« Dans quel discours politique sombre-t-on quand on fait de la politique en 140 signes ? »
La N-VA utilise-t-elle des moyens abusifs et même immoraux, tels que des followers » achetés » et des faux profils, pour influencer l’opinion publique ? Pour le pionnier d’internet Jo Caudron, le parti se sert surtout de techniques vieilles comme la rue. » Le parti manipule d’ailleurs moins les réseaux sociaux que les médias traditionnels. Et ceux-ci tombent malheureusement chaque fois dans le piège. «
Peu de semaines se passent sans incident ou discussion sur la communication de la N-VA. La semaine dernière, un graphique tweeté par le parti a suscité l’indignation sur Twitter et Facebook. Il devait prouver que le nombre de demandes de régularisation est en chute libre depuis la nomination de Theo Francken au poste de Secrétaire d’État à l’Asile à la Migration. L’Open VLD s’est énervé et a tweeté un autre graphique qui révèle que la tendance en baisse a été initiée il y a des années par la politique de Maggie De Block. Francken a présenté ses excuses pour la confusion, mais le graphique de la N-VA a poussé une nouvelle fois les autres partis et politiques dans la défensive.
Cependant, la plus grande controverse médiatique a eu lieu sous le hashtag IkSteunTheo (je soutiens Theo). Récapitulons. Le Secrétaire d’État Francken refuse, malgré une condamnation de la Cour d’appel de délivrer un visa à une famille syrienne. Son parti a diffusé un tweet qui incrimine « les juges déconnectés » avant de lancer le hashtag IkSteunTheo, retweeté quelques centaines de fois. Devenu le tweet le plus populaire du parti, le hashtag a fait la une de l’actualité pendant plusieurs jours. Cette publicité a valu au parti une attaque de la présidente de Groen Meyrem Almaci, qui accuse Francken de bénéficier d’un soutien fictif, car une bonne partie des retweets seraient issus de profils fictifs. Et les comptes fictifs, il y a moyen de les acheter pour une bouchée de pain. Bref, la N-VA triche.
Fermes à clics
Jo Caudron: « Les fermes à clics permettent à tout le monde d’acheter des followers sur Twitter ou Facebook ou de commander des retweets et des likes. C’est facile et ça ne coûte pas cher. Et cela arrive plus souvent qu’on ne le croie. Les artistes débutants le font par exemple. On crée un peu de buzz numériques à l’aide de likes et de followers achetés en espérant être remarqués et atteindre un véritable public. Les starts-up se servent également de cette technique pour explorer le marché et chercher la notoriété. Est-ce tout à fait éthique ? Non, cela cadre dans le monde d’apparence que les réseaux sociaux peuvent créer et au fond, c’est du marketing classique. Cependant, il est extrêmement difficile de prouver que la N-VA a acheté de faux comptes ou retweets. Quand on essaie de découvrir qui se cache derrière les tweets ou retweets, on aboutit auprès des grands joueurs américains Facebook et Google. Et ne comptez pas sur eux pour révéler les identités précises. »
Quelques recherches en ligne sur #IkSteunTheo fournissent une série de données étonnantes. Au total, le hashtag aurait été tweeté plus de trois cents fois et aurait atteint un public potentiel (« audience ») d’environ 751 000 personnes. Les 1 153 000 impressions générées par le tweet sont encore plus spectaculaires. Une « impression » est une notion issue du monde du marketing et de l’annonce publicitaire et indique le nombre de fois que l’image d’une annonce (ici un message politique) a été vue. On ne peut en déduire si les internautes ont effectivement lu le message ou s’ils ont cliqué dessus.
Caudron n’est pas impressionné par ces chiffres : « Avec 300 véritables tweets dans un pays aussi petit que la Belgique, ces chiffres d’audience et d’impressions sont purement théoriques. Je ne pense pas que le reste du monde s’est vraiment occupé de ce hashtag néerlandophone. Au fond, 300 tweets suivis d’une centaine de retweets, c’est très peu. La N-VA peut donc se frotter les mains du tapage mené par Groen sur ces prétendus faux profils. Groen a surtout contribué à la polémique et l’a rendu plus important en lui donnant de l’attention. Il est probable qu’il ait attiré plus de gens encore vers le hashtag. Vous pouvez être certains que tous les partis ou politiques ont des followers fictifs indésirables sur les réseaux sociaux. On peut les acheter, mais ils viennent spontanément. Cela fait partie de ce monde en ligne. »
Politique en 140 signes
Caudron estime beaucoup plus important que les partis et les politiques communiquent de plus en plus directement via les réseaux sociaux.
« Donald Trump a mené cette stratégie jusqu’au bout lors des élections présidentielles américaines. Il a manipulé l’opinion publique avec succès sur Tweeter. Le grand avantage de cette stratégie de communication, c’est qu’on peut exprimer son opinion sans nuances, sans devoir répondre aux questions critiques des médias traditionnels. On néglige les journalistes et les réseaux sociaux servent à faire passer une langage de slogans. »
La N-VA se sert aussi de plus en plus de cette stratégie de communication pour envoyer un message politique de 140 signes sur Twitter ou pour diffuser des messages sur Facebook ou des vidéos sur YouTube.
Caudron trouve ça préoccupant. « Dans quel discours politique sombre-t-on quand on fait de la politique à coup de 140 signes ou de clips? Je trouve même que c’est une évolution dangereuse. Aux États-Unis, Trump a traité les médias classiques de fake. Le problème, c’est que la crise de la décennie précédente a effectivement fait reculer les médias traditionnels. Ils disposent de moins de moyens et de personnel. En ce sens, Bart De Wever a peut-être raison quand il dit que la qualité est sous pression. Cependant, les médias traditionnels jouent toujours le rôle principal dans le monde de la communication. C’est là qu’on sépare le bon grain de l’ivraie et qu’on cadre, analyse et explique les faits. Tout cela est absent des réseaux sociaux. »
Finalement, la radio, la télévision et les journaux se sont emparés de l’attaque contre les juges déconnectés. « Oui », dit Caudron », « mais le ton était donné avec des techniques de propagande vieilles comme la rue. La génération actuelle de politiques compte des démagogues qui connaissent les techniques et les appliquent sur les réseaux sociaux avec succès. »
Les médias traditionnels
Entre-temps, Theo Francken s’est transformé en politique le plus populaire de la N-VA. Bart De Wever l’a cité comme son successeur potentiel à la présidence du parti.
Cette évolution potentiellement dangereuse vers une politique de propagande est-elle encore réversible ? Caudron estime que oui. « Prenez Trump. Combien d’électeurs ont regretté leur choix le lendemain? Combien d’entre eux voteraient à nouveau pour Trump s’ils pouvaient recommencer? Combien de personnes en plus iraient voter si elles le pouvaient ? Même chose pour le Brexit. La gueule de bois arrive assez vite. Les journalistes doivent simplement continuer à faire à fond leur travail et percer les slogans à jour au lieu de les reprendre avec empressement. Il y a un nombre croissant de personnes qui veulent connaître les faits et la vérité. Regardez les adeptes de quelqu’un comme Bernie Sanders aux États-Unis. Il y avait beaucoup de jeunes parmi eux, la génération qui a grandi avec les réseaux sociaux, et c’est porteur d’espoir. »
Même si la N-VA est précurseur du jeu politique via les réseaux sociaux, ce que fait le parti n’est pas toujours fantastique, dit Caudron. « La qualité de leurs vidéos par exemple est lamentable. La N-VA excelle surtout à s’écarter des médias traditionnels. Leur président ne donne pas d’interviews à certains médias traditionnels, par exemple. Et au fond, ce n’est pas étonnant. La N-VA n’est pas l’héritière de médias cloisonnés qui étaient pratiquement tous proches d’un parti traditionnel ou qui en étaient le porte-parole. La part a peu d’affinités avec ces médias »
Les médias cloisonnés se sont transformés en entreprises commerciales et malgré toute la rhétorique sur les médias traditionnels, la N-VA joue le jeu, d’après Caudron. « Ne vous trompez pas sur la stratégie de réseaux sociaux de la N-VA. Leur véritable mécanisme pour atteindre et influencer l’opinion publique passe toujours par les médias mainstream. Les tweets, les publications Facebook et les vidéos YouTube ne sont qu’un levier pour atteindre les médias classiques. Et cela fonctionne de mieux en mieux, car certains journalistes se laissent facilement entraîner par un tweet et le reprennent même tel quel. Il est probable que les journalistes ne connaissent pas encore assez le véritable fonctionnement des réseaux sociaux. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici