François Schreuer
Crise gouvernementale : ne laissons pas le moralisme remplacer la politique
La séquence ouverte ce lundi par le président du CDH, Benoit Lutgen, témoigne, dans presque toutes les expressions auxquelles elle donne lieu, de l’installation, au coeur du logiciel politique commun, d’un lexique moraliste qui éclipse largement la question politique en tant que telle. Ebauchons-en l’inventaire.
« Ethique ». « Il faut respecter l’éthique » (avec un article défini), lit-on, entend-on partout. L’éthique semble être une chose donnée. Le caractère relatif, culturel, personnel de tout positionnement moral est gommé au profit d’une sorte de code implicite qui prévaudrait même sur la loi. Dans un monde gouverné par « l’éthique », le respect de la loi passe même au second plan. Des comportements conformes à la loi, mais considérés comme immoraux (et la présentation médiatique qui en sera faite sera à cet égard déterminante) pourront ainsi mener très rapidement un élu à la mort politique. À l’inverse, un dossier judiciaire accablant n’empêchera pas d’autres de se maintenir en fonction sans trop de soucis, grâce à une immunité parlementaire et à un soutien populaire local.
« Gouvernance ». La notion de gouvernance est devenue omniprésente ; même le PTB utilise désormais ce terme issu de la sphère managériale, qui a peu à peu remplacé d’autres concepts pour parler de la gestion de la chose publique. Il évoque pourtant une conception très peu contradictoire du jeu démocratique : « la » bonne gouvernance, c’est l’inverse conceptuel du débat public et du pluralisme démocratique. Ecolo et Défi, qui rivalisent de blancheur immaculée pour se positionner sur ce terrain, font savoir que leur exigence première dans la crise (entendre : leur pas de porte pour l’entrée en négociation) porte sur ce sujet. Ils pourraient mettre en avant des objectifs politiques (les possibilités ne manquent pas), mais non : leur premier réflexe est… moral.
« Trahison ». Le PS aurait pu insister sur les désaccords idéologiques qui ont mené le CDH (qui se dit pour sa part « dégoûté ») à la rupture. Il aurait pu souligner l’impact que la chute des gouvernements régionaux aura sur les réformes, les projets qu’il porte. Rien de tout cela dans la communication de crise du Boulevard de l’Empereur : l’accent y est mis sur la « trahison » du partenaire, un argument faible quand le PS n’est pas spécialement réputé s’interdire ce genre de changement d’alliance. À raison, d’ailleurs : ceux-ci relèvent du fonctionnement normal des institutions parlementaires. Accessoirement, le PS explique que c’est en raison des règles strictes qu’il a décidé de promouvoir pour empêcher le « cumul des mandats » que le CDH a canné : moralisme, là encore.
« Petits jeux politiciens ». Chaque intervenant, ou presque, prend la peine d’insister sur le fait qu’il ne jouera pas, lui (ou elle), dans de « petits jeux politiciens », tentant de renvoyer ce stigmate infamant aux autres partis présents sur la scène. Et voilà les futures négociations rendues d’emblée plus difficiles, voilà l’indispensable recherche d’équilibres entre possibles futurs partenaires transformée en marchandage sordide.
Face à cette dérive générale, on pourrait peut-être proposer trois antidotes.
a) Remettre le projet politique au centre du jeu : c’est d’abord et avant tout en fonction de son programme qu’une majorité gouvernementale doit être jugée. Quel sera le programme des nouvelles majorités voulues par le CDH ? Vont-elles dégager des moyens conséquents pour le logement social ? Vont-elles refinancer les communes qui n’en peuvent plus de se serrer la ceinture ? Vont-elles maintenir la position défendue par M. Magnette sur le CETA ? Vont-elles enfin réorienter les choix de mobilité vers le transport public et juguler l’étalement urbain ? Vont-elles améliorer l’accès de tous à l’enseignement supérieur ou réserver un peu plus celui-ci à une élite ? Pourquoi ne parle-t-on pas de ces questions ?
b) Faire infatigablement l’éloge de la négociation et de la représentation parlementaire proportionnelle. Non, la négociation n’est pas une chose sale. C’est la condition même de l’union du multiple dans une société post-moderne caractérisée par la diversité très importante des conceptions de la vie bonne qui y ont cours. Si l’on donne enfin une consistance théorique au concept évanescent de « populisme », comme le fait un Jan-Werner Müller, en le définissant comme le refus du pluralisme, alors la négociation est le noyau de l’anti-populisme et doit être valorisée comme telle.
c) Combattre, enfin, la corruption pour ce qu’elle est : un comportement délinquant qui met gravement en danger les institutions démocratiques. Ce comportement, il faut cesser de l’euphémiser en parlant des « affaires » ou en chantant en boucle le mantra de la « bonne gouvernance ». Il faut prendre les mesures qui permettent de la combattre : refinancer la justice de façon conséquente, créer un parquet anticorruption sur le modèle italien, interdire pour de longues durées (et définitivement en cas de récidive) l’exercice de toute responsabilité publique aux personnes qui ont été condamnées pour de tels faits.
Le mouvement moraliste auquel nous faisons face n’est certes pas neuf, mais il a atteint aujourd’hui, en Belgique francophone, une intensité qui doit être dénoncée parce qu’elle mène à la dépolitisation de tout, à la relégation des antagonismes idéologiques au second plan — et donc finalement à une forme d’impuissance démocratique, de noyade dans le grand blob, d’incapacité collective, tout simplement, à délibérer effectivement d’un devenir commun.
François Schreuer
Conseiller communal de la Ville de Liège (VEGA)
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