La guerre, une éventualité de plus en plus crédible pour les jeunes. © BELGA

Comment la jeunesse perçoit l’engagement militaire: «Prendre un fusil et aller au front? Désolé, mais ce sera sans moi»

La question ressurgit dans le débat public et la jeunesse se trouve confrontée à un dilemme. S’engager? Se résigner? Les réponses oscillent entre certitudes affichées et doutes silencieux.

Il décroche au deuxième appel, une voix posée, légèrement distante, mais chaleureuse. Jan vit en France depuis quelques années,  il est Belgo-Allemand. L’Europe, il la connaît bien. Il l’a traversée, étudiée, aimée. «Je suis un Européen convaincu, j’ai grandi avec cette idée-là, c’est mon cadre de référence», témoigne-t-il. Jan a bénéficié de plusieurs programmes d’échange, fait ses études en sciences politiques entre Paris et Berlin et n’a jamais envisagé son avenir autrement qu’au sein d’un espace européen intégré. L’Europe est pour lui un horizon naturel, une évidence. «Mais une évidence pacifique», précise-t-il aussitôt, comme pour anticiper la suite de l’échange. Car si Jan adhère sans réserve au projet européen, il hésite encore. L’Europe, oui. Mourir pour elle? Non. «Non, franchement, non», répète-t-il, comme s’il devait se l’expliquer à lui-même avant de l’énoncer à voix haute. Il marque une pause, cherche ses mots, conscient du paradoxe. Il aime l’Europe, son idéal, ses valeurs, sa culture. Mais prendre les armes pour la défendre? «Il y a un cap que je ne franchirai pas. Je veux bien croire à l’Europe, mais mourir pour elle, c’est une autre histoire.»

La perspective d’une guerre, d’un appel sous les drapeaux, il peine encore à l’intégrer. «Je pense que c’est psychologique. On a été élevés dans l’idée que la guerre en Europe, c’était du passé. Que c’était un truc des livres d’histoire, des récits de nos grands-parents. Là, on nous dit que c’est peut-être notre tour. Sauf que, désolé, mais non, je ne peux pas… Je crois qu’il nous faut du temps pour accepter cette idée.»

Quand on lui demande ce qu’il ferait si la situation dégénérait, si l’Europe se trouvait réellement confrontée à un conflit d’ampleur, il soupire. «Je contournerai. Tant que je peux éviter d’y aller, je ferai tout pour. Si un jour, on vient me chercher de force, alors on verra. Mais je n’irai pas me porter volontaire, ça, c’est clair.» Il n’a pas de discours défaitiste ni même cynique. Tout au plus évite-t-il les faux-semblant. «Je ne suis pas lâche, mais je ne suis pas un héros non plus. Je veux être utile, d’une autre manière. Si je peux contribuer autrement, pourquoi pas. Mais prendre un fusil et aller au front? Désolé, ce sera sans moi.» Il y a chez Jan ce refus du sacrifice, cette volonté d’échapper au destin que l’histoire pourrait lui imposer. « Peut-être qu’on est trop gâtés, trop habitués à la paix, je ne sais pas. Mais en tout cas, je ne suis pas prêt.» La conversation s’achève sur cette note d’incertitude, une hésitation suspendue entre conviction européenne et instinct de survie. L’Europe, Jan veut continuer à y croire. Mais pas au point d’y laisser sa vie.

Rendre la conscription attractive

Il n’est pas seul dans cette hésitation. Une étude menée par la sociologue Anne Muxel, publiée en avril 2024, indique que 57% des jeunes Français se disent prêts à s’engager en cas de conflit. Mais cette volonté affichée est loin d’être un enthousiasme aveugle: elle s’accompagne d’une anxiété diffuse face aux tensions internationales. Plus qu’un véritable désir d’action militaire, ce chiffre témoigne surtout d’un réflexe de protection face à un monde perçu comme de plus en plus instable. Comme Jan, nombre d’entre eux se retrouvent tiraillés entre attachement à leur pays, à l’Europe, et instinct de survie. Une réticence qui s’accompagne d’une inquiétude grandissante: près de la moitié des jeunes interrogés par une étude menée par le Center for the Governance of Change de l’IE University en collaboration avec Airbus Defence and Space anticipent une implication de leur pays dans un conflit armé au cours des dix prochaines années.

«L’objectif doit être de leur permettre de s’émanciper professionnellement et socialement, notamment grâce à la mixité sociale.»

Wally Struys

Professeur émérite à l’Ecole royale militaire

Mais vouloir ou non s’engager ne suffit pas: encore faut-il que les moyens de l’engagement militaire soient disponibles. Pour Wally Struys, professeur émérite à l’Ecole royale militaire (ERM), la conscription n’est pas seulement une question de volonté politique, mais aussi de faisabilité logistique et matérielle. Le problème, selon lui, est double. D’une part, «il faudra beaucoup de temps pour acquérir les moyens matériels et personnels pour encadrer et entraîner les conscrits». D’autre part, la réussite d’une telle réforme repose sur un facteur souvent sous-estimé: son «attractivité». «La réussite de la conscription dépendra de son attractivité, résultante de plusieurs facteurs: maintien de leurs allocations sociales avec en sus une rémunération attrayante, un environnement professionnel agréable, un encadrement motivant, etc.», insiste-t-il. En d’autres termes, si la jeunesse européenne reste aujourd’hui réticente à l’engagement militaire, ce n’est pas uniquement par refus de la guerre, mais aussi parce que la perspective d’un service militaire n’apparaît pas comme une voie valorisante ou structurante. Or, une conscription moderne pourrait, selon Struys, jouer un rôle au-delà de la Défense nationale. «L’objectif doit être de leur permettre de s’émanciper professionnellement et socialement, notamment grâce à la mixité sociale.»

Mourir, mais pour quoi?

Mais si certains voient dans une conscription modernisée un levier de cohésion sociale, d’autres abordent la question sous un prisme plus «national». Adrien, lui, ne se pose pas tout à fait la question dans les mêmes termes. Pour lui, l’engagement n’est pas une question de cohésion ou de mixité sociale. La patrie n’est pas une abstraction: c’est une appartenance tangible, une histoire, une identité qu’il ne conçoit pas sans attachement. Pourtant, même dans les cercles où l’engagement militaire semblait une évidence, les certitudes vacillent depuis les tensions entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky. Adrien a 27 ans et se dit patriote. «Pas un extrémiste, précise-t-il aussitôt, juste quelqu’un qui aime son pays. La France, c’est ma maison, c’est mon héritage, ma culture, mon histoire», résume-t-il, avec cette gravité tranquille qu’ont ceux qui pèsent leurs mots. L’Europe, en revanche? Il hausse légèrement les épaules. C’est flou, c’est technocratique, c’est loin. Mourir pour la France, ça a du sens. Mourir pour l’Europe? Ça veut dire quoi, exactement? Pour Ursula von der Leyen? Pour une directive de la Commission? Il secoue la tête. «Non, franchement, non.»

Et pourtant, autour de lui, dans les «cercles patriotes», il sait bien que la question est délicate. «Dire qu’on ne se battrait pas pour son pays, c’est impensable. Ça vous disqualifie immédiatement.» Longtemps, l’idée d’un conflit restait abstraite, presque théorique, bonne pour alimenter des discussions enflammées entre amis ou sur les plateaux télé. Mais aujourd’hui, les choses changent. «Depuis quelques semaines, je sens que les discours évoluent. Avant, c’était: « Moi, je défendrai la France coûte que coûte ». Maintenant, j’entends plus de: « Oui, mais… ». « Oui, mais si c’est une guerre qui nous dépasse? Oui, mais si c’est pour protéger des frontières qui ne sont même pas les nôtres? » On sent une forme de scepticisme s’installer

Ce doute, Adrien l’observe aussi chez ceux qui se déclaraient les plus résolus. «Certains que je connaissais, qui tenaient des discours très va-t-en-guerre, commencent à nuancer. C’est facile d’être héroïque quand la guerre est une hypothèse lointaine. Mais maintenant qu’elle semble une hypothèse à ne pas exclure, que l’idée d’un service militaire obligatoire revient dans le débat, que la possibilité d’un conflit en Europe devient tangible, les « si » se multiplient.» Il sourit, un brin ironique: «La testostérone, ça va bien cinq minutes. Mais quand il s’agit de risquer sa peau pour de vrai, le courage devient un truc un peu plus relatif

Pourtant, Adrien ne rejette pas l’idée que la guerre, si elle devait éclater, puisse avoir une forme de brutal retour au réel. «Depuis des décennies, on vit dans un confort absolu. L’histoire, le tragique, la nécessité de se battre pour ce qu’on croit, ce sont des notions qu’on a mises de côté. Peut-être que tout ça nous rattrape.» Il ne va pas jusqu’à dire qu’un conflit serait une bonne chose. Mais il a ce regard froid, un peu désabusé, qui laisse entendre qu’il y voit une leçon inévitable. «Il y a des choses qu’on ne règle pas par des débats sur Twitter. Il y a parfois un rapport de force physique, une violence inhérente à la nature humaine qu’on a voulu oublier, mais qui existe toujours. On a cru qu’on pouvait tout dépasser, que le tragique appartenait au passé. Peut-être qu’on s’est trompés.»

Plus que de l’héroïsme, prendre les armes serait une question de responsabilité. © BELGA

Protéger ce que l’on aime

Mais d’autres jeunes ne voient pas le retour du tragique avec la même gravité. Pour certains, l’engagement militaire ne relève ni du patriotisme ni d’une leçon de l’histoire, mais d’une nécessité pragmatique. Il aurait été facile d’imaginer Aimé Constant aux antipodes de tout ce qui touche à l’armée. A 34 ans, ce jeune artiste liégeois, passionné de création et de réflexion politique, ne correspond pas au stéréotype du futur soldat. Pourtant, lorsque la question du service militaire obligatoire ressurgit dans le débat public, il ne fuit pas la discussion. Loin des postures idéologiques, il assume un point de vue nuancé, où pacifisme et engagement ne s’opposent pas nécessairement. L’entretien s’est fait par écrit, mais même à travers ses réponses posées, réfléchies, quelque chose transparaît: un ton grave, une forme de sérieux teinté de lucidité. Aimé Constant sait que la guerre n’est plus une abstraction. «Honnêtement, je ne serais pas surpris», confie-t-il d’emblée lorsqu’on l’interroge sur un éventuel retour du service militaire obligatoire en Belgique. «Vu la situation en Europe et les tensions internationales, c’est une éventualité de plus en plus crédible. La guerre en Ukraine, qui dure maintenant depuis plus de trois ans, nous rappelle que le conflit n’est jamais une histoire du passé, même sur le sol européen.»

Il s’engagerait sans hésitation, dit-il. Un paradoxe, à première vue, pour quelqu’un qui se revendique pacifiste. Mais il s’en explique: «A mes yeux, défendre son pays, c’est avant tout protéger ce que l’on aime: ses proches, sa ville, son mode de vie. Loin d’être une posture belliqueuse, c’est un engagement pour préserver. Il ne s’agit évidemment pas d’attaquer ou d’agresser un autre pays, mais bien de garantir notre sécurité.» Aimé ne parle pas d’héroïsme, il parle de responsabilité. Il voit dans l’engagement militaire une forme de devoir civique, un prolongement naturel de son attachement à son environnement. Il évoque même une vertu inattendue du service militaire: sa capacité à renforcer la cohésion sociale, que ce soit par-delà les tensions communautaires ou les fractures sociales.

Mais est-il vraiment prêt à combattre si une guerre éclatait ? Là encore, il refuse les réponses toutes faites. Il sait que les guerres modernes ne se décident pas sur un coup de tête et que l’engagement militaire ne peut être qu’un dernier recours. «Oui et non», commence-t-il. Avant de préciser: «D’après ce que je lis et ce que j’observe, une confrontation directe en Europe n’est pas imminente. Mais d’ici dix ou quinze ans, qui peut l’exclure? Malheureusement, ce n’est pas une possibilité à écarter.» Pour lui, la véritable question est ailleurs: comment se préparer à cette éventualité sans sombrer dans la panique ou l’aveuglement guerrier? «Entre l’ivresse de l’engagement –qui n’est pas si éloignée, au fond, de la passion du pacifisme qui nous anime aussi– et l’anxiété paralysante, il y a une troisième voie: celle de la préparation citoyenne.» Il cite en exemple les pays Baltes et la Finlande, où la formation militaire est intégrée à la vie civile comme une évidence.

«Une armée, ce n’est pas seulement une structure militaire, c’est aussi un projet politique et culturel.»

Aimé Constant

Une Défense européenne à incarner

Et l’Europe, dans tout cela? Aimé Constant ne rejette pas l’idée d’une armée européenne, mais il peine à y voir un projet mobilisateur. «Pour moi, pas vraiment, parce que je me sens déjà attaché à l’Europe. Mais je comprends que pour beaucoup, cette idée reste assez abstraite.» Il pointe un manque de références culturelles et historiques: «Notre imaginaire collectif sur la guerre et l’armée a été façonné, consciemment ou non, par le cinéma américain. Que ce soit à travers des films qui glorifient l’armée ou qui la critiquent, le fait est que, aux Etats-Unis, le rapport à l’engagement militaire est omniprésent dans la culture populaire. En Europe, c’est bien moins le cas.» C’est peut-être là, selon lui, le plus grand défi de la Défense européenne: au-delà des questions institutionnelles et stratégiques, il manque un récit, une incarnation capable de rassembler. «Ce qui est sûr, c’est que si l’on veut qu’une Défense européenne prenne forme, il faudra qu’elle s’accompagne d’un véritable récit, d’un sens partagé. Car une armée, ce n’est pas seulement une structure militaire, c’est aussi un projet politique et culturel.» Une armée, pour exister, doit d’abord être un symbole. Et pour le moment, ce symbole n’existe pas encore.

Mais au-delà des convictions individuelles, la question de la Défense européenne et de son effectivité pose des défis structurels bien réels. Comme le souligne Wally Struys, professeur émérite à l’Ecole royale militaire, «A court terme, une défense européenne autonome des Etats-Unis est impossible. A moyen (ou long) terme, si l’UE met en œuvre les déclarations récentes, on pourra développer et solidifier un pilier européen crédible au sein de l’Otan. Je ne crois toutefois pas à une Défense totalement autonome.»

Selon Wally Struys (ERM), les notions de défense de la patrie et de patriotisme sont devenues obsolètes. © BELGA

La mauvaise image de l’armée belge

Selon lui, il faut d’abord différencier les pays directement touchés par un conflit, comme l’Ukraine, et ceux qui, bien que concernés, ne se sentent pas immédiatement menacés. Si la France, forte d’une tradition militaire profondément enracinée, a vu l’allocution d’Emmanuel Macron sembler relancer une forme d’adhésion populaire à un effort de défense, la Belgique, elle, entretient une relation plus distancée avec son armée. «En Belgique, l’image de l’armée est perçue de manière pour le moins réservée, voire empreinte d’antimilitarisme», constate Wally Struys.

Cette différence s’explique, selon lui, par une longue période de paix en Europe et par un certain déficit de formation civique. «Les jeunes ne se rendent que peu compte de l’existence d’une guerre hybride depuis le début du siècle», ajoute-t-il. Il estime d’ailleurs que les notions traditionnelles de défense de la patrie et de patriotisme sont devenues obsolètes. «Il faut expliquer aux jeunes que ce qu’il convient de défendre, ce sont leurs valeurs et leurs libertés individuelles et collectives.» Ce qui renvoie à une autre question centrale: un service militaire, même volontaire, comme annoncé en Belgique, peut-il encore jouer un rôle structurant? Wally Struys insiste sur la nécessité de bien définir ses contours: «Puisque la durée de ce service sera limitée, il conviendra de bien choisir les fonctions pouvant être réservées à ces volontaires et de leur prodiguer la formation de base nécessaire.»

Si l’idée d’une conscription rénovée divise, c’est qu’elle se heurte à une tension persistante entre attachement aux valeurs et réticence à l’engagement militaire. Les jeunes Européens, tiraillés entre leurs idéaux et la réalité géopolitique, semblent encore suspendus entre conviction et pragmatisme. Mais la guerre, elle, n’attend pas les certitudes. L’histoire a souvent imposé ses propres choix à ceux qui pensaient encore pouvoir les éviter.

 

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