Laurent Minguet
Comment Stéphane Moreau a dévoyé le concept d’intercommunale
En 2005, Publifin s’appelait encore l’Association liégeoise d’électricité (ALE) et accueillait son nouveau directeur, Stéphane Moreau… L’opacité et la prise de risque se sont alors développées au mépris des valeurs intercommunales de service public.
C’est un fait : il est des services indispensables aux habitants qui ne peuvent pas être offerts par le secteur privé ou associatif à cause du manque de rentabilité ou parce qu’ils nécessitent une infrastructure qu’il serait contreproductif de dupliquer. C’est le cas par exemple d’un réseau de distribution d’eau ou d’électricité. On peut également craindre qu’un monopole nécessitant une lourde infrastructure ouvre la porte à des abus de son actionnaire, contrairement à une société publique.
Parmi ces services, on trouve entre autres les pompiers, la police, le ramassage des ordures, l’entretien des voiries, la distribution d’eau, de gaz, d’électricité, la collecte et l’épuration des eaux usées, etc. On trouve aussi souvent des infrastructures sportives comme les terrains de football ou les piscines et plus rarement les terrains de golf ou de tennis qui, eux, peuvent aussi se financer directement par leurs membres.
Économies d’échelle
Souvent la taille des communes ne permet pas de réaliser des économies d’échelle et il est intelligent que plusieurs communes proches se regroupent pour les réaliser en commun, par exemple pour avoir une caserne de pompiers qui couvre efficacement plusieurs communes. C’est aussi le cas pour les sociétés de distribution d’électricité ou d’eau. L’intercommunale dispose alors d’un monopole public mais elle ne doit pas en abuser. Elle doit rendre le meilleur service à sa population au meilleur prix.
Le monopole public ne doit pas inciter à pratiquer un prix excessif avec pour but de prodiguer des plantureux dividendes aux communes actionnaires afin de renflouer leur budget. Le service de l’intercommunale ne doit pas être un impôt déguisé sur la consommation car il ne respecte pas la progressivité de l’impôt. C’est l’impôt qui doit alimenter le budget des communes. Et c’est une bonne gestion municipale qui doit permettre de bien l’utiliser.
Pas d’investissement à risque
L’argent collecté par les intercommunales pour ses services doit être utilisé pour les améliorer et ne doit pas être investi dans un autre secteur d’activité, surtout à risque. Par exemple, Vivaqua, qui gère les égouts de Bruxelles, envisage d’y installer un réseau de fibre optique pour augmenter ses revenus. L’idée est bonne en soi mais l’intercommunale ne peut se lancer dans un investissement risqué dans un domaine très concurrentiel puisque d’autres sociétés publiques exploitent déjà de tels réseaux de fibre optique. Par contre, Vivaqua pourrait envisager de louer l’usage de ses égouts à une société de télécommunication qui prendrait le risque de les exploiter. Ces revenus supplémentaires lui permettraient d’offrir un meilleur service à ses abonnés.
Pareillement, Intradel, qui incinère les déchets, souhaite valoriser son excédent de chaleur fatale (énergie qui serait perdue si on ne l’utilisait pas au moment où elle est disponible). Il serait donc légitime qu’elle investisse pour que cette chaleur produise de l’électricité et qu’elle revende cette dernière pour augmenter ses recettes. Il serait par contre plus hasardeux d’investir dans de coûteux réseaux de chaleur pour vendre la chaleur dans les environs car elle entrerait en concurrence avec les intercommunales de distribution de gaz.
Moreau est arrivé…
À la lumière de ces principes, on comprend mieux les dérives de Publifin qui, en septembre 2005, s’appelait encore l’Association liégeoise d’électricité (ALE) et accueillait son nouveau directeur, Stéphane Moreau. Il était sans doute légitime et intelligent de réaliser des économies d’échelle en fusionnant l’ALE avec l’Association liégeoise du gaz (ALG) de sorte qu’une seule instance agisse au niveau des voiries pour distribuer de l’énergie sous forme électrique et chimique. On aurait même sans doute dû y joindre la Compagnie intercommunale liégeoise des eaux (CILE) comme cela se pratique ailleurs dans le monde, notamment à Dubaï. Cela permet en tout cas de la cohérence et de la synchronisation tant dans l’ouverture des voiries que du raccordement d’un nouveau bâtiment aux flux distribués par le secteur public.
Mais l’idée de Stéphane Moreau fut d’interpréter la mission de l’ALE pour l’élargir aux télécommunications en s’appropriant le câble wallon. L’idée de fusionner les câblo-opérateurs wallons était légitime mais dès lors qu’un service aux communes est desservi par plusieurs opérateurs, est-il encore utile que les communes y investissent dans une guerre commerciale à l’avenir incertain?
En effet, pour alimenter nos télévisions en programmes, le câble subit la concurrence des chaînes satellites. Le câble est d’ailleurs un mode de distribution des chaînes TV assez particulier, qui s’est bien développé en Belgique dans les années 1970 mais n’a pas connu le même succès dans de nombreux autres pays. Face à la concurrence du satellite, le câble a connu un regain à la fin des années 1990 grâce à l’arrivée d’internet (distribué via le câble). Mais il entre en concurrence avec le réseau internet de fibres optiques de Proximus, société publique/privée. Les réseaux de câbles ou de fibres sont même parfois en concurrence avec les réseaux de mobilophonie (4G). Dès lors qu’il existe autant de concurrence pour un même service (internet), est-il nécessaire pour une commune d’y investir sachant le risque qu’elle court de perdre la guerre commerciale?
Impôt communal déguisé
Dans beaucoup de pays dans le monde, le réseau de câble est détenu par un opérateur privé et pourtant les prix des abonnements sont moindres qu’en Wallonie. Un monopole public n’offre pas la garantie d’un meilleur service. Les défenseurs de Moreau répliquent que Belgacom (désormais Proximus) ne s’est pas gêné pour faire concurrence au câble en distribuant la TV par son réseau téléphonique et payer deux fois le prix du marché à l’époque pour acheter les droits du football belge, et faire ainsi du dumping avec les sous de la téléphonie. Effectivement, Belgacom, société publique dirigée par feu Didier Bellens, lequel devait son poste à Elio Di Rupo, a commis la même confusion de métiers au détriment des consommateurs. Les Belges se retrouvent avec des télécommunications parmi les plus chères d’Europe pour financer la guerre de la télédistribution de leurs sociétés publiques…
Il faut dire que Belgacom disposait d’une rente de situation grâce à son monopole. Le prix des télécommunications en Belgique est nettement plus élevé que dans la plupart des autres pays européens ce qui assure de plantureux bénéfices aux actionnaires dont l’État belge. C’est ce qui a poussé Didier Bellens à comparer le premier ministre s’interrogeant sur le montant des dividendes à un petit garçon venant s’inquiéter de son jouet de Saint-Nicolas…
Lors de la libéralisation de l’électricité, les gouvernements ont décidé de favoriser le monopole public de la distribution moyenne et basse tension en surévaluant l’investissement et le coût du kWh distribué à 10 eurocents alors qu’en Europe, la moyenne tourne autour de 5 eurocent, comme en France où la population est pourtant moins concentrée qu’en Belgique (ce manque de concentration occasionnant des coûts de réseau supplémentaires). Cette décision permettait de transformer la distribution de l’électricité en impôt communal déguisé pour remplacer la perte des revenus de Belfius. Mais Stéphane Moreau a préféré utiliser une partie de ces bénéfices récurrents pour investir dans d’autres activités parfois rentables, mais parfois pas. Et toujours à risque.
Moreau, homme d’affaires autoproclamé
En 2007, Tecteo rachète tous les câblo-opérateurs wallons et bruxellois pour 460 millions d’euros sous la bannière Voo, ce qui est en soi une opération risquée. Comme le sont les acquisitions de BeTV et L’Avenir. Créée en 1980 par Daniel Weekers et Philippe Lhomme, Canal Plus Belgique, a consommé des millions d’euros de capital pour atteindre 180.000 abonnés en 1992 mais est globalement déficitaire depuis sa création. Comment faire de l’argent avec une société qui en perd? En la revendant à un mégalomane qui se croit visionnaire. Ainsi, les deux financiers revendent Canal Plus Belgique à Canal Plus France détenu par le groupe Vivendi sous la houlette du mémorable Jean-Marie Messier, pour 150 millions d’euros.
Après le déclin du groupe, l’éviction de « J2M » et ses rêves chimériques, Dany Weekers et Philippe Lhomme rachètent Canal Plus Belgique, toujours déficitaire, au dixième du prix, en partenariat avec les câblo-opérateurs wallons regroupés sous la bannière ACM. Deux ans plus tard, Dany-la-main-verte revend la participation de 30% de Canal Plus Belgique (devenu BeTV) détenue par sa société Deficom à Voo pour le double du prix et s’arroge un contrat de consultant de 750.000 euros par an. Stéphane Moreau, homme d’affaires autoproclamé, a vraiment mal négocié ce rachat inutile.
L’acquisition du journal L’Avenir, largement déficitaire, pose encore plus de questions. Elle est justifiée par la « convergence » des médias. Envoyer un film ou un article de journal, c’est pareil puisque c’est un flux numérique. C’est d’ailleurs cette stratégie qui avait conduit le groupe Vivendi dans la tourmente. Mais le danger pour la société est la prise de contrôle par le pouvoir exécutif (provincial et communal) du quatrième pouvoir, non pris en compte par Montesquieu (L’Esprit des lois). Au passage, ce dernier n’aurait pas apprécié non plus les députés-ministres et députés-bourgmestres qui mélangent, certes à des échelons différents, les pouvoirs législatif (parlement wallon ou fédéral) et exécutif (collège communal). À cet égard, l’acquisition d’une participation dans des journaux provençaux ne pose pas le même problème, mais plus simplement: quel est le service communal liégeois qu’on puisse en retirer? Poser la question, c’est y répondre. Cet achat complètement incongru doit-il s’expliquer par un avantage occulte pour ses décideurs? À suivre…
Conflits d’intérêts à tous les étages
Nethys Énergie (filiale de Nethys), comme de nombreuses sociétés privées préexistantes, investit dans des projets d’énergie renouvelable. Ce n’est clairement pas un service à la population mais une manière de rentabiliser des fonds propres. Ce qui pose problème est le conflit d’intérêts de sa société-soeur Resa. En effet, toutes les sociétés productrices d’énergie renouvelable doivent payer à Resa des études arbitrairement coûteuses pour injecter leur production sur le réseau moyenne tension de Resa, laquelle dépasse souvent de plusieurs mois le délai légal pour répondre. De plus, Resa demande des taxes confiscatoires aux producteurs d’énergie renouvelable ce qui freine l’impérative transition énergétique. Il est permis d’imaginer que Nethys Énergie ne subit pas le même racket de Resa. C’est un peu comme si un bourgmestre qui délivre des permis d’urbanisme était également promoteur immobilier dans sa commune.
Quant à la participation de Nethys dans la société de courtage Alliance, elle pose également question dès lors que Nethys est également actionnaire de la société d’assurance L’Intégrale. Quelle crédibilité pourrait avoir un courtier, qui serait société-soeur d’une compagnie d’assurance? Et il était également question que Nethys consolide sa branche assurance par une participation chez Ethias. Ce qui augmenterait le conflit d’intérêt.
Que faire de Publifin/Nethys?
Bref, que faire de Publifin/Nethys? La réponse est simple : une vraie intercommunale de distribution de chaleur (gaz/réseau), d’électricité et d’eau avec des économies d’échelles car il n’y a pas de concurrence pour ces trois métiers. Il faudrait revendre le câble et laisser à d’autres le soin d’être en concurrence pour la distribution de l’information, et revendre aussi les filiales de cette branche d’activité telles que les participations dans les journaux et BeTV ainsi que NeWin.
Nethys devrait aussi revendre ses participations dans le secteur des assurances et dans les projets de production d’énergie renouvelable. Si on considère, à raison, que c’est une bonne manière de faire fructifier un patrimoine communal, on pourrait imaginer une intercommunale spécifique dont les dividendes viendraient doper les budgets municipaux.
Une fable dit que l’emploi serait détruit mais on ne voit pas pourquoi un changement d’actionnariat détruirait les sociétés et ses travailleurs. Au contraire, les sociétés cédées pourraient mieux se développer avec un management plus professionnel et une autre stratégie. Aujourd’hui, Resa dispose d’une rente de situation qui revient aux communes. Mais ce n’est pas à Nethys de décider de réinvestir cette manne récurrente plutôt que de la distribuer aux communes comme auparavant. Les communes en boni qui le souhaitent pourraient décider d’investir dans des projets locaux de production d’énergie renouvelable pour gérer leur patrimoine en bon père de famille dans des projets peu risqués, plutôt locaux et pas africains…
Enfin, il faudrait changer une dernière fois de nom Nethys et l’appeler Glasnost.
Par Laurent Minguet, Ingénieur physicien, Manager de l’année 2004, membre de l’Académie royale de Belgique
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