Comment l’enseignement peut-il cohabiter avec le virus et… les « incohérences politicardes »?
Et si l’école devait, elle aussi, apprendre à vivre avec le virus au cours des prochaines années? Masque, enseignement à distance, normes sanitaires: le difficile équilibre entre l’anticipation et le bien-être de l’enfant.
Glissé dans le cartable entre la gourde et la boîte à tartines, le masque a fait son entrée dans toutes les classes du primaire. C’est l’une des trois mesures imposées à l’école par le dernier Codeco, et elle ne fait pas plus l’unanimité que les précédentes. Soutenue par la plupart des scientifiques qui murmurent à l’oreille de l’exécutif, la mesure passe mal auprès de nombreux parents et enseignants. « Si au moins nous étions convaincus de son utilité…, soupire Joseph Thonon, président communautaire de la CGSP Enseignement. Pour des petits, porter le masque toute la journée, c’est insupportable. Tout dépendra donc de la bienveillance de chacun à leur égard. Mais si le pouvoir organisateur commence à mettre la pression sur les enseignants, ça n’ira pas. »
« Aucune vision »
Pas plus convaincu, Jean-Yves Hayez, professeur émérite et ancien responsable de l’unité de pédopsychiatrie de l’UCLouvain, pointe les « incohérences politicardes de toutes ces mesures ». « Aucune vision, aucun plan à long terme , dénonce-t-il , juste des décisions pour faire plaisir à l’un et à l’autre alors qu’il serait temps qu’on s’organise car ce virus pourrait devenir un poison à très long terme. »
Si le virus s’installe durablement, u0026#xE0; quoi ressemblerait une journu0026#xE9;e type?
Le masque dès 6 ans, évalue-t-il, ne représente ni plus ni moins qu’un appauvrissement de la qualité de la communication. « Quelques enfants anxieux se sentiront protégés et quelques autres s’identifieront aux adultes. Mais pour la grande majorité, il restera une série d’inconvénients majeurs: des difficultés pour certains enfants, les hyperkinétiques par exemple, les conflits de loyauté (NDLR: lorsque les parents sont opposés au masque) et, surtout, une perte de richesse et de subtilité dans la communication. Il y a aussi la question de l’angoisse: on est dans la symbolique d’un danger qui est présent. » Pour éviter que le masque ne fasse partie de la vie scolaire dans les mois ou les années à venir et que le virus ne nous oblige une fois de plus à limiter les contacts sociaux des enfants (classes fermées, annulation des activités parascolaires…), notre société n’a d’autre choix que d’imposer la vaccination, se positionne le pédopsychiatre.
« Le pilote, c’est le virus »
Moins catégorique, le psychopédagogue et chargé de recherche à l’UMons Bruno Humbeeck évalue davantage le masque à travers la crispation qu’il suscite: « La vraie question, c’est celle du clivage. Le débat masque-pas masque n’est pas très intéressant du point de vue pédagogique: on sait que les enfants compensent très vite en regardant dans les yeux. »
« Ce qui est dramatique , renchérit le pédagogue , c’est que rien n’est pensé pour la continuité pédagogique. Et que les écoles ferment comme si elles étaient incapables de fonctionner indépendamment du présentiel. Les virologues nous disent qu’on en a encore pour des années et on est toujours au stade du tâtonnement. Or, quand on n’a pas de continuité pédagogique, ceux qui en paient le prix, ce sont les enfants les plus faibles. Ils vivent ça de façon catastrophique. On a vraiment l’impression qu’il manque un pilote ou que le pilote, c’est le virus. »
C’est toute la question: comment l’école pourrait-elle davantage anticiper les perturbations liées au coronavirus et à ses variants (mais aussi, on peut l’imaginer, à d’autres circonstances extraordinaires) et assurer la continuité des cours dans les cas où ses infrastructures seraient inaccessibles? Lors du premier confinement, les professeurs du secondaire n’ont eu d’autre choix que de sauter à pieds joints dans le bain de l’enseignement à distance. Une expérience déroutante, voire éprouvante, pour la plupart d’entre eux.
Au dernier Codeco, rebelote. Cette fois, on ne ferme pas les classes mais on en revient à une formule hybride. Si le virus s’installe durablement, à quoi ressemblerait une journée type? « Si l’école est à l’arrêt complet, là on est dans une vraie hybridation. Or, dans ce cas-ci, on est à mi-temps en présence, mi-temps à distance , décrit Joseph Thonon. La manière dont ça s’organise, le plus souvent, c’est que l’enseignant prend en charge la moitié de la classe un jour et les autres élèves le jour suivant. Ce qui est différent de l’enseignement à distance. » Quelles qu’en soient les modalités, l’hybridation reste une mesure qu’il faut éviter à tout prix à l’avenir, tant elle favorise le décrochage scolaire, considère le président de la CGSP Enseignement.
Question de créativité
Gare aux interprétations simplistes, met en garde Bruno De Lièvre, professeur de pédagogie à UMons. « Dans la représentation que s’en font certains enseignants, il s’agit de donner cours comme à l’école mais à travers un écran d’ordinateur, comme pour la formation à distance. Or, l’hybridation, c’est évaluer ce qui peut être fait en présentiel et ce qui peut être fait à distance. En chimie, par exemple, cela peut consister en un défi que les élèves réalisent chez eux, puis on discute en classe des solutions trouvées » , illustre celui qui a piloté le groupe de travail « transition numérique » du Pacte d’excellence . « Ces activités ne doivent pas forcément être réalisées grâce à un ordinateur mais en effectuant des recherches, en lisant des articles… » Les plateformes d’apprentissage à distance telles que Happi, Itslearning et E-learning et le site d’intégration du numérique en classe Wbtice sont autant de nouveaux outils mis à la disposition des élèves et des enseignants. Selon une enquête menée par l’UMons, 40% des professeurs ont d’ailleurs gardé le réflexe du numérique acquis lors du premier confinement. D’autres, par contre, restent très frileux. « C’est du 50/50, confirme Bruno De Lièvre. Mais pour certains, c’est surtout une question de méconnaissance. Ça reste un cap compliqué à franchir. »
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Joseph Thonon, pru0026#xE9;sident de la CGSP Enseignement.
L’ enseignement à distance, souligne-t-il encore, ne doit d’ailleurs pas être confondu avec le développement du numérique qui, lui, a été amorcé bien avant la pandémie. Un référentiel européen développé en 2017, le DigCompEdu, reprend une vingtaine de compétences numériques à développer en éducation. En 2018, la Fédération Wallonie-Bruxelles a mis en place une stratégie numérique comprenant cinq axes d’action, dont la formation des enseignants et des directeurs. Plus récemment, elle a aussi déployé le programme « Mes outils numériques » pour aider les élèves à s’équiper en informatique. Mais sur le terrain, c’est encore la loi de la débrouille, décrit Bruno De Lièvre: « Le problème de la fracture numérique est globalement résolu même s’il reste des difficultés. Le gros souci, ce sont les usages. Si l’enfant est capable de travailler seul, de déposer des documents en ligne et d’interagir avec les autres, pas de problème. Par contre, s’il doit compter sur ses parents pour l’accompagner, c’est déjà plus difficile. Le Pacte d’excellence prévoit un référentiel à l’attention des élèves. Il sera disponible dans un an ou deux. Mais pour les enseignants, aucun référentiel n’est prévu. Comme il n’y a pas d’obligation de se former, ça reste sur une base volontaire. »
Le meilleur des deux mondes
Des écrans, des écrans et encore des écrans. D’un côté, on met les parents en garde contre le temps que passent leurs enfants devant les smartphones et les tablettes, de l’autre, on se précipite sur l’enseignement à distance et on développe le numérique: n’y a-t-il pas là un paradoxe?
« L’inflation des écrans est quelque chose d’inévitable. Mais il faut sauver l’essentiel: la vie de famille, le sommeil. J’espère qu’en matière d’enseignement, on n’ira pas plus loin. L’expérience Covid nous a montré à quel point l’enfant a besoin de la parole de l’enseignant », formule Jean-Yves Hayez. « Evidemment qu’il faut des temps de déconnexion, abonde Bruno De Lièvre, mais ça s’apprend. Est-ce que les parents savent eux-mêmes gérer leur temps d’écran? »
Pour Bruno Humbeeck, il faut arrêter de présenter l’enseignement hybride comme un pis-aller. Tout comme Bruno De Lièvre, il plaide pour que les enseignants soient formés aux méthodes d’hybridation intelligente, comme c’est le cas en France où l’on a « appris de la pandémie ». L’idéal, développe-t-il, serait que l’enseignement développe non pas l’hybridation mais la phygitalisation (contraction de « physique » et « digital ») qui consisterait à prendre le meilleur de l’humain et le meilleur du numérique: « On va en classe pour s’interroger les uns les autres. On n’est plus dans un mécanisme de répétition, car on utilise le numérique. » « C’est comme pour les bâtiments scolaires, enchaîne-t-il, dès qu’ils sont inaccessibles, c’est le blocage. Ce n’est pas là que doit se cristalliser l’éducation. L’hybridation ne signifie pas opposer le présentiel au distanciel mais opposer le présentiel et le distanciel à l’abstentiel. »
« L’enseignement est un métier de contact et doit le rester », objecte Joseph Thonon pour qui aller vers plus de digitalisation ne fera que renforcer les inégalités sociales. Une crainte que partage Jean-Yves Hayez. Raison pour laquelle, mentionne-t-il, « à défaut de foutre la paix aux enfants, il faut prévoir des compensations structurantes« . Exemple tout trouvé dans une école bruxelloise où l’on a installé une caméra dans la classe pour que les enfants en quarantaine puissent continuer à profiter de la vie scolaire. « On pourrait aménager des espaces où les enfants qui ont des difficultés à travailler chez eux pourraient se rendre, dans le respect des règles sanitaires« , propose de son côté Bruno Humbeeck.
La question des inégalités, c’est effectivement la part sombre du dispositif hybride, concède Bruno De Lièvre. « Pour ces enfants dont les parents ne sont pas capables de les accompagner, l’école doit proposer quelque chose. Et si ces enfants ont besoin de venir dans un local, il faut qu’ils puissent le faire. » Mais sur ce point-là non plus, il n’existe actuellement aucune directive, aucun cadre.
La course à l’équipement
Dans leur dernier rapport, les experts du Gems ont prôné l’installation « la plus rapide possible » de détecteurs de CO2 dans les écoles. Mi-novembre, la Fédération Wallonie-Bruxelles avait annoncé qu’elle débloquerait un budget provisionnel de trois millions d’euros pour aider les établissements scolaires à s’équiper. En Région bruxelloise, 575 capteurs ont déjà été commandés (346 par des écoles francophones, 229 par des écoles néerlandophones). Il en reste 775 disponibles, nous indique-t-on à Bruxelles-Environnement. En 2019, avant même que la pandémie ne se déclare, l’Institut scientifique de service public (Issep) avait lancé un appel à projets permettant aux écoles wallonnes de s’équiper. Un lot de 301 capteurs avait été fourni à 167 écoles. Cette distribution s’est faite dans le cadre de ce projet destiné à conscientiser élèves et enseignants à la qualité de l’air dans les classes, l’Issep n’étant pas chargé d’équiper les écoles en capteurs.
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