Comment la Belgique a géré l’accueil des réfugiés ukrainiens, des locataires (presque) comme les autres
L’accueil des réfugiés a fait place à un défi d’une plus grande ampleur: leur offrir des conditions de vie proches, voire identiques, à celles des citoyens belges ou européens. Et viser le long terme.
La commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, avait prévenu: l’accueil des réfugiés serait un «très, très gros défi». C’était tout début mars. Six mois plus tard, il faut admettre qu’elle avait vu juste: l’invasion de l’Ukraine a créé l’une des plus grandes crises humanitaires de l’histoire récente de l’Europe.
Les chiffres sont désolants: un tiers des civils ont été contraints de quitter leur foyer. Le 16 août, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) recensait 6,3 millions d’Ukrainiens en fuite à travers l’Europe, dont une écrasante majorité de femmes et d’enfants. A elle seule, la Pologne a absorbé une population de 1,2 million d’Ukrainiens, 87 030 autres ont trouvé refuge en Slovaquie, 89 000 en Moldavie, 83 827 en Roumanie, 27 861 en Hongrie et un peu plus de 11 121 au Bélarus. La charge n’est pas forcément plus légère pour les Etats non limitrophes. L’Allemagne, qui depuis 2015 et son tonitruant «Wir schaffen das!» (nous y arriverons) poursuit sa politique d’ouverture, a accueilli près d’un million de réfugiés, alors que la France n’en compte «que» 96 520 et les Pays-Bas 68 050.
Sur les retours, les chiffres sont moins précis vu que les réfugiés ne signalent pas toujours leur départ à l’administration ; en juin, on estimait que 2,3 millions d’entre eux étaient rentrés au pays. Quelques semaines après le début du conflit, le Parlement européen a activé la directive sur la protection temporaire pour la toute première fois depuis son entrée en vigueur, en 2001, offrant de facto aux réfugiés ukrainiens un accès à un permis de séjour, au marché du travail et à l’aide sociale et médicale.
Le défi des prochains mois consistera à libérer et aménager des structures collectives puis, dans un deuxième temps, à dégager des solutions durables.
Et la Belgique dans tout ça? Les chiffres diffèrent d’une source à l’autre. Fin juillet, 44 000 réfugiés étaient inscrits au Registre national mais près de 51 000 auprès de Fedasil. Les statistiques des Nations unies, elles, font état d’un peu plus de 53 000 personnes présentes sur le territoire début août. Quelque 60% des inscrits au Registre ont été accueillis en Flandre, 25% en Wallonie et 17% à Bruxelles. Parmi ceux enregistrés en Wallonie, communique le centre régional de crise, on trouve principalement des femmes d’âge actif (43%) et des mineurs (19,3% de garçons, 19,7% de filles), près de 12% d’hommes d’âge actif et seulement 6% de personnes âgées.
Depuis le début de la crise, environ 14 000 personnes ont demandé à pouvoir bénéficier d’un hébergement de crise en Belgique. A Bruxelles, depuis quelques mois, des groupes de travail réunissant les représentants des associations et des administrations planchent sur plusieurs thématiques: santé, logement et éducation. Associés au pôle logement, le Samusocial, la plateforme citoyenne et l’asbl Communa gèrent l’accueil d’urgence en structures d’hébergement collectif pour l’ensemble de la Région. Sa chargée de mission «asile et migration» s’inquiète de la saturation permanente du centre d’accueil Ariane, à Woluwe-Saint-Lambert. Mis à disposition par la Société du logement de la Région Bruxelles-Capitale (SLRB), le site ne devait, en principe, accueillir des réfugiés que pour quelques nuits, le temps que Fedasil les redirige vers un logement plus adapté. Mais l’occupation ne se passe pas tout à fait comme prévu: «Il y a embouteillage, décrit Magali Pratte. Les réfugiés ne restent pas quelques jours, plutôt quelques semaines, voire plusieurs mois avant d’être renvoyés vers les Régions, les communes, les familles d’accueil ou les structures mises en place.»
Le défi des prochains mois consistera à libérer et aménager des structures collectives puis, dans un deuxième temps, à dégager des solutions durables. Avec ses partenaires, le Samusocial a été désigné pour développer de nouveaux modèles d’hébergement, en complément aux familles d’accueil. Avec une contrainte de taille: impossible d’évaluer combien de places seront nécessaires à moyen comme à long terme. «Il faut, dans tous les cas, que les réfugiés puissent mener une vie normale, d’autant qu’on ignore combien de temps le conflit durera.»
En coloc
Premier pas en avant: début juillet, un nouveau centre d’accueil a ouvert ses portes dans l’ancien hôtel bruxellois Léopold, à deux pas de la place du Luxembourg. Un hébergement à moyen ou long terme dont pourront profiter une centaine de personnes. Mais pas gratuitement: pour occuper les lieux, les réfugiés qui bénéficient du revenu d’intégration sociale des CPAS doivent contribuer à hauteur de 225 euros par adulte et 75 euros par enfant, montant dédié à l’entretien et à la gestion des lieux. Un changement de stratégie nécessaire si on veut être capables de tenir à long terme, argumente Magali Pratte. «On a opté pour un modèle inédit, innovant, centré sur l’autonomie des occupants mais toujours avec un accompagnement par une équipe de professionnels en charge de l’accueil, de la coordination, de la médiation interculturelle, des repas, etc.», ajoute-t-elle. Une sorte de grande colocation encadrée par une quinzaine de professionnels qui, une fois le projet sur les rails, pourront être affectés à l’activation d’autres centres. Avec l’aide de la médiatrice culturelle, les occupants doivent déterminer quelles activités communes ils souhaitent mettre en place et avec quels partenaires.
Côté wallon, où cinq mille demandes d’hébergement de crise ont été prises en charge, la stratégie adoptée est sensiblement différente. La cellule de coordination, en partenariat avec tous les acteurs concernés, gère les différents aspects de l’accueil des réfugiés. Si l’offre d’hébergement chez les particuliers sur la plateforme «Solidarité Ukraine» ne s’essouffle pas (près de 800 places sont encore proposées), elle reste balisée par différents dispositifs, dont une charte d’hébergement de crise que signent l’hébergeur et les hébergés, un document garantissant un logement décent et un modèle de convention d’occupation précaire, nous indique-t-on au cabinet du ministre du Logement, Christophe Collignon (PS). L’hébergeur peut aussi convenir avec l’hébergé d’une contribution équivalente à 20% du montant de l’aide sociale ou de tout autre revenu perçu.
Pour se donner les moyens de poursuivre l’accueil à long terme, la Région wallonne table sur un budget de 3,57 millions d’euros.
La deuxième phase se rapproche davantage de ce qui se fait à Bruxelles. Elle passe par un travail de recensement d’hébergements collectifs susceptibles d’être alloués à l’accueil des réfugiés moyennant quelques aménagements. Il peut s’agir de bâtiments publics, réservés au secteur associatif, ou même privés. La Région ambitionne de trouver 3 500 places d’ici au 30 septembre et 3 500 autres entre le 1er octobre et le 31 janvier 2023. Pour se donner les moyens de poursuivre l’accueil à long terme et soutenir les communes et les structures supralocales, la Région wallonne table sur un budget de 3,57 millions d’euros.
Face et dos au tableau
En Wallonie comme à Bruxelles, le marché de l’emploi est ouvert aux ressortissants ukrainiens, sans restriction. Parmi les demandeurs d’emploi inscrits au Forem, 149 personnes ont travaillé au moins un jour en tant que salarié. Selon des statistiques fournies par le groupe de services de ressources humaines Acerta, les femmes représentaient près de 70% des travailleurs originaires d’Ukraine en Belgique en juin dernier. Les données obtenues sur un ensemble de 345 000 travailleurs en service auprès de plus de 40 000 employeurs du secteur privé, tant des PME que des grandes entreprises, indiquent aussi que la plupart des Ukrainiens ont trouvé un job dans les secteurs des services (30,7%), de l’industrie manufacturière (22,2%) et du commerce (17,4%).
A Bruxelles, 1 200 Ukrainiens sont actuellement inscrits comme demandeurs d’emploi, selon Actiris. Là aussi, la grande majorité sont des femmes (81,7%) et 72,1% appartiennent à la tranche d’âge des 25-49 ans. Dans presque tous les cas, les demandeurs d’emploi ont un diplôme étranger non reconnu.
Un gros travail d’organisation et un gros effort d’adaptation ont aussi été nécessaires dans les écoles qui, du jour au lendemain, se sont vu confier des enfants qui, pour la grande majorité, ne parlaient pas un mot de français. A la difficulté de la langue s’ajoute le traumatisme et l’absence de repères et de codes culturels. Dès le début de la guerre, des mesures ont été prises pour faciliter la création de classes proposant un encadrement spécifique destiné à soutenir l’intégration d’élèves primo-arrivants (Daspa), relève Jean-François Mahieu, porte-parole de la ministre de l’Education, Caroline Désir (PS). L’accès des familles à l’information sur l’offre d’enseignement a été facilitée et les procédures d’équivalence adaptées compte tenu des circonstances exceptionnelles. La Fédération Wallonie-Bruxelles a aussi défini des modalités spécifiques pour que des enseignants ukrainiens puissent donner cours dans les classes Daspa. «De nombreux Ukrainiens continuent à suivre à distance l’enseignement dispensé par l’Ukraine. Des adaptations légales sont envisagées pour leur permettre de poursuivre en toute sérénité, sans préjudice du principe d’obligation scolaire. Toutes les indications ont, en outre, été données aux écoles pour la gestion des demandes d’inscription et les conditions de comptabilisation des élèves», complète Jean-François Mahieu. La mise en place d’une procédure d’accès à l’équivalence du CESS est également en cours.
Eux et pas nous
Si personne n’a contesté le devoir moral ou politique des Etats européens de venir en aide à ceux qui fuient les bombardements et les exécutions sommaires, il est vrai que cette aide contraste avec la détresse des demandeurs d’asile. «Le réseau est complètement saturé, décrit Magali Pratte. Devant le Petit Château, on voit des Afghans, des Palestiniens et des Syriens qui attendent depuis des semaines, voire des mois. Bien sûr, la crise de l’accueil existait avant l’arrivée des Ukrainiens, mais on constate qu’il y a une énorme attention politique sur leur situation. Or, les mesures prises pour les accueillir et les accompagner devraient être la norme, pas l’exception.» Une différence de traitement qui met mal à l’aise la chargée de mission du Siamu. Pour rétablir un peu l’équilibre, confie-t-elle, la maraude mise en place pour aider les Ukrainiens qui seraient à la rue repasse par le Petit Château pour distribuer ce qui reste à ceux qui campent devant la devanture. «Il est temps de réfléchir à plus long terme. Hier c’était l’Afghanistan, la Syrie et aujourd’hui l’Ukraine. On ne peut quand même pas jouer la surprise à chaque fois.»
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