Covid: « On vit une expérience de psychologie sociale à ciel ouvert »
Pour Benoît Dardenne, professeur de psychologie sociale à l’ULiège, appeler la population à former une équipe de onze millions de personnes a du sens: la victoire sera collective ou ne sera pas. En revanche, la référence permanente à la famille traditionnelle aurait besoin de quelques retouches.
La communication gouvernementale, qui joue sur la fibre collective, est-elle pertinente dans la lutte contre le coronavirus?
Cette pandémie est par définition collective. La solution doit donc l’être également, même si elle s’appuie sur des comportements individuels. L’image d’une équipe de onze millions de personnes peut paraître simpliste et paternaliste mais elle met bien en exergue l’importance du lien social. On dit toujours que l’équipe des Diables Rouges forme un bon collectif, même si on y trouve des individualités extra- ordinaires. L’important, lors d’un match, n’est pas celui qui marque mais la stratégie mise au point ensemble pour permettre à l’un des joueurs d’inscrire un but. L’image d’union face à la pandémie peut donc paraître naïve mais elle a du sens: la victoire sera collective ou ne sera pas.
L’être humain est un animal social, pas un ermite. Son besoin de connexion avec les autres est fondamental.
Cet appel au collectif n’est-il pas en décalage avec une société consacrant l’individualisme? Qui plus est, dans un pays qui prône de moins en moins l’union nationale au profit d’une structure institutionnelle éclatée et dont les ministres ne semblent pas toujours s’entendre?
On a effectivement tendance dans nos sociétés à mettre l’individuel en avant. Cela se voit même dans la politique, avec le millefeuille institutionnel qui est le nôtre. Il est d’autant plus important de trouver une unité dans le message. Je crois objectivement que la majorité des gens ont bien compris le message et respectent les règles mais on met souvent en exergue la minorité de citoyens qui estime que celles-ci ne s’appliquent pas à eux pour diverses raisons. Ils sont certes plus visibles, ceux qui se rendent en masse sur la Grand-Place de Bruxelles, mais ils sont minoritaires.
La communication du gouvernement mobilise régulièrement le risque de mort des plus fragiles pour conscientiser la population à la nécessité de respecter les règles. N’y a-t-il pas d’autres concepts, plus positifs, à invoquer?
Il est très dangereux d’utiliser la peur – et a fortiori la mort – pour tenter de conscientiser les gens parce que cela peut susciter un effet rebond et boomerang. Si vous ne donnez pas de solutions pour sortir de cette angoisse de la mort, votre message, au lieu d’inciter les gens à la prudence, risque en effet d’enclencher le comportement problématique au lieu de le freiner. Recourir à la peur comme seul argument est inefficace, dangereux et déconseillé. Il faut au contraire privilégier les messages qui évoquent l’entraide, la cohésion, l’empathie: porter le masque n’est pas seulement une contrainte mais une marque de respect.
Le gouvernement recourt très souvent à l’idée de la famille dans sa communication. Or, de nombreuses personnes ne vivent pas en famille ou pas dans la famille traditionnelle qu’évoque le Premier ministre.
Qu’y a-t-il en effet de plus important pour nous que nos proches? C’est notre noyau de vie, très fort, et une réalité pour une série de gens. Mais quel est le modèle familial évoqué dans ce message? On dirait une famille typique des années 1950, avec papa, maman et deux enfants vivant sous le même toit et où tout va bien. Or, la famille traditionnelle n’est plus la norme actuellement: les familles recomposées, décomposées ou monoparentales sont nombreuses. Donc cette communication crée un problème si on met malgré tout ce concept de famille au centre des préoccupations des citoyens. On ne prête pas assez attention à la complexité et aux multiples formes de familles. Sans doute faudrait-il redéfinir cette notion.
Les célibataires peuvent également avoir le sentiment d’être laissés pour compte.
Je suis bien d’accord. Quand on retire de la population les familles recomposées, les personnes célibataires et les familles monoparentales, il ne reste finalement plus grand monde. Pour un célibataire, le lien social essentiel n’est pas fourni par la famille – qu’il n’a pas – et il faut qu’il le trouve ailleurs. Les responsables politiques devraient davantage tenir compte des particularités de toute la vie familiale ou sociale actuelle ; il devient alors difficile d’avoir un message unique, valable pour tout le monde. Mais il est vrai que la puissance du message risque de se faner s’il n’est pertinent que pour une frange réduite de la population. La communication du gouvernement devrait aussi être plus ciblée: on ne s’adresse pas de la même manière à des adultes qu’à des adolescents.
On attend aujourd’hui des jeunes qu’ils prennent soin de leurs aînés en adoptant le comportement adéquat en ces temps de pandémie. Cette solidarité à l’envers est-elle difficile à vivre pour les jeunes?
Même si ce n’est pas facile, beaucoup sont responsables et ont bien compris quelle était leur part d’obligations à remplir. En revanche, certains autres ont l’impression d’être une génération perdue, qui aura encore plus de mal à trouver un travail, qui ne peut pas s’amuser à sortir et qui doit se sacrifier pour les plus de 80 ans qui « vont de toute façon mourir, sont malades, ne contribuent plus à rien… ». Ceux-là ressentent un profond malaise et je ne pense pas que les jeunes qui tiennent ce genre de discours soient égoïstes ni je-m’en-foutistes. Ils sont honnêtes. Ils ont l’impression de donner leur jeunesse pour d’autres et la société doit d’autant plus faire tout ce qu’elle peut pour les protéger.
Que dit la gestion de cette crise des valeurs essentielles de notre société?
Même si c’est une évidence, ce qui me semble ressortir le plus du message des scientifiques, des responsables politiques et de la population, c’est l’importance du lien social et de la connexion avec les autres. On avait peut être perdu de vue depuis quelque temps que l’être humain est un animal social, pas un ermite. Son besoin de connexion avec les autres est fondamental. On redécouvre par son absence l’importance du lien. Depuis des années, les études épidémiologiques et expérimentales montrent l’impact négatif de l’isolement ou de l’exclusion sur le taux de mortalité, la probabilité de mourir dans l’année, les problèmes physiques ou psychologiques, l’apparition de symptômes de dépression, etc. On est ici dans une expérience de psychologie sociale à ciel ouvert où, pour montrer l’importance d’une chose, on en aurait privé les gens. On redécouvre la joie de boire un verre d’eau quand on a eu longtemps soif. Le besoin fondamental d’appartenance, de connexion, est comparable à la nécessité de boire et manger. Et quand on est privé de lien social, en fait, on se rend compte qu’on n’est peut-être pas si individualistes que ça.
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