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Dame Justice brise (presque) le plafond de verre

Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

La nouvelle année judiciaire débute par une primeur : la première présidente de la Cour de cassation est une femme. Bien que la féminisation de l’appareil judiciaire se poursuive depuis un certain temps déjà, les femmes restent sous-représentées dans les juridictions supérieures telles que la Cour de cassation et le Conseil d’État.

Il y a quelques mois, le ministre de la Justice, Koen Geens a nommé Beatrijs Deconinck première présidente de la Cour de cassation. Pour la première fois depuis 1832, le plus haute juge du pays est une femme : la fin de la longue lutte des femmes pour briser le plafond de verre dans le système judiciaire.

Cette lutte débute à la fin du XIXe siècle, lorsqu’en 1883, Marie Popelin entame ses études de droit à 37 ans à l’Université libre de Bruxelles. Cinq ans plus tard, elle est la première avocate diplômée à s’inscrire au barreau de Bruxelles, mais c’est sans compter le bastion de mâles de la Cour d’appel. Le tribunal rejette sa demande. L’argumentation de la Cour témoigne d’un sexisme non déguisé : « les exigences et sujétions de la maternité, l’éducation que la femme doit à ses enfants, la direction de son ménage et du foyer confiés à ses soins, la placent dans des conditions peu conciliables avec les devoirs de la profession d’avocat et ne lui donnent ni les loisirs, ni la force, ni les aptitudes nécessaires aux luttes et aux fatigues du barreau ».

Marie Popelin
Marie Popelin© PG

Ce n’est qu’en 1948, l’année où les femmes obtiennent le droit de vote en Belgique, que l’on nomme la première femme magistrate. Depuis lors, les femmes ont parcouru un long chemin dans toute la société, y compris dans le système judiciaire, même si le monde juridique a encore la réputation d’être assez fermé et conservateur.

Sensible au genre

La féminisation de « Dame Justice  » a donc commencé dans les universités. Ces dernières années, le nombre d’étudiantes en droit n’a cessé d’augmenter. Au cours de l’année académique précédente, leur part à la KU Leuven dans la première licence était même supérieure à 65%. En 1998, ce chiffre était de 53 %.

Un autre facteur de féminisation de l’appareil judiciaire est la création du Conseil supérieur de la Justice (CSJ). Cela s’est produit il y a près de vingt ans, à la suite de l’affaire Dutroux. Le CSJ doit garantir la nomination indépendante et objective des magistrats. Depuis le début, il y a eu une certaine sensibilité de genre. Par exemple, la première présidente du CSJ était une femme : Edith Van den Broeck. En même temps, il a été établi que chaque membre du comité de nomination disposait de trois voix. Un vote devait aller à un candidat du sexe opposé.

Le CSJ dispose d’un bureau composé de quatre membres permanents : deux néerlandophones et deux francophones. Selon l’ancien président Christian Denoyelle de la HRJ, la pratique montre que l’égalité des sexes existe également pour cette agence. En ce moment, il y a deux femmes et deux hommes. Selon Denoyelle, le fait que les deux hommes soient néerlandophones est une coïncidence.

Les chiffres détaillés du CSJ parlent d’eux-mêmes. Les candidats magistrats nommés par le CSJ sont effectivement nommés par le ministre dans plus de 99 % des cas. Entre 2014 et 2019, le nombre de femmes nommées a continué d’augmenter régulièrement, atteignant en moyenne bien au-delà de 60 %, tant pour les juges que pour les procureurs. Les pourcentages ne diffèrent pas beaucoup entre les comités de nomination francophone et néerlandophone du CSJ.

Toutefois, un certain nombre de différences notables apparaissent entre les types de tribunaux et les fonctions. À la Cour d’appel, par exemple, 56 % des femmes en moyenne ont accédé au poste de  » conseillère « . Aucun titre d’emploi féminin officiel n’a encore été trouvé. Mais en tant que chef de la police, les femmes sont encore minoritaires. Un chef de police dirige une équipe de magistrats (juges et procureurs) au sein d’un tribunal ou d’une juridiction donnée. Sur un total de 80 chefs de police en Belgique, il n’y a que 21 femmes. Les femmes restent également minoritaires parmi les juges de paix et les juges de police, avec un afflux moyen de 43,97 % au cours des six dernières années.

Il existe également un autre problème au plus haut niveau de la magistrature. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire, une femme a été nommée première présidente de la Cour de cassation. Les postes vacants dans cette cour sont rares, mais entre 2014 et aujourd’hui, seules 5 femmes se sont jointes à la Cour sur un total de 30 membres. La Cour de cassation compte 14 hauts magistrats et au cours des trois dernières années, pas une seule femme ne s’y est ajoutée, mais trois hommes.

Deux autres hautes juridictions ne relèvent pas de la compétence du CSJ: la Cour constitutionnelle et le Conseil d’État. La Cour constitutionnelle compte 12 juges, qui sont nommés par la Chambre et le Sénat. Sur ces douze, seules 3 femmes néerlandophones sont juges. Aujourd’hui, il n’y aucune femme juge francophone à la Cour bien que dans les années 1990, il y a eu deux femmes juges francophones. La Cour existe depuis 1984 et au cours de ces 35 années, une seule femme (francophone) a été présidente (pendant un an) alors que 21 hommes sont devenus présidents.

Les femmes sont donc encore nettement sous-représentées dans les hautes juridictions du pays. Selon Christian Denoyelle, ce n’est qu’une question de temps avant que la féminisation n’ait lieu à ce niveau également. « Nous constatons depuis des années que la magistrature se féminise de plus en plus. La première femme présidente de la Cour de cassation est évidemment une bonne chose, mais au fond ce n’est plus un problème pour le comité de nomination. Le Conseil supérieur ne fait qu’évaluer les mérites et les compétences des candidats et c’est le candidat le plus apte qui est nommé. »

Il est frappant de constater que les femmes restent également sous-représentées (43%) dans les tribunaux de paix. Selon Denoyelle, c’est parce que le juge de paix est traditionnellement ancré localement et qu’il est donc très visible et influent dans son canton, ce qui semble inciter plus d’hommes de loi à postuler à un poste vacant.

Denoyelle ne veut pas dire que les femmes sont moins ambitieuses. « Je pense que les femmes s’autocensurent davantage et qu’elles sont moins attirées par les aspects politiques du poste de chef de corps. On le voit aussi dans d’autres secteurs de la société. »

Monsieur « le juge »

Selon l’ancien président du CSJ, la féminisation de la justice est liée à l’évolution du contenu du travail du magistrat. « Ces dernières années, cette fonction est passée d’une fonction de pouvoir à une fonction plus sociale. Bien sûr, le juge a encore du pouvoir, mais l’époque où tout le monde tremblait de peur quand Monsieur ‘le juge’ a parlait est définitivement révolue, et c’est une bonne chose. Au sein de la Justice, l’accent est mis davantage sur l’aspect service, sur l’aide aux personnes, plutôt que sur l’aspect purement répressif. L’autorité dont jouit aujourd’hui le juge ne peut plus être comparée à celle du passé. Vous devez mériter cette autorité. Cela doit venir du bas. C’est le citoyen qui vous donne l’autorité. »

Christian Denoyelle estime que le comité de nomination du CSJ tient désormais davantage compte d’autres compétences que les connaissances purement juridiques. Il mentionne, entre autres, les compétences émotionnelles. « Dans nos examens, nous évaluons non seulement nos connaissances, mais aussi nos compétences. On peut être un bon juriste, mais il faut aussi prêter attention à la personne devant vous, à son histoire. Ce n’est qu’alors que l’on peut proposer une solution qui soit la meilleure possible pour toutes les parties. La loi ne suffit pas. »

On dit parfois que les femmes ont une plus grande intelligence émotionnelle et que les femmes juges jugeraient donc plus humainement que leurs collègues masculins. « Je le pense aussi parfois intuitivement », admet Denoyelle. « Mais cette question a souvent fait l’objet de recherches scientifiques et je ne connais aucune étude qui le confirme. Le sexe n’a pas vraiment d’importance, car c’est le devoir déontologique du juge de faire une abstraction d’une partie de sa personnalité. Quand on enfile sa toge, on doit être neutre. Dame Justice a les yeux symboliquement bandés. Cette cécité symbolise neutralité. »

En même temps, il se rend compte qu’en tant que juge, on ne peut jamais totalement faire abstraction de sa personnalité. « Un juge doit être conscient de son bagage, de ses préjugés, etc. C’est pourquoi le législateur prévoit un collège de trois juges dans la plupart des tribunaux. Cela devrait promouvoir une jurisprudence neutre. » Aujourd’hui, cependant, il est de moins en moins question de trois juges. En partie à cause des économies réalisées et afin de rattraper l’arriéré judiciaire, il y a de plus en plus de juges qui siègent seuls.

Selon certains, la féminisation a affecté le statut social d’un certain nombre de professions. Il est souvent fait référence aux médecins, à l’éducation et à la profession juridique. Denoyelle n’est pas d’accord. « Plus de femmes dans un certain secteur ne diminue certainement pas le prestige d’une profession. C’est pareil pour la magistrature. »

« Gens de couleur en toge »

Les femmes sont peut-être largement représentées, voire majoritaires, mais le personnel judiciaire n’est pas encore un miroir de la société. Où sont, par exemple, les juges issus de l’immigration? On ne les voit nulle part.

« En effet, la justice n’est pas encore assez diversifiée », admet Christian Denoyelle. « La grande majorité de nos juges viennent de la classe moyenne supérieure blanche. Tôt ou tard, le pouvoir judiciaire se heurtera à des problèmes de légitimité. Cette composition homogène du personnel conduit à une connaissance limitée des différents contextes socioculturels des demandeurs. Ce problème bénéficie de très peu d’attention. En tant que magistrat, il faut être absolument neutre à tout moment et partout, mais cela ne change rien au fait que sous votre robe vous pouvez aussi être catholique, laïque ou musulman.

Cette année, la  » Journée de l’État de droit  » à Malines s’est clôturée par le discours prononcé par une avocate fraîchement diplômée d’origine africaine. C’était la seule personne de couleur dans une salle blanche. « Je ne pense pas que ce soit un problème en soi, parce que j’ai foi en l’état de droit belge, a-t-elle dit à son auditoire, « mais essayez d’imaginer de devoir comparaître devant un tribunal composé uniquement de personnes de couleur en toge. »

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