Carte blanche
De l’usage du temps (carte blanche)
Comme la plupart d’entre nous, je me frotte aujourd’hui les yeux en contemplant avec effroi les ravages du temps sur notre pauvre monde depuis un demi siècle : coronavirus, dérèglement climatique, augmentation significative de la violence, consommation exponentielle des psychotropes…La nuit n’en finit plus, dirait Petula Clark. Et dans l’obscurité, je cherche, comme tout le monde, une lueur qui me console et me rassure…
Profond mystère que le temps… : il nous sauve et nous tue à la fois. À lire ou à entendre le témoignage des plus grands éclopés de la vie, il est le seul capable, avec l’amour, de cicatriser les pires blessures. En fait, on pourrait aisément lui accorder le statut d’une divinité.
Mais que fait-on pour nous en faire un allié? Comment le traitons-nous, ce dieu, qui passe si souvent pour un bourreau dans notre société de luxe et de surabondance…parce qu’il nous fuit ?
Qui ne voit que de nos jours, effrontément, de mille et une façons nous le méprisons… ?
Dans nos temps libres, d’abord. Comme s’il n’avait aucune importance. Comme si nous étions immortels et que – pour reprendre une horrible expression courante – il s’agissait de le tuer, pour ne pas s’ennuyer. Quel épouvantable mépris du miracle d’être né…
Dans nos travaux, aussi. À force d’attribuer au temps des vertus essentiellement financières (ne dit-on pas couramment que le temps, c’est de l’argent ? ), on a fini par nous convaincre de préférer la quantité à la satisfaction d’une chose réalisée moins vite…avec amour.
Ainsi, avec le temps qui passe, nous avons fini par oublier ce qu’il pouvait nous offrir de mieux dans notre courte vie : la santé, la chaleur d’un foyer et la beauté du monde.
Comment donner en effet à la santé (physique et mentale) l’hygiène qu’elle mérite, quand on est emporté par le flot déchaîné de la vie actuelle ? Le rythme biologique de l’homme peut-il être à ce point bafoué… ?
Comment empêcher que se dissipe la chaleur du foyer… ? La famille exige un effort d’attention, profonde et régulière, à chacun de ses membres. Hélas, le temps que nous passons physiquement avec eux se consume, et pour cause: celui que nous passons sur les routes et dans les files du supermarché nous émousse ; celui que nous passons devant les écrans nous ronge le coeur…. Aussi, le plus souvent, quand nous poussons la porte du foyer, il ne reste, pour les enfants, que des fragments épars de la chaleur et de la joie que nous voulions tellement leur apporter en les mettant au monde. Physiquement éreintés et nerveusement ébréchés, nous leur parlons en marchant, en faisant la cuisine ou en nous brossant les dents… parfois de mauvaise grâce, en outre. Puis, quand ils sont couchés, comme des bêtes de somme écrasées par le poids de la fureur quotidienne, nous nous mettons à l’écoute des terribles nouvelles du monde avec une stupeur immobile…: plus le temps, plus la force, plus le réflexe de réagir à ce que nous savons nuire aux valeurs auxquelles, aujourd’hui encore, nous tenons tant. Certes, nous chérissons profondément la vie et nos enfants, mais quel pouvoir avons-nous de changer le monde… ? On ne discute pas l’évolution du monde… ! Fatalisme délétère, hélas, clairement dicté par une santé nerveuse profondément dégradée…
Comment enfin nous arrimer à la beauté du monde… ? Le monde exige une véritable présence à ce qu’il est. Il ne se révèle qu’à ceux qui prennent le temps de regarder, de sentir, d’écouter, de goûter, de toucher…Mais la tyrannie des plaisirs faciles « surfe » à loisir sur nos corps alanguis et nos humeurs désenchantées… Ah…si seulement nous pouvions contempler du cosmos l’importance démesurée que nous donnons à nos futilités et à nos plans sans lendemain, sans doute penserions-nous comme Anthony de Mello que la vie est ce qui nous arrive pendant que nous sommes occupés à faire d’autres plans. (1). Parfois, pourtant, comble de cruauté, un événement douloureux (la mort d’un proche, un accident…) ou même une simple péripétie de notre vie (un déménagement, par exemple…) nous révèlent soudain – mais trop tard ! – l’extraordinaire importance de ce qui semblait aller de soi et paraissait ne mériter que très peu d’attention…
Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas…(2)
Notre vie orientée vers le rendement, le profit et la jouissance des biens matériels a donc tiré un rideau d’argent sur les vraies valeurs de la vie, infiniment discrètes.
Certes, nous condamnons la médiocrité…Mais nous ne nous privons pas de la consommer ! Pourquoi mangeons-nous si volontiers ce que nous
méprisons ? Pourquoi regardons-nous inlassablement ce qui nous révulse ?
Pourquoi écoutons-nous en boucle, sans broncher, ce qui nous révolte… ? Tout cela, avouons-le est pathétique…Sommes-nous désabusés à ce point ?
Faute avouée…
Au moins, ne jouons pas la vieille rengaine du fatalisme ou de l’incompréhension de la marche du monde. Ayons au moins la dignité de reconnaître que le monde que nous côtoyons et dont nous dénonçons les excès est aussi le résultat de bien des démissions, en faveur de notre profit personnel. À tout le moins faisons taire, avec la douceur et la finesse (qui semblent leur être inconnues), ces gens qui, dans leur obsession euphorique du pouvoir d’achat, de la consommation et de la rentabilité, osent encore prétendre, du haut des ruines qu’ils ont provoquées plus que d’autres par leur intransigeance matérialiste, qu’ils militent en faveur du bonheur et de la sérénité des hommes. S’ils avaient raison, cela se verrait…
Est-il encore besoin de s’interroger sur le bien-fondé de notre modèle de vie ? Si notre rapport au temps n’explique évidemment pas tout, ne suffit-il pas déjà à nous faire comprendre ce qui nous arrive en ces temps profondément troublés… ?
J’ai lu tout récemment l’analyse littéraire d’un roman de Dostoïevski qu’il me tarde de lire : L’adolescent. On y apprend que ce roman soulève le problème de la décadence de la famille. Elle serait révélatrice du désordre et du chaos social, de la crise d’une société qui n’a pas de fondement, et plus généralement de celle de l’humanité sans Dieu. On y trouve également la peinture d’une conscience qui n’a plus de repère, pour qui les vérités sont relatives et dont le point d’appui est une morale indépendante de Dieu.
Dostoïevski…: un visionnaire pour notre époque ? Encore faut-il être capable d’admettre cette éventualité… ! J’entendais, il y a peu, que le ministre français Bruno Lemaire y consentait. N’est-ce pas rassurant pour ceux qui refusent de croire qu’un ministre puisse s’amender… ? Dans le cadre de ce qui nous préoccupe, les propos d’un Ministre de l’économie et des finances ont en tout cas une résonance particulière. Je lui laisse donc le soin de conclure mon propos par sa propre pensée, sachant toutefois qu’il ne s’agit toujours, hélas, que de mots… : Je ne pense pas qu’un seul homme, une seule femme, par son autorité naturelle, pourrait régler les difficultés d’ordre public. Le mal est plus profond : le mal est culturel, le mal est éducatif, il doit être traité à la racine…. Il faut que nous nous interrogions sur notre modèle éducatif, sur les règles que nous inculquons, la culture que nous transmettons à nos enfants… (LCI, le 24 août 2020).
Baudouin De Rycke, ex-enseignant et auteur de quelques essais récents sur le thème de l’éducation (éditions Edilivre)..
(1) Anthony De Mello, Quand la conscience s’éveille
(2) Lettre de Saint Paul aux Romains (7,18-25a)
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