Philippe Defeyt
Crise du pouvoir d’achat : agir sur les revenus plutôt que sur les prix
Guerre en Ukraine oblige, la hausse des prix (de l’énergie mais pas seulement) n’est pas près de prendre fin. Les solutions politiques présentées jusqu’à présent tentent de faire baisser ces prix. Une mauvaise idée, selon l’économiste Philippe Defeyt, ancien secrétaire fédéral d’Ecolo. Qui estime qu’il serait préférable d’agir plutôt sur les revenus. Explications.
La crise socio-économique va s’amplifier encore alors que le recul des prix énergétiques, il y a peu encore dans la ligne de mire, n’est plus pour demain ; c’est même de nouvelles augmentations qu’il faut craindre ; des hausses de prix potentiellement importantes vont concerner d’autres produits essentiels (le pain et la farine certainement, peut-être aussi d’autres consommations comme l’huile).
Cette inflation inquiète, à juste titre, en particulier les ménages dont la structure de consommation fait qu’ils sont plus fortement impactés que d’autres par ces hausses de prix ; la classe moyenne, en tout cas inférieure, souffre aussi, d’autant plus que les carburants routiers voient leur prix augmenter.
Cette situation donne lieu à un festival de bonnes et moins bonnes idées ; l’immense majorité des propositions sur la table vise à faire baisser les prix.
Cependant, cette approche n’est pas tenable dans la durée, pour plusieurs raisons :
- si les hausses des prix énergétiques continuent, même une activation complète des cliquets possibles (carburants) ou imaginés (électricité) ne suffira pas ;
- baisser les prix conduit à aider de gros consommateurs qui, en général, sont plus à même d’absorber les chocs ;
- même les tarifs dits sociaux vont enregistrer de fortes hausses, au moins pendant toute l’année 2022 ;
- l’équité entre les profils de consommateurs et les vecteurs énergétiques est difficile à assurer, d’autant plus que les prix relatifs (par exemple entre le gaz et le mazout) se modifient en permanence en fonction des marchés ;
- d’autres hausses se profilent, sur des consommations tout aussi importantes, symboliquement et économiquement ; le pain est ici une bonne illustration ; or les moyens fiscaux de réduire ces hausses là sont inexistants ou très limités ; on peut bien sûr, et cela vaut aussi pour l’énergie, contrôler les prix ou subsidier les consommations concernées, mais les effets à moyen terme de ce genre de politiques sont en général contre-productifs, y compris sur le plan de l’équité ; on ne va pas non plus multiplier les dispositifs qui visent les prix (une baisse de TVA par ci, un cliquet par là, encore un autre dispositif pour le mazout, demain des chèques et autres subsides pour divers produits alimentaires, etc.) ;
- enfin, il est évident qu’un signal prix amène à modifier les comportements et à orienter les investissements, en matière énergétique comme pour d’autres consommations ; la transition climatique passe par des signaux prix forts, pour toutes les consommations ; on voit déjà que la demande de panneaux photovoltaïques est dopée par la hauteur du prix de l’électricité et nul doute que les ménages feront de plus en plus attention à leurs déplacements automobiles ; demain des comportements alimentaires devront aussi s’adapter aux évolutions des prix relatifs.
D’une manière générale, au plus on veut jouer sur les prix, au moins on tient compte de la diversité des situations, au plus on multiplie les dispositifs, au plus on risque de mal utiliser des moyens rares et/ou de générer des inégalités.
Il est urgent d’adopter une autre approche, plus mûrie, plus structurelle, plus globale.
Tout pris en considération, le niveau de revenus du ménage reste le meilleur indicateur des difficultés énergétiques et autres, dans toute leur diversité. Il n’est pas parfait (on peut très bien avoir un petit revenu et disposer d’un logement social à faible consommation énergétique) ; mais, par exemple, la probabilité d’avoir une carte carburant, de disposer de panneaux photovoltaïques, d’utiliser une voiture à faible consommation, de disposer d’une épargne qui permet d’absorber un choc inflationniste, etc., etc., augmente avec le niveau de revenus du ménage. On peut également émettre l’hypothèse que la grande variété des consommations touchées par l’inflation, matchée avec la diversité des situations et comportements, aboutit à un équilibre des impacts, par niveau de revenus.
C’est pour cela que je propose de recentrer l’ensemble des dispositifs, déjà existants (chèque-mazout, tarifs sociaux, cliquets, etc.) ou en discussion, vers une politique des revenus, au vu de la perspective de prix durablement élevés, en particulier pour des consommations essentielles ; et, bien sûr, l’enveloppe budgétaire globale doit être dopée.
Cette politique des revenus viserait en priorité les ménages précaires et la classe moyenne inférieure, soit, au total, environ la moitié des ménages.
Elle s’appuierait d’abord sur une augmentation des revenus du ménage, modulée en fonction de leur hauteur ; on n’est pas obligée de complexifier le dispositif mais une certaine dégressivité s’impose, ne serait-ce que pour éviter des effets de seuils marqués. L’aide serait calculée sur base de la moyenne des revenus des douze derniers mois et impliquerait, j’en ai bien conscience, un monitoring administratif de ces revenus ; on dispose des données pour le faire ; il suffit d’investir dans la « machinerie » ; ce n’est pas évident, mais c’est possible, même à brève échéance ; il est aussi souhaitable que la Belgique, au vu des crises successives et de celles à venir, dispose d’un outil d’intervention rapide, polyvalent, structurel en matière de soutien du pouvoir d’achat.
Cette politique des revenus passerait aussi par une harmonisation et une révision des mécanismes d’indexation des salaires, pour garantir que les revenus nets évoluent à due concurrence des revenus bruts ; l’Institut pour un Développement Durable a déjà formalisé une proposition concrète, qui a tout son sens en période d’inflation forte ; comme le mécanisme proposé passe, notamment, par une adaptation des barèmes fiscaux, on peut le plafonner au niveau de revenus souhaité.
L’orientation que je propose implique certes un investissement administratif lourd, à réaliser en peu de temps, mais doterait la Belgique d’un outil in fine moins coûteux à mettre en oeuvre qu’une série sans fin de mesures les plus diverses, dont l’impact final est indéterminé a priori et qui, surtout, permettra d’affronter efficacement, rapidement, équitablement, la crise de pouvoir d’achat et les conséquences d’autres difficultés à venir, par exemple une remontée du chômage suite à la crise économique majeure qui s’annonce.
Agir via les revenus permet de mieux concilier préoccupations sociales et préparation de l’avenir.
Philippe Defeyt
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