Le dalaï-lama, ici à l’institut tibétain Yeunten Ling à Tihange en 2012, a contribué à la popularité du bouddhisme en Belgique. © getty images

De 30 à 185.000 bouddhistes en Belgique: pourquoi ce culte s’apprête à être officiellement reconnu (analyse)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Le bouddhisme est sur le point d’être reconnu officiellement. Non en tant que religion mais comme conception philosophique non confessionnelle. Il bénéficiera d’un statut particulier.

C’est une communauté qui, tel un pipal s’épanouissant au soleil, a connu une croissance spectaculaire. Voici vingt ans, elle ne comptait qu’une trentaine de milliers d’adeptes en Belgique. Ils seraient aujourd’hui entre 150 000 et 185 000, selon les sources. Un engouement pour le bouddhisme qu’une enquête menée en 2016 par le Centre d’études tibétaines laissait déjà présager: en l’espace de dix ans, le nombre d’adhérents avait bondi de 30% en Région bruxelloise. Des données qu’il faut toutefois prendre pour ce qu’elles sont, à savoir des tendances, puisque la Belgique ne pratique pas de recensement officiel des convictions de ses citoyens.

Ce qui est plus chiffrable, c’est le nombre d’associations affiliées à l’Union bouddhiste de Belgique (UBB) – une quarantaine – et de centres dédiés à la philosophie qui ont ouvert leurs portes un peu partout sur le territoire – une soixantaine. A côté desquels on trouve encore toute une série d’adresses où l’on pratique la méditation, discipline étroitement liée au bouddhisme, mais essentiellement à des fins thérapeutiques ou de bien-être.

L’implantation de la spiritualité orientale dans les pays occidentaux résulte de deux lignes de développement distinctes, souligne le sociologue Bernard De Backer dans une publication du Crisp (2002/23-24) : la diffusion d’idées et de pratiques à travers les ouvrages, le cinéma (Sept ans au Tibet, 1997) et une plus grande visibilité médiatique (notamment en raison de la popularité de sa figure spirituelle, le dalaï-lama) et la transplantation de communautés asiatiques de tradition bouddhiste, chinoise, thaïlandaise, vietnamienne, laotienne, cambodgienne, et de lieux de culte (monastères, pagodes…). Ce que le sociologue désigne par le vocable « bouddhisme transplanté ». On trouve donc en Belgique un bouddhisme électif, auquel ont adhéré des individus issus d’une autre tradition religieuse, dont même parfois des agnostiques et des athées, et un bouddhisme hérité de sa communauté d’appartenance.

La nouvelle de la reconnaissance doit sonner aussi doux que le chant du bol tibétain.

Pas du religieux…

Quelle que soit la rive sur laquelle ils se trouvent, tous ceux qui se reconnaissent dans le bouddhisme seront bientôt considérés comme membres de la huitième conception philosophique reconnue dans le royaume, aux côtés des six cultes officiels (catholique, islamique, orthodoxe, israélite, protestant-évangélique et anglican) et de la laïcité organisée. Près de deux décennies après l’introduction de la première demande de reconnaissance auprès du ministère de la Justice, en charge de la reconnaissance des cultes et des organisations non confessionnelles, la nouvelle doit certainement sonner aussi doux que le chant du bol tibétain.

Sauf report, le texte devrait être adopté en plénière d’ici peu. Il prévoit une reconnaissance du bouddhisme en tant que philosophie non confessionnelle. Non en tant que religion. Une nuance qui n’est pas anodine, comme le précise Jean-François Husson, fondateur du Centre de recherche en action publique, intégration et gouvernance (Craig) et collaborateur de plusieurs universités (UCLouvain, ULiège…).

Pour les religions, les différents centres qui fournissent une assistance morale aux fidèles peuvent obtenir une reconnaissance auprès des Régions et un financement auprès des provinces, selon les cas. «Le mode de calcul des subsides est assez traditionnel: on regarde quelles sont les dépenses relatives au culte et quelles sont les recettes émanant des différentes sources – les quêtes et les locations des biens de l’établissement, par exemple. Pour le bouddhisme, un double problème se posait. Comment identifier les recettes liées au culte et celles afférentes aux activités périphériques comme la méditation ou le yoga, et sur quels critères se baser pour reconnaître un établissement comme lieu de culte si on y pratique des activités de différente nature? La reconnaissance du bouddhisme en tant que religion aurait eu pour conséquence que chaque entité locale ou chaque communauté qui en aurait fait la demande aurait pu bénéficier de cette reconnaissance.»

En Belgique, le système de financement des cultes est organisé selon trois régimes différents, en fonction des législations régionales. En Flandre, les conditions sont assez souples et prévoient, notamment, des interventions dans le patrimoine privé pour soutenir certaines activités annexes à la pratique du culte. A Bruxelles, la contribution est limitée à 30% ou 40% des dépenses, selon les cas. En Wallonie, enfin, le ministre du Logement, des Pouvoirs locaux et de la Ville, Christophe Collignon (PS), travaille à une réforme de l’organisation des cultes de manière à ce qu’ils atteignent une plus grande autonomie financière. Afin de réduire la charge sur les finances publiques communales et provinciales qui en assurent la tutelle, les cultes reconnus passeraient sous tutelle régionale. Sauf le culte catholique, qui resterait à charge des communes. Le soutien public serait plafonné à 30%, sauf pour les bâtiments classés.

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Avec une reconnaissance comme organisation philosophique non confessionnelle, tout se joue à l’échelon fédéral, à l’exception du financement qui reste à charge des provinces ou de la Région de Bruxelles-Capitale pour les structures implantées sur son territoire. Le fédéral gardera aussi la main sur la reconnaissance des établissements locaux publics ou émanant des asbl membres de l’UBB. «En ce qui concerne les dépenses, c’est donc une loi fédérale qui retiendra les dépenses éligibles ou non et c’est le SPF Justice qui, seul, se prononcera sur les budgets et comptes introduits et déterminera l’intervention publique. A nouveau, le problème, qui est assez spécifique au bouddhisme, est que certaines associations sont propriétaires ou occupent des centres bouddhiques où est également exercée l’assistance morale à l’origine de la reconnaissance du bouddhisme. Dans ces centres, on pratique le bouddhisme mais également d’autres activités comme la méditation ou le yoga, qui n’entrent pas dans le cadre de l’assistance morale.»

…ni tout à fait du non-confessionnel

Si le bouddhisme ne peut être considéré comme une religion, aussi en raison du fait qu’il ne vénère pas de dieu, il doit donc être envisagé comme une organisation non confessionnelle, au même titre que la laïcité organisée. La Belgique est un des très rares pays au monde à financer structurellement la laïcité qui, jusqu’ici, était la seule à occuper le terrain du non religieux. Si elle avait calqué les règles appliquées à la laïcité, l’organisation du bouddhisme aurait dû se faire selon un découpage par provinces. Pour ce faire, il aurait fallu que les différentes traditions s’accordent entre elles pour mettre en place un dispositif provincial commun pour l’assistance morale. Ce qui n’était pas forcément gagné.

Ne seront reconnus que les établissements adossés à une asbl et leur personnel.

Les deux problèmes ont été résolus de manière combinée, note Jean-François Husson. Ne seront reconnus que les établissements adossés à une asbl et leur personnel. Les provinces et la Région de Bruxelles-Capitale ne prendront à leur charge que les dépenses exclusivement liées à l’assistance publique pour chacun de ces établissements, quel que soit le courant. Le montant devrait être plafonné à 30% des dépenses, hors dépenses extraordinaires. Chaque communauté qui souhaite développer ses activités d’assistance morale et percevoir les subsides qui y sont attachés pourra donc introduire un dossier auprès de l’Union bouddhiste de Belgique, et non auprès des autorités provinciales, laquelle transmettra la demande au SPF Justice après l’avoir traitée.

Le dalaï-lama, ici à l’institut tibétain Yeunten Ling à Tihange en 2012, a contribué à la popularité du bouddhisme en Belgique.
Le dalaï-lama, ici à l’institut tibétain Yeunten Ling à Tihange en 2012, a contribué à la popularité du bouddhisme en Belgique. © getty images

Pour mettre tout le monde d’accord, et par la même occasion limiter ses dépenses, le législateur a prévu une dernière exception. Bien qu’il assume des fonctions similaires et qu’il évolue en quelque sorte dans la même catégorie, le délégué bouddhiste ne pourra prétendre au même salaire qu’un délégué laïque. Il devra se contenter du montant de base d’un représentant religieux (à peu près 22 000 euros), lequel est nettement moins avantageux que celui d’un conseiller moral (37 000 euros) et peu évolutif. Le prix du compromis en ces temps de crise: chaque année, les pouvoirs publics belges injectent plusieurs centaines de millions d’euros dans le financement des cultes. En 2022, selon les chiffres de Jean-François Husson, le montant de la collecte s’élevait à 281 millions pour les six religions reconnues, dont 75% uniquement pour le culte catholique et 15% pour la laïcité ; les autres se partageant les quelques piécettes restantes.

De tous les donateurs, c’est le fédéral qui se montre le plus généreux. Chaque année, il débourse environ 110 millions pour le salaire et la pension des ministres des cultes et des délégués des communautés philosophiques non confessionnelles, soit à peu près 3 500 âmes au total. Ce qu’il en reste (une dizaine de millions) est dépensé en subventions accordées au Conseil central laïque, à l’Exécutif des musulmans et à l’Union bouddhiste de Belgique. L’UBB? Depuis 2008, l’organisme perçoit en effet une petite rente de deux cent mille euros par an pour l’aider à mieux se structurer en vue de sa reconnaissance.

Bouddhisme: et nous alors?

L’inclusion du bouddhisme risque-t-elle de faire des envieux? Lorsque le financement des cultes a été conceptualisé, il ne concernait pour l’essentiel que l’Eglise catholique. Depuis, le pluralisme a fait son chemin dans la société occidentale. Et sur la liste d’attente, l’hindouisme figure en tête. En 2011, plusieurs organisations attachées à ce courant religieux avaient introduit une demande de reconnaissance. Deux ans plus tard, le Forum hindou de Belgique, coupole regroupant la plupart de ces organisations, réitérait sa demande.

Les hindous, et les Témoins de Jéhovah. Moins zen, ces derniers se sont adressés à la Cour européenne des droits de l’homme dans le cadre d’un désaccord portant sur l’exonération du précompte immobilier, dont bénéficient habituellement les religions reconnues et la laïcité. Plus globalement, ils contestaient le caractère arbitraire et flou de la procédure de reconnaissance. Dans son arrêt, la Cour européenne a estimé qu’il n’existait aucune sécurité juridique permettant le plein exercice de l’article de la Convention des droits de l’homme qui protège la liberté de convictions, y compris des convictions religieuses. Et a condamné l’Etat belge. Depuis, des voix s’élèvent pour demander une harmonisation du système belge plutôt que de sans cesse chercher à emprunter le chemin du milieu.

De la «bouddhamania» au Ben Laden bouddhiste

De la déco au textile, Bouddha est partout. Sa représentation a été «déculturalisée» pour en faire une figure commerciale, un outil de marketing. Ses différentes incarnations – rieur ou méditant, assis ou couché, mince ou ventru – trônent au milieu de bâtonnets d’encens, de briques de yoga, de guides de massage aux pierres chaudes et de bijoux énergétiques.

La bouddhamania s’est également propagée aux lieux de divertissement comme les Bouddha-bars et autres établissements lounge, à la world music et aux lieux de détente et de bien-être. Bouddha est l’incarnation de la zénitude branchée, la promesse d’un nirvana commercial. Cette représentation culturelle déculturalisée, écrit la chercheuse Caroline de Montety dans la revue Communication & langages(2011/4), a rendu floue son origine et a contribué à estomper son origine religieuse.

Cette méconnaissance du bouddhisme, de ses courants et de ses rites participe à son idéalisation. Les visages sémillants de ces bonzes qui s’affichent dans les salles d’attente occultent le fait que, comme les autres religions et la plupart des autres philosophies, le bouddhisme n’est pas une entité homogène, qu’elle a sa part d’ombre et de violence. Et que ceux qui l’incarnent ne sont pas toujours irréprochables, ni forcément vertueux.

En juillet 2013, Time Magazine consacrait sa couverture au moine bouddhiste Ashin Wirathu en titrant «The Face of Buddhist Terror» (Le visage de la terreur bouddhiste). La publication entendait ainsi dénoncer les dérives du mouvement nationaliste birman Ma Ba Tha, acronyme d’«association pour la protection de la race et de la religion» en birman, et de la violence de sa figure de proue, le moine Ashin Wirathu. Celui que l’on surnomme le «Ben Laden bouddhiste» distille un discours ultranationaliste, haineux et xénophobe à l’encontre des musulmans et plus particulièrement de la minorité rohingya. En Birmanie, les musulmans représentent 4% de la population. Incarcéré en 2020 par le gouvernement d’Aung San Suu Kyi, il a été libéré en 2021 par la junte militaire, qui l’a gratifié d’un titre honorifique pour son «travail exceptionnel» en faveur du bien de la Birmanie.

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