Jan Nolf

Costa Justitia : le Conseil Supérieur de la Justice sombre.

Jan Nolf Juge de paix honoraire

Un seul conseil au Conseil Supérieur de la Justice: démissionnez !

L’affaire Dutroux mettait enfin l’indépendance et l’efficacité de la magistrature à l’agenda public et politique. Le Conseil Supérieur de la Justice en a été le résultat le plus visible.

En 2012, ce Conseil fut réélu pour la quatrième fois, pour un nouveau mandat de quatre ans. Il compte 44 membres. Autant de francophones que de néerlandophones, divisées en deux groupes de 22 magistrats et 22 non-magistrats. Son ‘Bureau’ est composé de quatre membres de l’Assemblée générale qui exercent la présidence du Conseil à tour de rôle, pendant une année judiciaire.

Depuis 2012, rien ne va plus et en 2014 la présidente pourrait manquer à l’appel. Mais bien avant cette date, ce Conseil (si) supérieur pourrait sombrer tout court.

Le naufrage de ce navire amiral de la justice au pavillon blanc – car non partisane, ni politique – s’avère une débâcle annoncée comme celui de la Costa Concordia : un capitaine qui prend des risques, entouré d’une équipe mal préparée.

L’état de droit, comme beaucoup d’îles, est entouré d’écueils. Et la catastrophe juridique a déjà bien eu lieu. Elle resta longtemps secrète, mais plus maintenant.

La partie simple de l’histoire : la capitaine devait poser son sac à terre.

Il est évident que Michèle Loquifer, élue présidente du CSJ 2014/15 à le droit – comme toute citoyenne – à la présomption d’innocence. Cela n’empêche pas certaines remarques historiques.

Pour ne citer que cette opinion de votre #justicewatcher au Vif/L’Express du 13 septembre 2012, donc il y a exactement un an : « Michèle Loquifer, dans le privé Mme Philippe Busquin (prédécesseur d’ Elio Di Rupo comme président du PS, deux fois bourgmestre de Seneffe, membre de la loge Nivelloise ‘Les Amis Discrets’). Mme Loquifer fut désignée par le Sénat (et non par les magistrats). Elle venait de démissionner: pas de la politique, mais de la magistrature.

Son CV s’achève provisoirement le 30 avril 2012 en tant qu' »ancienne présidente d’un tribunal de première instance ». C’est le ministre de la Justice Van Parys qui nomma en 1999 – à la surprise quasi générale – cette juge de police comme chef du tribunal de première instance de Nivelles. Même si Seneffe est proche de Nivelles, dans la tradition judiciaire, c’était bruler beaucoup d’étapes en moins de 8 ans de carrière de magistrat.

Le renouvellement de son mandat de présidente en 2006 par contre, ne se passa pas sans heurts. Une « guerre des juges » éclata et une procédure devant le Conseil d’Etat suivit. Par arrêt du 11 mars 2008, l’Arrêté Royal du 1 septembre 2006, cosigné par la ministre de la Justice Onkelinx fut annulé. Le Conseil Supérieur rédigea ensuite le 20 juin 2008 un deuxième avis en sa faveur, qui résulta dans sa nouvelle nomination. Pas de doute, cette dame est une experte en la matière. »

Entretemps la guerre des juges a franchi une étape le 22 mai 2013. Inculpée pour faux (suite de la plainte du magistrat Joseph della Faille, candidat malheureux au poste laissé vacant à la présidence du tribunal de Nivelles) l’ex-juge Loquifer est suspendue du CSJ.

Que le Sénat jugeait cet illustre personnage irremplaçable pour les garanties d’une justice impartiale en dit plus sur le Sénat que la justice même. En effet, en avril 2006, dans la saga du juge Monin, la cour d’appel a récusé la présidente Loquifer de l’instruction du dossier disciplinaire Dinantais, estimant qu’elle « ne pouvait plus présenter toutes les garanties d’impartialité ».

Dans la logique sénatoriale, il est évident qu’elle en ferait enfin preuve dans ses nouvelles fonctions.

Maintenant, des quatre présidents du CSJ qui forment le bureau national, il n’en reste donc plus que trois. Tant mieux.

Les trois brèches dans le navire du CSJ.

La première brèche dans le navire : l’élection ratée des magistrats néerlandophones.

A Turnhout, le 2 mars 2012, les urnes furent fermées avant l’heure, occasionnant une différence de 3 voix. Des incidents comme celui-là conduiraient normalement à une réélection (1 magistrat, disposant de trois votes sur les 2.277 votants, équivaudrait dans nos élections nationales à 3.393 électeurs).

En plus, les résultats affichés par le CSJ montraient une différence d’une seule voix entre la dernière élue (la juge de police Hänsch de Bruxelles) et le juge de paix Verbeke de Meise. Le même problème se posait pour les remplaçants avec parfois des voix ex æquo.

A la question parlementaire de Jean-Marie Dedecker, la ministre Turtelboom répondit plutôt de manière inquiétante que rassurante « qu’aucune législation n’existe afin de veiller à la régularité des opérations électorales, de faire des déclarations concernant des irrégularités suspectées ou de prendre des mesures pour régulariser une situation irrégulière ». Ce texte de la ministre était à la lettre, celui du CSJ.

La prochaine fois, il faudra donc faire appel à des observateurs ONU car le CSJ est donc au-dessus de la loi, même de toutes les lois belges. Cela a un nom : une république bananière.

La deuxième brèche dans le navire : la désignation par le Sénat des membres néerlandophones (non-magistrats).

Résumons cette histoire déconcertante, également citée dans LeVif /L’Express du 13 septembre 2012.

Lors du vote du 28 juin 2012, le bureau du Sénat avait prévu une formule qui devait éviter toute surprise. En effet, le compte rendu illustre bien la discipline de la particratie: « compte tenu de la multiplicité des critères que doit rencontrer la composition du Conseil supérieur, il a été convenu lors de la réunion du Bureau que le Sénat se prononcerait sur une liste modèle. Cette liste modèle comporte un nombre de candidats égal à celui des mandats à pourvoir. » Cette liste modèle obtint un score stalinien : 47 voix sur 53.

Jadis, comme le 17 juin 2004, on pouvait encore assister au spectacle : le sénateur de l’époque Stefaan De Clerck (entre deux postes comme ministre de la Justice) ne désarma pas et critiqua virulemment le vote : « à mon sens, la sélection est en fin de compte davantage basée sur une sorte de répartition politique que sur une recherche de la meilleure composition possible de ce conseil. Bien que j’aie confiance dans les personnes ayant statué, je veux encore souligner l’importance du Conseil supérieur et exprimer le souhait que, dans ses actes, il dépasse les clivages politiques de manière à ce que la réforme de la Justice s’effectue dans la bonne direction ».

En 2012, l’obéissance fut totale: pas une remarque.

Sur le plan politique, le résultat saute aux yeux, surtout en analysant les résultats des votes au sein du Conseil Supérieur.

Celui-ci n’a réservé que la dernière année de la présidence nationale du Conseil à Tony Van Parys (brièvement ministre de la Justice 1998-99), tout en lui confiant immédiatement pour deux ans la présidence du collège néerlandophone : ainsi il devient le mini-ministre de la Justice pour la Flandre.

Notons au passage que Van Parys ne quitta le Sénat que lors des élections fédérales de 2010, et la politique communale de Gand (pour la CD&V) cet été 2012, précisément afin de répondre in extremis aux conditions d’élection au Conseil Supérieur. Pourtant Van Parys ne symbolise nullement un aggiornamento de notre justice obsolète : il en fut plutôt le concierge docile.

Cette entrée hyper-politique dans le Conseil est bel et bien une grande première qui en dit long tant sur les intentions de nos politiciens pour la justice, que pour ce nouveau Conseil lui-même.

Le toupet : Tony Van Parys fut élu comme ‘avocat’, alors que l’Ordre des barreaux flamands exigea en 2009 des élections directes de leurs représentants « indépendants », afin de ne pas devoir passer par la politique. Un virage à 180° donc.

Conclusion: force est de conclure que la balance de la justice était particulièrement soignée pour un équilibrage judicieux : des poids lourds représentant le Nord et le Sud du pays, les chrétiens-démocrates et les socialistes, les catholiques et les francs maçons. Ce mariage de raison donnait une clé du Conseil Supérieur à l’Eglise, et une autre au Temple. Pour verrouiller le tout.

Les anciennes traditions s’affichaient plus que jamais et démontrent un jeu cynique du pouvoir autour du service public de la Justice.

La troisième déchirure, qui sera fatale : la désignation par le Sénat des membres francophone non-magistrats.

Admettons-le, cette brèche ne fut découverte que tardivement, mais elle s’avère fatale. En effet, cette « multiplicité des critères que doit rencontrer la composition du CSJ » dépassait les compétences du bureau du Sénat et le CSJ.

Même à l’heure actuelle, le site du CSJ affiche « 22 non-magistrats (8 avocats, 6 professeurs d’université ou d’une école supérieure, 8 membres de la société civile) ».

Cela se limite au texte de l’art. 259 bis 1 §3 du Code Judiciaire.

Ce que le Sénat oublia en 2012, ainsi que le CSJ encore aujourd’hui, c’est que l’art. 259 bis 2 §2 du même code prévoit « Pour chaque collège, au moins cinq membres sont nommés parmi les candidats présentés par les barreaux ou les universités. »

Comme le pointe très bien l’avocat namurois Jacques Englebert dans la dernière édition de la revue Avocats.be: « il ne suffit donc pas, comme le prétendent en choeur le Sénat et le CSJ, qu’il y ait bien, in fine, quatre avocats et trois professeurs d’université ou d’école supérieure pour que le CSJ soit correctement composé. Encore faut-il que cinq membres de chaque collège linguistique aient été choisis sur les listes des barreaux ou des universités. »

Hélas, le document 5-1649/1 du Sénat mentionne avec précision les candidats et leur présentation éventuelle par les barreaux ou universités. Vous trouverez ce document sur le blog JustWatch.be et constaterez que seul trois de ces candidats répondant à ces critères supplémentaires ont été nommés par le Sénat, alors qu’il en fallait… cinq.

Il est d’ailleurs utile d’ouvrir une petite parenthèse sur l’avant-guerre de cette élection parmi les membres du barreau francophone.

Le Soir du 28 juin 2012 annonça le désistement tardif de l’avocat liégeois Jean-Dominique Franchimont, soutenu par le PS liégeois.

Milieu 2012, Thierry Giet était encore président du PS en attendant sa nomination à la Cour Constitutionnelle un an plus tard.

Selon Le Soir, « l’affaire était entendue : l’avocat représentant le PS au sein du Conseil supérieur devait être Didier Pire. Mais le 23 juin, lors d’une réunion à la Fédération liégeoise du PS, les socialistes liégeois sont violemment montés au front en défendant leur propre candidat, l’avocat Jean-Dominique Franchimont. Qui est, notamment, le conseil de cette même Fédé, d’Alain Mathot (bourgmestre PS de Seraing, inculpé de blanchiment) et de Stéphane Moreau (bourgmestre PS d’Ans, visé lui aussi par une instruction judiciaire). Une revendication maladroite, qui pourrait laisser penser que l’intérêt des socialistes liégeois en s’opposant ouvertement à Thierry Giet était de contrarier les procédures judiciaires menées à leur encontre. »

En tout cas, l’avocat Pire fut élu avec son confrère Blanmaillan et la chargée des cours aux FUSL, Cathérine Delforge. Ils sont trois à répondre aux critères spécifiques de l’art. 259 bis 2 §2 du Code Judiciaire et donc il en manque toujours deux.

L’avocat Englebert (qui défend sa thèse de docteur en droit ce 16 octobre à l’UCL) accentue à juste titre l’importance de cette exigence particulière qui répond au souci de garantir un minimum d’importance pour les membres non-magistrats : « Le pouvoir des partis est ainsi limité par le fait qu’ils devaient choisir un certain nombre de membres, non pas uniquement parmi des candidatures individuelles « spontanées », mais au sein d’une sélection proposée par les barreaux et les universités. Qu’une telle règle n’ait pas été respectée est tout sauf une maladresse

C’est à l’évidence un acte délibéré ».

Il est donc clair que le minimum minimorum pour une nomination objective de ces membres du CSJ n’a pas été respecté.

Maintenant, ce n’est pas la moitié francophone, mais tout le navire du CSJ qui prend de l’eau.

En effet, il n’y a pas deux Conseils supérieurs de la Justice, il n’y en a qu’un. Il est divisé en deux collèges linguistiques, ce qui n’en fait pas un bâtiment avec deux compartiments étanches (le Titanic en comportait seize).

Le Conseil supérieur siège d’ailleurs dans son Assemblée générale avec tous ses 44 membres et c’est d’ailleurs là que la quadruple présidence est élue – donc l’ex-juge Loquifer et l’ex-ministre Van Parys.

Suite à cette composition erronée de l’Assemblée générale, c’est donc tout le navire du CSJ qui chavire.

Mayday, Mayday, Mayday ?

Non, car selon le CSJ : circulez, il n’y a rien à voir. Dans son communiqué de presse laconique du premier juillet 2013 il annonça allègrement : « Nous constatons que la composition actuelle du Conseil répond aux exigences légales. C’est ainsi que l’on trouve, parmi nos membres non-magistrats, 8 avocats, 6 professeurs et 8 représentants de la société civile, comme prévu par le Code judiciaire. Nous sommes convaincus qu’il n’existe pour l’instant aucune raison qui permettrait de douter de la légalité de notre composition ».

Et la présidente du Sénat s’empressa de le confirmer le lendemain: il y a donc encore des certitudes dans ce royaume.

Force est donc de constater que le CSJ et le Sénat évitent la question fondamentale du second article concerné du Code judiciaire qui protégé le CSJ contre des choix arbitraires et donc politiques.

Entretemps, Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des Magistrats (ASM) ne mâcha pas ses mots. « C’est un scandale d’État. C’est une rupture du pacte institutionnel, politique, voire moral, qui a été conclu après l’affaire Dutroux et qui visait à dépolitiser la magistrature », s’est-elle exclamée dans L’Avenir.

Silence depuis, aussi du côté du professeur Paul Van Orshoven qui dans un You Tube pour Legal World en 2010 fustigea le CSJ encore comme une institution perverse « qui -du point de vue démocratique – ne doit rendre des comptes à personne ». L’ancien doyen de la faculté de Louvain est entretemps… désigné par le Sénat comme membre du CSJ. Il y siège comme membre de la commission d’avis et d’enquête ce qui pourrait finalement s’avérer fort utile.

Le Conseil doit pourtant agir. Seulement une démission collective et de nouvelles élections peuvent non seulement ouvrir une porte de sortie légale, mais surtout regagner l’autorité morale.

Si ce Conseil si supérieur de notre Justice ne donne plus l’exemple, qui le fera encore à sa place ?

L’état de droit belge sombre. Ses multiples capitaines et son équipage regardent ailleurs. Qui les réveillera pour éviter un cauchemar ?

(Jan Nolf est juge de paix honoraire. Vous retrouvez ces remarques critiques au sujet de la justice sur son blog juridique www.JustWatch.be et sur Twitter&@NolfJan)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire