Comment les agents ont pourri le football
Depuis la création de la Champions League en 1992, ils ont pris le pouvoir dans le milieu. En profitant d’un vide juridique. Le scandale qui touche le football belge ne serait que la partie émergée de l’iceberg européen.
C’est le grand déballage. Depuis les arrestations survenues, le mercredi 10 octobre, à l’aube, le football belge est sens dessus dessous. Il se découvre gangrené par un mal profond. Qui touche, à des degrés divers, tous ses acteurs. Vingt inculpations, neuf emprisonnements avec des motivations judiciaires portant le nom de » blanchiment d’argent » ou d' » organisation criminelle « . Le sommet du sport est touché de plein fouet avec des perquisitions dans tous les clubs phares – Anderlecht, FC Bruges, Standard… -, l’arrestation deux jours durant de l’entraîneur des champions en titre – Ivan Leko -, la radiation de deux des principaux arbitres du pays et le démantèlement d’un système engendré par deux agents de joueurs ultrainfluents, Mogi Bayat et Dejan Veljkovic.
« Pas propre à la Belgique »
Voilà notre pays taché de noir à l’heure où les exploits des Diables Rouges, première équipe au classement Fifa, revalorisait enfin notre image. » Cette dérive n’est pas propre à la Belgique, tempère William Gaillard, qui fut pendant quinze ans directeur de communication et conseiller de l’UEFA, avant d’être aujourd’hui consultant de l’agence internationale de communication et de relations publiques Burson-Marsteller. C’est un phénomène qui est malheureusement à l’oeuvre dans toute l’Europe et en Amérique latine. Cela fait longtemps que le système est pourri par des gangsters. C’est extrêmement grave. Il faut déplorer un réseau mafieux qui va de gestionnaires de club à des entraîneurs en passant par des joueurs, des arbitres et certains journalistes. Et des agents, bien sûr : ce sont eux qui font le lien entre tous les acteurs du football. Eux qui tirent les ficelles. Dans ce système, ce sont eux qui gagnent le plus. » Ils ont, en outre, tout intérêt à ce que le marché des transferts soit en perpétuel mouvement et donc que tout contrat de joueur puisse être renégocié à tout moment. Les agents vivent de l’instabilité du système, travaillant soit pour des joueurs, soit pour des clubs, soit pour les deux en même temps. Actuellement, 444 agents sont enregistrés auprès de l’Union belge de football. Pour le devenir, il ne faut ni diplôme, ni qualification professionnelle, ni investissement de départ si ce ne sont les 500 euros de cotisation annuelle.
On fait généralement remonter la prise de pouvoir des agents de joueurs sur le football européen à 1995, quand l’arrêt Bosman a libéralisé complètement le marché des transferts. Pour rappel, c’est un joueur belge, Jean-Marc Bosman, qui avait déclenché ce séisme en déposant un recours devant la Cour européenne de justice, afin d’obtenir un transfert du FC Liège à Dunkerque. » L’arrêt Bosman a bon dos, souligne William Gaillard. Ce n’est qu’une conséquence d’une évolution qui était déjà en cours, ce n’est pas le point de départ. Même sans cette décision, le football de papa aurait vécu. Avec la création de la Champions League par l’UEFA, en 1992, et la décision de permettre la participation de plusieurs clubs par pays dans cette compétition européenne, c’était fini. Le marché des transferts s’est envolé sur la scène européenne, sans aucun contrôle, alors que, jusque-là, il se limitait à des scènes nationales plus ou moins réglementées. D’un seul coup, il y a eu un vide juridique béant. Il était facile de déposer un recours devant la Cour européenne de justice pour réclamer que ce système corresponde aux règles du marché et de la libre circulation. » Le football, comme l’économie, était soudain dérégulé.
Précision importante : si l’UEFA a pris les devants en créant la Champions League, c’est parce qu’elle voulait à tout prix éviter une prise de pouvoir du football européen par les grands clubs. Silvio Berlusconi, alors tout-puissant président de l’AC Milan, avait fédéré une bonne dizaine d’entre eux pour créer une alternative à la défunte Coupe d’Europe des clubs champions. » En réalité, à l’UEFA, cette évolution les dépassait entièrement, dit William Gaillard. Ils ne savaient pas ce qu’ils étaient en train de faire. » Lors des deux décennies qui suivent, l’explosion des droits de retransmission télévisée finit par transformer ce système en une course folle aux millions voire même aux milliards.
« Ils ont compris avant tout le monde »
» Les agents de joueurs ont compris avant tout le monde que ce nouveau système pourrait être extrêmement lucratif pour eux « , précise l’ancien responsable européen. C’est de cette époque-là que date le trio d’agents qui décide de tout dans le sport roi à l’échelle continentale : le Portugais Jorge Mendes, l’Italo-Allemand Mino Raiola et l’Israélien Pini Zahavi, l’homme qui se cachait dans l’ombre du club de Mouscron, avant qu’il ne soit cédé au printemps dernier à un consortium thaï. » Au fil des années, ils ont construit des empires multinationaux en prenant dans leur portefeuille les joueurs et les entraîneurs du plus haut niveau. Ils ont conçu des montages extrêmement complexes et opaques, afin que l’on ne puisse pas retracer l’argent. »
Non sans conflits d’intérêts flagrants. L’exemple le plus extraordinaire à ce jour reste le transfert du français Paul Pogba de la Juventus de Turin à Manchester United, il y a deux ans. Il a été géré par Mino Raiola qui représentait… à la fois la Juventus, Manchester et le joueur lui-même. Montant du transfert : 127 millions d’euros, soit le plus élevé au niveau mondial à l’époque. Selon le quotidien L’Equipe, Raiola aurait touché pas moins de 49 millions d’euros de commissions cumulées ! » C’est vous dire que Mogi Bayat est sans aucun doute un petit poisson à l’échelle européenne, lâche William Gaillard. Ce n’est que la pointe émergée de l’iceberg. »
« La Belgique, c’est l’Albanie »
» Il est évident que ce système-là n’est pas propre à la Belgique, acquiesce Thomas Bricmont, journaliste à Sport-Foot Magazine. Mais chez nous, c’est quand même le summum. L’agent d’un joueur belge de haut niveau, actif dans d’autres pays, me disait récemment que l’on pouvait comparer la Belgique à l’Albanie. Beaucoup de gens étaient au courant de l’existence de pratiques douteuses. Dans le milieu, tout le monde en parle depuis longtemps, mais il faut évidemment des preuves pour pouvoir l’écrire. La presse a néanmoins sa part de responsabilités, elle ne s’est jamais réellement impliquée dans ce genre de dossier. » Il fallait que la justice s’en mêle.
Thomas Bricmont, lui, s’interroge depuis plus de trois ans sur ces pratiques étranges qui gangrènent le milieu. » La première fois que je me suis vraiment posé des questions, c’est quand Anderlecht a fait appel à Mogi Bayat pour finaliser, en janvier 2015, le transfert d’Idrissa Sylla de Zulte Waregem, dont l’agent était Patrick Decoster, qui est notamment celui qui gère les affaires de Kevin De Bruyne, raconte-t-il. Je me suis demandé pourquoi il fallait faire appel à un tiers. Quand je lui posais des questions à ce sujet, Herman Van Holsbeeck, alors directeur sportif d’Anderlecht, me répondait qu’il faisait appel à Bayat parce que c’est un bosseur, prêt à monter immédiatement dans un avion. Je n’en doute pas. Mais quand vous utilisez de la sorte des intermédiaires, vous perdez forcément de l’argent dans des commissions. » Un mécanisme complexe de » rétrocommissions » permet à ces sommes d’échapper au radar du fisc. Celles-ci sont souvent largement supérieures aux 7 à 10 % habituellement pris (et normalement déclarés) par les agents lors des transferts.
» Ce qui m’a toujours dérangé, poursuit le journaliste, c’est que l’on retrouve systématiquement les mêmes dirigeants qui travaillent avec les mêmes agents. Ils ramènent des joueurs aux qualités discutables et touchent d’énormes commissions. Quel est l’intérêt pour les clubs de fonctionner de la sorte ? Normalement, c’est le rôle des directeurs sportifs. Certains agents sont même rémunérés chaque mois par les clubs pour des missions de scouting. Avant l’arrêt Bosman, les dirigeants avaient le pouvoir dans le foot. Depuis lors, ce sont les joueurs et, surtout, les agents qui l’ont pris. Tout ça ne date pas d’hier. Notre football est gangrené depuis des années. » Ancien journaliste sportif, devenu lui aussi agent de joueurs, Daniel Striani confirmait, au micro de la RTBF, la généralisation de ces pratiques : » Il y a dix-sept ans, quand j’ai commencé, je pouvais conclure des opérations seul. Aujourd’hui, c’est impossible : 80 % des transactions se font en partenariat avec d’autres agents. »
En Belgique, le grand patron, celui qui a lancé le mouvement, c’est Lucien D’Onofrio. Lui aussi était à la fois un agent de joueurs redoutable – qui a entamé sa carrière de façon précoce avant de, notamment, contribuer à l’éclosion de Steven Defour, d’Axel Witsel ou de Marouane Fellaini – et le patron du Standard. Condamné, interdit d’exercer son métier et emprisonné, Lucien D’Onofrio s’en est finalement sorti grâce au paiement d’une transaction pénale évaluée à un million et demi d’euros. Il est aujourd’hui redevenu directeur sportif, cette fois à l’Antwerp.
Mogi Bayat, au fond, a marché sur les traces de Lucien D’Onofrio depuis qu’il a embrassé la carrière d’agent de joueurs en 2010, après avoir été directeur du Sporting de Charleroi, puis mis à la porte du club par son oncle Abbas… qui ne lui parle plus depuis. » Là où Mogi Bayat a été plus fort que tout le monde, c’est qu’il a compris qu’il fallait être plus proche des clubs que des joueurs, relève Thomas Bricmont. Parce qu’accompagner les joueurs, cela nécessite énormément de travail. En outre, ceux-ci peuvent décider de changer d’agent, ils peuvent se blesser et perdre de leur valeur… C’est plus intéressant de s’impliquer dans les clubs. Mogi Bayat était devenu sans conteste l’homme le plus influent du football belge, qui déterminait à lui seul la politique sportive de clubs. » Dans un dossier titré » Le livre noir du football belge « , publié cette semaine dans Sport-Foot Magazine, Thomas Bricmont expose comment Herman Van Holsbeeck et Mogi Bayat ont réussi à mettre la main sur la politique sportive d’Anderlecht durant des années.
Après avoir racheté le sporting d’Anderlecht, le chef d’entreprises Marc Coucke a pratiquement coupé les liens avec lui, conscient que ce système avait ses limites ou… désireux de faire entrer un nouvel agent, Didier Frenay, dans la maison mauve. » Croire que le fait de mettre hors circuit Mogi Bayat et Dejan Veljkovic suffira pour retrouver un foot clean est illusoire, conclut le journaliste. Des commissions aux montants gigantesques qui ne répondent pas à la norme des 7 à 10 %, ça arrive dans tous les clubs. Il y a des pratiques douteuses partout. D’autres agents sont dans le même schéma et les dirigeants sont également responsables. Il faut bien se rendre compte que l’on parle d’un système où tout est permis. Cela va sans doute néanmoins se calmer. On peut l’espérer. »
« Professionnaliser le milieu »
Ne faudrait-il pas, dès lors, encadrer davantage ce milieu qui échappe à tout contrôle ? D’autant que, depuis 2015, la Fifa est encore plus laxiste que par le passé : les agents de joueurs ne doivent même plus suivre de formation, ni même déposer, comme avant, une caution financière auprès de l’organisation internationale. Une telle régulation semble toutefois difficile. » Il y a huit ou neuf ans, la Commission européenne avait mandaté une commission technique pour mettre en place un système de régulation susceptible de s’appliquer à toute l’Europe, rappelle William Gaillard. L’UEFA était représentée lors de ces discussions. Mais le projet a été abandonné parce qu’il faut cinq ou dix ans minimum pour élaborer une directive. Et l’un ou l’autre pays aurait pu bloquer le processus. Ce n’était pas la solution. »
La modification de règles est d’autant plus complexe à mettre en place que, dans le milieu du football professionnel de haut niveau, beaucoup sont aveuglés par l’argent facile. Exemple ? Quand les Français ont adopté une loi selon laquelle les commissions devaient désormais être payées directement par les joueurs à leur agent, certains d’entre eux se sont retrouvés dans l’impossibilité de le faire, tant leurs dépenses sont parfois importantes, voire absurdes, entre voitures de luxe et voyages au bout du monde. Certains épinglent même le cas de ce joueur, qui devait se déplacer quelques jours à l’étranger, demandant soudain à son agent de lui acheter une Range Rover simplement parce qu’il n’aime pas les voitures de location. Le temps du déplacement, avant de la revendre. En passant, faut-il le dire, l’agent empoche une nouvelle commission.
Sans doute faudra-t-il que l’un des grands agents actifs au niveau international fasse de la prison ou perde tout pour que le système soit vraiment révolutionné. » Si l’Europe, qui est l’acteur dominant, prenait des décisions drastiques, les autres seraient forcés de suivre, estime le consultant du bureau Burson-Marsteller. Une façon d’assainir le milieu serait d’abolir les transferts. » De telle sorte que la valeur des joueurs soit égale à zéro et que l’on n’ait plus besoin d’intermédiaires.
Voilà pourquoi William Gaillard défend le modèle américain. » Aux Etats-Unis, le rôle des agents se limite aux contrats de sponsoring ou au droit à l’image, souligne-t-il. Ce sont des conventions collectives qui régissent les rapports entre les joueurs et la Ligue, comme ce peut être le cas entre des employés et des employeurs. Tous les jeunes qui arrivent sur le marché, essentiellement en provenance des universités, sont proposés sur le marché. Les clubs font leur choix les uns après les autres, en fonction des résultats du championnat écoulé (priorité aux mieux classés). Une fois que le contrat est signé, le joueur va jusqu’au bout et décide ensuite lui-même du club où il jouera. Il peut y avoir des transferts entre clubs, mais sans rémunérations : c’est aux clubs de s’entendre pour un éventuel échange en fonction des places qu’ils doivent remplir. » Bref, c’est une professionnalisation complète des relations.
Y a-t-il de l’espace pour une telle révolution ? » Nous voulons changer fondamentalement les choses et, avec la Belgique, donner un exemple en Europe, affirmait Marc Coucke, dirigeant d’Anderlecht, au lendemain du scandale. J’ai eu beaucoup de contacts avec les autorités européennes du football les jours précédents, elles suivent l’affaire de très près et elles vont nous soutenir pleinement. Nous devons faire de cette catastrophe un exemple. » Autant dire qu’il y a du pain sur la planche.
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