Coût des cultes: les pouvoirs publics dépensent plus de 250 millions pour les religions
Les polémiques récentes autour du port du voile dans la fonction publique ont, indirectement, relancé un vieux débat assoupi: celui du financement public des cultes. Car si, en théorie, Etat et Eglises sont séparés, dans les faits, le premier finance l’existence des secondes. Pour plus de 250 millions d’euros par an pour le fédéral, la Wallonie et Bruxelles. Dont les catholiques raflent une grande partie. Un système très imparfait, mais une réforme fort peu probable…
Les briques, la charpente, la toiture: tout s’écroule, à l’église Saint-Martin de Bierghes. L’édifice religieux rebecquois n’accueille plus de fidèles depuis un bail et, là comme ailleurs, même lorsqu’ils le pouvaient encore, ils ne s’y recueillaient de toute façon plus en masse. La rénovation aurait coûté un petit million. Trop coûteux, pour de l’espace vide. Alors autant déconstruire, avait décidé la commune en 2020. D’autant que cela coûtera dix fois moins cher. Mais ni les briques, ni la charpente, ni la toiture n’ont encore été descellées. Un comité de soutien s’est constitué, les amoureux du patrimoine se sont manifestés, l’opposition communale s’est insurgée. Et l’église continue à se délabrer.
A Rebecq, comme partout, si les citoyens étaient toutefois questionnés sur le financement des religions par l’Etat, fort à parier qu’ils n’apparaîtraient pas très emballés. Ces deux pôles-là ne sont-ils pas censés être séparés? C’est même écrit quelque part dans la Constitution.
Ceux qui l’ignoraient l’ont peut-être appris, ces derniers temps, à force d’entendre parler tantôt de voile, tantôt de laïcité. Certains de ceux qui sont opposés au premier – à tout le moins dans la fonction publique – réclament que la seconde soit inscrite noir sur blanc dans cette Constitution. Pour d’autant mieux dissocier l’Etat des religions (en l’occurrence, ici, surtout de l’islam).
Nous pensons qu’il ne faut plus d’intervention étatique et que le système actuel est assez inégalitaire. »
François De Smet (DéFI)
Car cette disjonction est certes consacrée par plusieurs de ses articles (19: garantie de la liberté des cultes ; 21: interdiction de toute intervention étatique dans la nomination des hommes de Dieu…), mais la neutralité n’est clairement mentionnée nulle part. Juste sous-entendue. Et elle n’est pas absolue, puisqu’il reste des paragraphes où les pouvoirs publics et philosophiques s’entremêlent, comme ceux consacrés à l’enseignement ou au financement des cultes. Inscrire la laïcité dans la Constitution, comme le désire DéFI, impliquerait dès lors une vaste réforme constitutionnelle, et la réforme d’un système financier qui fonctionne sans trop de modifications depuis 1830. « Nous pensons qu’il ne faut plus d’intervention étatique et que le système actuel est assez inégalitaire », plaide François De Smet, président des amarantes, qui ne s’avance toutefois pas encore quant à des alternatives concrètes. Son parti les étudie et ne proposera pas de piste avant « début 2022 ».
Catholicisme, laïcité, islam: les mieux « payés »
Mais des alternatives en remplacement de quoi? Que coûtent, aujourd’hui, les cultes en Belgique? Fédéralisme oblige, la réponse s’avère fragmentée. Tous les niveaux de pouvoir déboursent un peu, beaucoup, fervemment. Un décryptage détaillé avait été publié pour la première fois en 2000, puis partiellement mis à jour en 2008, signé à chaque fois par Jean-François Husson, fondateur du Centre de recherche en action publique, intégration et gouvernance (Craig) et collaborateur de plusieurs universités (UCLouvain, ULiège). « Toutes les études sérieuses (et les autres aussi, d’ailleurs…) ont ensuite repris mes chiffres », indique-t-il.
Ceux-ci s’élevaient alors à 240,1 millions d’euros, soit 0,7% de l’impôt des personnes physiques. Un montant dont le catholicisme retirait 81,8%, l’islam 2,8% et la laïcité organisée 10,6%. « Car la Belgique est le seul pays au monde à financer structurellement la laïcité depuis une loi de 2002, signale Caroline Sägesser, politologue au Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques). Au départ, la laïcité organisée contestait le financement public des cultes, puis a fini par s’insérer dans ce système ». Avec une certaine réussite financière.
Le système a été conçu historiquement pour l’Eglise catholique, sans penser que d’autres cultes pourraient ensuite frapper à la porte. »
Caroline Sägesser (Crisp)
Le Vif a tenté d’actualiser ces montants. Au fédéral, c’est (presque) simple. De là sont versées les rémunérations des « ministres des cultes » reconnus (catholicisme, laïcité organisée, islam, protestantisme, anglicanisme, israélites et orthodoxes). Soit un peu plus de 3 500 personnes au total. Un curé gagne près de 22 000 euros par an (mais l’archevêque plus de 112 000…), un pasteur protestant 26 000, un rabbin 23 600, un imam entre 22 000 et 30 000, un conseiller moral minimum 37 000. Bref, le SPF Justice (puisque c’est de lui que les cultes dépendent) débourse annuellement 100,5 millions d’euros pour ces salaires. En parallèle, il octroie également des subventions pour le Conseil central laïque, l’Exécutif des musulmans et l’Union bouddhique belge qui représentent, toutes trois additionnées, 2,9 millions d’euros. Enfin, qui dit carrière, même sous les ordres de Dieu, dit également retraite. Le SPF Pension en verse une à 1 418 personnes, pour la somme de 20,2 millions d’euros en 2020.
S’ajoutent à cette note fédérale les traitements des aumôniers et des conseillers moraux, qui dépendent à chaque fois des services publics concernés. Ils officient principalement dans les hôpitaux, au nombre de 140 en 2019. Soit un coût de 12,7 millions. Plusieurs oeuvrent aussi dans les prisons (dont 43 pour le culte catholique), mais les établissements pénitentiaires n’ont pas répondu à notre demande, pas plus que la Défense, autre important « employeur ». Mais des aumôniers travaillent également dans les institutions publiques de protection de la jeunesse, les services d’immigration, ou encore le service de pêche maritime…
Total (incomplet) du fédéral: 136,4 millions.
A lire sur le sujet > Caroline Sägesser (Crisp): « Un mauvais départ pour la politique des cultes »
Auxquels doivent s’ajouter les parts des Régions, provinces et communes. Qui se chargent, en résumé, d’entretenir et rénover les lieux de cultes. Les communes doivent ainsi assumer les déficits des fabriques d’église, ce qui, en moyenne et selon les données les plus récentes, représente 1,7 million par an pour les bruxelloises et 91,3 millions pour les wallonnes. Soit près de 26 euros par habitant. Les provinces, elles, ont pour leurs frais les logements des ministres des cultes, l’entretien des cathédrales et des édifices classés… Facture annuelle de 6,6 millions. La Région wallonne, enfin, débourse essentiellement pour le patrimoine, ce qui a représenté en 2020 quelque 12,3 millions ; tandis que la Région bruxelloise a dépensé 1,2 million. Pour être exhaustif, il faut y ajouter la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles, via la RTBF et le financement des émissions télé consacrées aux cultes catholique, laïcité organisée, protestant, israélite et orthodoxe, soit 144 000 euros par an.
Total des entités fédérées francophones et des pouvoirs locaux: 113,2 millions.
Le culte catholique, pour des raisons historiques, se taille la plus grande part. « Mais cette part est en déclin très net », analyse Jean-François Husson, qui l’estime à 70%-75% aujourd’hui, alors qu’elle s’élevait (au fédéral) à 92% en 1996. Un « rééquilibrage » qui n’est dû qu’à la crise des vocations du côté des prêtres: le cadre est de moins en moins rempli.
Reste que 70% de la population belge ne se rend quand même pas à l’église. Le financement public du catholicisme semble en inadéquation avec la prévalence de la foi. En 2005, puis en 2009, les ministres de la Justice avaient mis sur pied des « comités de sages » afin de réfléchir à une réforme de cet imparfait système. Dont l’un des principaux problèmes, selon Caroline Sägesser, est l’absence de critères définis pour déterminer comment reconnaître officiellement une religion. Ou pas. « Le système a été conçu historiquement pour l’Eglise catholique, sans penser que d’autres cultes pourraient ensuite frapper à la porte », ajoute-t-elle. Or le modèle très pyramidal du catholicisme sied parfois fort peu à d’autres fois.
Une évolution, pas une révolution?
Marie-Françoise Rigaux, coprésidente du premier groupe de travail et professeure de droit constitutionnel (Université Saint-Louis), pointe d’autres anomalies: « Il faudrait aller vers un système de plus grande égalité entre les traitements, avec une revalorisation pour les traitements de base. Il existe aussi de grandes disparités au niveau des pensions. Prises à 70 ans chez les catholiques, mais à 65 chez les laïques. » Et, pour les premiers, vraiment pas mirobolantes.
Mais comment supprimer la mise à disposition d’un logement, qui relève des pouvoirs locaux, alors que le paiement des salaires dépend du fédéral? Une complexité institutionnelle qui rend toute réforme très complexe. Et qui semble peu compatible avec les grands chamboulements désirés çà et là. La fin pure et simple du financement public? Elle ne serait peut-être envisageable qu’au niveau fédéral, sinon en laissant tous les bâtiments religieux décrépir du jour au lendemain. L’une des craintes, récurrentes, serait qu’un financement via l’étranger s’y substitue. Comme cela a partiellement été le cas pour l’islam, ces dernières années. Comme on s’en doute, pas franchement une grande réussite…
Pour 100 à 200 millions, cela vaut-il la peine de faire un si grand barnum? Cela conduirait probablement à un financement plus important des cultes. »
Jean-François Husson (UCLouvain, ULiège)
Le système existe ailleurs, par exemple en Italie et en Allemagne. Mais il se révèle aussi imparfait: parce qu’il pose des questions de respect de la vie privée lorsqu’il s’agit de prélever l’impôt à la source et donc d’informer son employeur de ses convictions, parce qu’il risquerait de donner davantage de moyens aux cultes dont les fidèles ont un meilleur niveau de vie… « Et puis, pour 100 à 200 millions, cela vaut-il la peine de faire un si grand barnum? s’interroge Jean-François Husson. Et cela conduirait probablement à un financement plus important des cultes. »
Alors un grand sondage, pour déterminer la prévalence de chaque culte? « Mais alors, quelle question poserait-on? « Vous définissez-vous comme catholique, laïque, musulman, etc? » ou « quels lieux de culte fréquentez-vous? » », note Caroline Sägesser. S’il s’agit, effectivement, de financer des pratiques, alors la répartition actuelle ne s’en retrouverait peut-être pas chamboulée. On peut se déclarer incroyant mais tout de même faire baptiser son enfant ou se marier devant un autel…
Ou alors ne rien faire. Comme c’est d’ailleurs le cas depuis vingt ans. Les deux groupes de travail avaient abouti à des recommandations très concrètes, qui étaient davantage de l’ordre de l’ajustement que du grand chamboulement. Les propositions de loi étaient alors prêtes à être votées. Mais dans quels tiroirs ont-elles été rangées, encore?
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