Coopération: plantage dans les plantations
BIO, la banque de développement publique belge, a prêté dix millions d’euros aux Plantations et huileries du Congo, société active dans l’huile de palme détenue par Feronia tombée en faillite, avant d’annuler une partie de la dette. Une pratique qui questionne la politique de développement belge.
Un fiasco financier doublé d’un pétrin social. C’est à cela que ressemble le destin des plantations de palmiers à huile Feronia-Plantations et huileries du Congo (PHC), en République démocratique du Congo. En juillet 2020, la société canadienne Feronia a été mise en liquidation. Depuis qu’elle avait repris, en 2008 et pour à peine 2,8 millions de dollars, les plantations coloniales historiques d’Unilever dans les provinces de la Tshopo et de la Mongala (107.000 hectares), elle avait accumulé 160 millions de dollars de pertes.
Une société soutenue
L’histoire pourrait s’arrêter là si Feronia et sa filiale opérationnelle congolaise PHC n’étaient pilotées que par des actionnaires privés, frappés par la chute du cours de l’huile de palme au niveau mondial. Mais Feronia n’est pas une société comme les autres. Depuis 2012, elle a été soutenue à bout de bras par les institutions de financement du développement (IFD) européennes. En huit ans, ces « banques » publiques ont prêté ou ont investi près de 150 millions de dollars dans Feronia-PHC. De l’argent public venu du Royaume-Uni, d’Allemagne, des Pays-Bas, de France mais aussi de Belgique. Ainsi, en 2015, la Société publique belge d’investissement pour les pays en développement, BIO, détenue à 100% par l’Etat, prêtait 9,7 millions d’euros à PHC.
Les ONG et plusieurs parlementaires belges s’étant penchés sur le cas Feronia ont interpellé BIO sur son manque de transparence.
Pour contrebalancer la débâcle financière de Feronia, les « banques » de développement ont tenté de mettre en avant les réalisations de l’entreprise. Deux moulins à noix de palme ont coûté 28 millions de dollars, et 39 millions ont été destinés à planter de nouveaux arbres et fournir « diverses améliorations agricoles ». La production, opérée sur 27 000 hectares, a augmenté de 500%, insiste l’IFD britannique CDC.
BIO efface la dette
Le cabinet d’audit Ernst&Young a été chargé de trouver des investisseurs qui pouvaient sauver PHC. Selon BIO, 49 ont été contactés mais un seul a accepté d’injecter de l’argent dans les plantations: Straight KKM 2 Ltd (alias KKM), un fonds d’investissement logé à l’île Maurice. BIO a décidé de faire un cadeau à PHC, donc à KKM: annuler 50% de sa dette envers l’institution belge dans le cadre de la restructuration. La condition: réaliser un nouveau plan d’action environnemental et social (Paes) pour améliorer les « aspects environnementaux et sociaux » du projet et la « situation des communautés vivant dans sa zone d’influence ». Si les objectifs du Paes sont atteints, la dette sera effacée jusqu’à 80%. Pourquoi cette faveur? Pour contribuer à la sécurité alimentaire en RD Congo, dixit BIO. Depuis 2016, ce mantra a été répété, notamment par Alexander De Croo (Open VLD), alors ministre de la Coopération au développement, pour défendre le prêt à la plantation. Des intentions qui ne parviennent pas à masquer l’envers sombre de la plantation.
Pesticides et bas salaires
En 2019, Human Rights Watch a révélé que des travailleurs ont été exposés à des pesticides toxiques. Des déchets non traités ont été largués dans des rivières. L’ONG américaine a dénoncé le « manque de supervision » des banques de développement. Ces révélations ont complété d’autres rapports, dont un nouveau sort ce 28 janvier, où de multiples ONG, dont Fian et Entraide et Fraternité en Belgique francophone, fustigent la vision « agrocoloniale » de Feronia et des banques de développement. « Pendant des années, Feronia a maintenu des milliers de journaliers au travail sans jamais leur offrir de contrat à durée déterminée, explique Jutta Kill, du World Rainforest Movement. Ce qui est illégal au Congo. Aujourd’hui, les salaires demeurent bien en dessous d’un revenu qui permettrait de vivre dignement. » En 2018, l’inspection provinciale du travail de la Tshopo a confirmé l’utilisation abusive de contrats temporaires et mis Feronia à l’amende.
Feronia s’est toujours défendue de mal rémunérer ses employés, même si, jusqu’à 2017, ils étaient souvent payés sous le minimum légal. Aujourd’hui, la société annonce 2,8 euros par jour de salaire en moyenne, avec un salaire de base, pour l’ouvrier au grade le plus bas, de 0,86 euro par jour, au-dessus du minimum légal. En 2019, Human Rights Watch, avançait, elle, sur la base de fiches de paie, des salaires compris entre 1 et 1,5 euro par jour. Le sort des dirigeants était plus enviable. En 2019, Feronia dépensait 400.000 dollars en paiements pour les administrateurs non exécutifs de la société et près d’un million pour son « top management ». Quant aux promesses d’emploi avancées en 2016 par Alexander De Croo (10 000 dont 8 000 équivalents temps plein), les chiffres actuels livrés par BIO sont plus modestes: « PHC emploie 4.397 employés à temps plein et 1.100 saisonniers ».
Au-delà des conditions de travail, un conflit entre la plantation et de nombreux riverains et représentants de la société civile s’est envenimé. « Dès l’arrivée de Feronia, rappelle Florence Kroff, coordinatrice de l’ONG Fian Belgique, les communautés locales ont contesté la légalité des concessions foncières, mal acquises et marquées par le travail forcé sous l’ère coloniale. Elles réclament la rétrocession d’une partie de leurs terres ancestrales. » Ces deux dernières années, l’histoire des plantations aura été émaillée par les arrestations, durant plusieurs mois, de villageois s’étant opposés à l’expansion des terres de la société. En novembre 2018, neuf communautés locales ont déposé plainte auprès des banques de développement allemande et néerlandaise. La plainte a été jugée recevable, mais le processus a très peu avancé depuis.
Il faut décoloniser notre approche du développement et y remettre au centre les droits humains et les communautés.
Des documents inaccessibles
Les ONG et plusieurs parlementaires belges s’étant penchés sur le cas Feronia ont interpellé BIO sur son manque de transparence. En 2015, le prêt octroyé à PHC avait été conditionné à la mise en place de mesures sociales et environnementales au bénéfice des communautés. Alexander De Croo a affirmé, en 2019, que ce plan était rempli à 85%. Avant d’être contredit par les ONG ayant enquêté sur place, qui estimaient que les 72 puits d’eau mis en avant étaient largement insuffisants pour 100 000 à 150 000 riverains. Selon Florence Kroff, la réalisation de ces mesures est d’ailleurs impossible à vérifier. « Nos demandes d’accès au premier Plan d’action environnemental et social et à ses suivis ont systématiquement été refusées. La loi belge est pourtant limpide à ce sujet. En tant que société anonyme de droit public dont l’Etat belge est l’unique actionnaire, BIO a des obligations très étendues en matière de transparence, de publicité de l’information et de rapportage. Ces refus systématiques constituent une infraction au droit administratif. »
La confidentialité commerciale, « c’est l’argument que BIO ressort toujours » pour ne pas donner des informations, regrette la députée Ecolo Séverine de Laveleye qui estime que le manque de transparence de BIO est un souci structurel. A l’heure actuelle, les députés n’ont donc pas accès au fameux nouveau Paes exigé par les banques de développement. « Cette décision d’annuler la dette devra être évaluée par la ministre (NDLR: de la Coopération au développement SP.A, Meryame Kitir) et elle devra agir en conséquence », affirme Malik Ben Achour, député PS.
La collaboration de BIO avec KKM, le nouvel investisseur basé à l’île Maurice, titille également. Si l’île Maurice n’ est plus sur la liste noire des paradis fiscaux de l’Union européenne depuis 2019, l’ONG Tax Justice Network estime que ce pays en prive d’autres d’environ 1,3 milliard de revenus fiscaux chaque année. BIO précise que KKM n’a pas « de profit financier direct du prêt, ni de son annulation ». Il est évident cependant que les sociétés qui détiennent KKM, installées dans des juridictions offshore comme le Delaware (Etats-Unis) ou les îles Caïmans, bénéficieront indirectement de cette annulation.
Changer les banques de développement
Le cas Feronia-PHC est représentatif, aux yeux des ONG belges, des dangers de soutenir des projets agro-industriels à grande échelle pilotés depuis Londres ou Toronto. « Il faut décoloniser notre approche du développement et y remettre au centre les droits humains et les communautés », estime Florence Kroff. Début 2020, Feronia a fait un pas en cédant 300 hectares de plantations aux communautés locales pour qu’elles produisent leur propre huile de palme.
Dans une lettre ouverte de novembre dernier, les députés Séverine de Laveleye (Ecolo), Malik Ben Achour (PS) et Vicky Reynaert (SP.A), aux côtés de confrères allemands et néerlandais, ont appelé BIO et les autres IFD à changer leurs méthodes. Ils demandent plus de transparence, d’éviter de collaborer avec des centres financiers offshore et de faire participer les communautés touchées aux projets. En coulisse, une source parlementaire lâche que BIO serait plutôt « soulagée » de pouvoir s’extraire, à terme, de PHC via l’annulation du remboursement. BIO s’estime « consciente que les défis ont été sous-estimés », mais « fière de ce qu’elle est en train de réaliser chez PHC ». Dans son rapport 2019, elle ne mentionne pas une fois les plantations Feronia-PHC. Une fierté bien discrète.
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