépit est non point un désastre mais une délivrance. »
Un procès bis ?
« Véritable hymne à l’Ordre nouveau, tout entier axé sur l’idée que la victoire allemande est un fait acquis », a jugé l’historien Jean Stengers (1). Le « gourou » ne s’en relèvera jamais. Il est mis au ban du monde socialiste. Rayé de ses tablettes, pour s’être égaré dans une soumission à la loi du vainqueur allemand. Pour avoir voulu entraîner dans ses errements le POB. L’ancêtre du parti socialiste ne survivra pas à l’épreuve. « On reproche davantage à De Man un crime de lèse-parti que de lèse-patrie », relève l’historien Francis Balace (ULg).
La chape de plomb pousse encore des personnalités socialistes à snober les mânes de De Man. Lode Hancké évoque des invitations à débattre restées lettre morte, garde en mémoire le refus glacial opposé par les héritiers spirituels du leader syndical wallon André Renard. De Man ? Connais pas !
Les socialistes flamands ont su dépasser le cap. En 1985, Anvers, ville natale de De Man, lui consacre une expo à l’occasion du centenaire de sa naissance. La gauche wallonne, elle, préfère passer son chemin. « La conspiration du silence envers De Man n’est pas morte », grince Lode Hancké. Louis Tobback, ténor SP.A, s’est un jour offusqué de ce que les militants socialistes soient tenus dans l’ignorance des théories demanistes.
« Mon grand-père ne mérite ni l’oubli ni l’opprobre. » Jan-Piet De Man porte fièrement le nom honni. Ce septuagénaire, psychologue des enfants et de la famille, ne voit aucune raison d’en rougir. « De Man collabo : le dogme a la vie dure. Je n’en suis pas atteint. Mon grand-père a été condamné pour être resté conséquent dans ses actes. Il estimait devoir faire son devoir : négocier avec les Allemands, dans l’espoir d’améliorer le sort de la population. »
La ligne de défense est toute tracée. L’avocat tout trouvé : aux côtés de l’aîné des cinq petits- fils de De Man, Lode Hancké est convaincu que l’acte d’accusation qui a mené en 1946 à la lourde condamnation du dirigeant ne résisterait pas à une réouverture des débats. « Condamnation inique. La famille d’Henri De Man doit en appeler à la Cour européenne de Justice. »
L’ancien élu SP.A désespère de convaincre ses « clients » de passer à l’acte. Jan-Piet De Man ferme la porte : « Réclamer un procès en révision coûterait trop d’argent, de temps et d’énergie, pour des chances de réussite trop faibles. » Un « procès De Man bis »? « Il ne ferait que remuer un saut de vase », pronostique Francis Balace. La famille socialiste en serait la première incommodée.
Rien à voir avec Degrelle ou l’un de ces leaders fascistes flamands, en uniforme noir et bras tendu en guise de salut hitlérien, dont l’engagement pour la cause nazie saute aux yeux. De Man, c’est la forte tentation d’un flirt avec un régime autoritaire fascisant, quand la victoire allemande paraît inscrite dans les astres. « Il pariait sur une intégration européenne sous hégémonie allemande plutôt que de poursuivre une guerre coûteuse en dizaine de millions de morts », explique Lode Hancké.
Honneur aux vainqueurs : « C’est une attitude de super accommodement avec un Ordre nouveau européen qui aurait corrigé les imperfections d’un régime parlementaire auquel De Man ne croyait plus », cadre l’historien Alain Colignon (Ceges).
Mais d’autres camarades en plein désarroi sont alors à deux doigts de lui emboîter le pas. Avant de se ressaisir bien vite. Et de laisser le dirigeant à son projet de syndicat unique (l’UTMI), à son rêve de parti unique. « De Man a dit souvent tout haut ce que d’autres pensaient tout bas. Emporté par son orgueil d’intellectuel, il n’avait pas ce feeling politique qui permet de sentir l’air du temps. En 1941, il prend conscience de s’être fourvoyé. Il prend alors ses distances avec un régime d’Occupation qui l’a laissé s’agiter dans une vague collaboration de gauche. » Novembre 1941 : De Man prend le large. Mais le mal est fait. Le banni devient un fusible idéal, à l’heure de la Libération. « Tous les demanistes se sont tus et ont choisi de faire profil bas », reprend Alain Colignon. Trop heureux que le dirigeant déchu se fasse oublier à l’étranger.
Cela valait mieux aussi pour l’entourage de Léopold III, ébranlé par la Question royale. Car De Man, à l’été 1940, c’est aussi l’homme de confiance, le principal conseiller politique d’un roi « pas si prisonnier que ça », au château de Laeken. Léopold III caresse un temps un projet de mini-gouvernement royal de tendance autoritaire. Songe à confier un rôle en vue au dirigeant socialiste. Avant que les chemins des deux hommes ne se séparent. « En 1973, le secrétariat de Léopold III a adressé une lettre à la famille d’Henri De Man : le Roi y précisait n’avoir jamais douté des intentions patriotiques de De Man », relève Lode Hancké.
Cela ferait du beau monde parmi les fantômes du passé cités à la barre du tribunal. Avec au balcon, une droite flamingante qui serait trop ravie d’ « allumer » les socialistes sur le terrain de la collaboration de gauche. Trop contente de raviver le débat sur l’amnistie et les excès de la répression. « Henri De Man est tombé dans les oubliettes de l’Histoire », constate Alain Colignon. Nombreux sont ceux qui n’ont qu’un voeu : qu’il n’en ressorte pas.
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