Carte blanche
Comprendre le mouvement des Gilets Jaunes par une métaphore
Pourquoi le gouvernement ne peut pas trouver de solutions.
Imaginons que la vie s’apparente à une expédition en kayak. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la population traumatisée a voulu faire comme les castors : construire un barrage sur le cours d’eau afin que tout le monde soit protégé des courants et des rapides. La sécurité apportée par les systèmes de retraites et de sécurité sociale créés en 1945 ainsi que de nouvelles lois pour la protection des travailleurs et l’assurance chômage ont permis de transformer une expédition dangereuse en eaux vives en une confortable balade en barque sur le lac artificiel engendré par cet édifice.
Les habitants purent chacun disposer de parcelles qu’ils aménagèrent à leur guise. Les Trente Glorieuses furent les années « bonheur » au cours desquelles le niveau du lac monta régulièrement permettant à tout le monde d’agrandir la taille de sa parcelle.
Le premier choc pétrolier de 1973 créa les premières brèches dans le barrage. Le chômage et l’inflation apparurent. La croissance affaiblie ne parvint plus à compenser l’augmentation des déficits publics et commerciaux. L’eau s’échappa par les fissures et le niveau du lac se mit à descendre.
Depuis 40 ans, les gouvernements de gauche comme de droite parent au plus pressé et tentent de répartir comme ils le peuvent l’espace qui se rétrécit. Au nom de la solidarité, la gauche souhaite répartir la taille des parcelles de façon plus égalitaire. Elle veut augmenter les impôts et réduire le temps de travail. Au nom de la liberté, la droite cherche à ce que chacun puisse agrandir sa parcelle comme il l’entend au risque de fragiliser les plus faibles.
Malheureusement, rien ne fonctionne. Car toutes ces mesures touchent à l’organisation de la vie sur le lac mais aucune ne répare les brèches impossibles à colmater. Les circonstances qui entouraient la construction du barrage ont en effet radicalement changé depuis l’époque de sa construction. L’allongement de la durée de vie en quelques décennies a rendu caduc le système des retraites et de sécurité sociale imaginé à la fin de la deuxième guerre. La mondialisation des échanges a déplacé un nombre incalculable de sites de production en dehors des barrages des états-nations occidentaux. Le charbon extrait de nos régions a été remplacé par du pétrole importé. Plus récemment, internet a bouleversé nos manières de travailler, de consommer, de nous former et de nous divertir. La prochaine révolution des blockschains, à nos portes, pourrait nous impacter de manière encore plus forte.
Toutes ces évolutions démographiques et technologiques ont transformé au fil du temps les brèches du barrage en trous béants. Le niveau du lac descend inexorablement. Les habitants les plus exposés résidant près des berges se retrouvent déjà dans la boue. Les bourgs de province meurent à petit feu. Les usines ont fermé, les commerces sont à vendre et les maisons délabrées ne trouvent aucun preneur. Les banlieues regorgent de jeunes éjectés d’un système scolaire qui ne leur a donné aucune chance de trouver une place dans une parcelle.
Les Gilets jaunes sont dans la rue car ils sentent qu’ils seront les prochains à se retrouver dans la vase. Ils sont fatigués de voir leurs parcelles se rétrécir d’années en années. Ils n’en peuvent plus de constater l’arrivée de nouveaux migrants alors qu’ils sont déjà serrés dans leurs petites parcelles. Ils ne supportent plus les leçons d’humanisme données par les habitants des parcelles confortables au milieu du lac. Ils jalousent les quelques dernières grandes parcelles protégées par des caméras de sécurité. Ils ne veulent plus que l’eau flamande serve aux Wallons. Ils veulent construire, comme Donald Trump, un nouveau mur pour se protéger. Ils ont envie de croire les leaders des extrêmes – gauche ou droite qui leur promettent qu’ils vont sauver le barrage.
Le gouvernement français fait ce qu’il peut pour limiter la casse. Ne pouvant plus augmenter les impôts, il taxe le carburant et installe des radars. Il se résigne à creuser le déficit de la manière la plus raisonnable possible en limitant autant qu’il le peut la hausse des dépenses. Il organise un grand débat national au cours duquel la moitié des gilets jaunes vont demander une réduction des impôts pour agrandir leur parcelle tandis que l’autre moitié va, pour les mêmes raisons, demander une augmentation de ses allocations de retraite et autres. Il va être difficile de contenter les deux.
La vie sur le lac n’est aujourd’hui plus envisageable. On peut le regretter et se battre pour conserver sa parcelle mais cela ne réparera pas le barrage. Il est trop endommagé. Son état de délabrement peut d’ailleurs nous permettre de prendre conscience du caractère utopique de cette parenthèse « enchantée » des trente glorieuses. Il était irréaliste de croire que le niveau du lac pouvait s’élever jusqu’à l’infini. Aucun mur ne peut résister à la force de la nature, de la poussée démographique et de la créativité humaine.
La fin d’un monde ne signifie cependant pas la fin du monde. L’eau qui s’échappe en abondance du lac ne s’est pas évaporée, elle continue sa route dans la rivière en contrebas.
Plutôt que de se morfondre sur le lac, il est possible de reprendre son kayak et de rejoindre les millions de personnes qui se sont déjà élancées dans ses flots vivifiants. Un nouveau monde collaboratif, connecté et mondialisé est en train de se construire. L’énergie qui manque sur le lac est abondante dans la rivière. Des idées surgissent pour trouver de nouvelles solutions aux problèmes posés dans tous les domaines. Les progrès technologiques nous proposent des manières de vivre et de travailler ensemble bien plus en phase avec nos aspirations profondes.
Emmanuel Macron a été élu sur la base d’un programme destiné principalement aux kayakistes. La rivière ne signifie pas l’anarchie. Des règles sont indispensables pour que chacun puisse naviguer sereinement. La transition écologique, l’assouplissement du code du travail, du système des retraites et les ajustements de la fiscalité dans un univers mondialisé sont des sujets essentiels dans la rivière.
Sans surprise, ces réformes ne conviennent pas aux nombreux habitants du barrage préoccupés avant tout par la sauvegarde de leurs parcelles. Pour éteindre les contestations, le gouvernement essaie de contenter tout le monde, mais il ne satisfait personne. Il est impossible de concilier les logiques du barrage et de la rivière.
La transition est donc difficile. La rivière effraie ceux qui ont grandi à l’abri du barrage. L’eau y est plus fraîche. Un entraînement est indispensable pour intégrer les rudiments de ce nouvel art de vivre. Il faut notamment apprendre à accepter l’incertitude inhérente à la vie.
Une fois maîtrisée, l’expédition en kayak procure cependant de nouvelles sensations bien plus fortes et agréables. Sur le lac, on tournait en rond dans sa parcelle comme un poisson dans son bocal. Dans la rivière, les kayakistes retrouvent le bonheur de se sentir capable de prendre les décisions qui façonneront leur vie. Ils retrouvent le sens de la solidarité qui est d’aider quelqu’un à franchir un rapide. Ils prennent conscience qu’ils ne s’apparentent pas à des branches mortes ballotées par les flots. Ils possèdent des bras, une tête, une intuition, un savoir-faire, des pagaies, toute une panoplie pour se diriger dans les innombrables bras de la rivière.
Les Gilets Jaunes peuvent légitimement se sentir trahis par des promesses irréalistes auxquels ils ont cru mais le choix n’est plus possible. Si nous ne voulons pas finir dans la boue, nous devons quitter le barrage et prendre le risque de rejoindre la rivière. Le challenge est gigantesque et passionnant.
Par Paul Dewandre, auteur, conférencier et comédien
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