Le mégaprojet d’une quarantaine d’éoliennes devait sortir de terre sur la côte sud-est du Kenya, dans le comté de Lamu. © GETTY IMAGES

Comment Elicio (Nethys) a perdu neuf millions dans un parc éolien fantôme au Kenya (info Le Vif)

Elicio, société à capitaux publics contrôlée par l’intercommunale Enodia, a revendu discrètement, pour un dollar symbolique, un mégaprojet éolien au Kenya dans lequel elle avait investi plus de neuf millions d’euros. Une vente réalisée à l’insu d’Enodia, et qui profite à des politiciens kényans.

Ce 13 juillet 2022, à Ostende comme à Nairobi, le soleil darde ses rayons dans un ciel azuré. Depuis la côte belge, Alain Janssens et Frédéric Teerlynck, respectivement CEO et CFO d’Elicio, apposent leurs signatures en bas d’un épais contrat de 27 pages. Dans la capitale kényane, le directeur de la société Kenwind signe le même document. C’est plié: Kenwind vient d’acheter la société Bahari Wind Ltd à son partenaire belge Elicio. Pour une bouchée de pain. Un dollar.

Bahari Wind développe pourtant un mégaprojet éolien de 90 MW, initié en 2011, le troisième plus grand du Kenya. A 500 kilomètres de Nairobi, sur la côte sud-est du Kenya, une quarantaine d’éoliennes devraient sortir de terre aux abords de Mpeketoni, une ville de 50.000 habitants située dans le comté de Lamu. Coût du projet: 180 millions d’euros. Sur le littoral, le vent de l’océan Indien souffle en rafales. Il pourrait, d’ici à quelques années si tout va bien, rapporter des dizaines de millions de dollars aux actionnaires de Kenwind.

Pourquoi donc Elicio, filiale de Nethys, elle-même filiale de l’intercommunale liégeoise Enodia (ex-Publifin), a-t-elle laissé filer ce projet pour un malheureux dollar? Elle y a pourtant investi plus de neuf millions d’euros de fonds publics entre 2014 et 2022. Qui se cache derrière son ancien partenaire Kenwind? Le Vif a enquêté et lève le voile sur les coulisses d’un fiasco au parfum de corruption qu’Elicio a tout fait pour étouffer. Jusqu’à vendre sa filiale «en douce», dans le dos d’Enodia. Ce qui, comme dans l’affaire Nethys en 2019, bafoue le décret gouvernance voté après le scandale Publifin.

Bidonville et villa de luxe

Le projet Bahari Wind démarre pourtant comme un conte de fées. Rétroactes. Mariée de force par ses parents en 1989 contre une dot de deux dollars, Susan Nandwa fuit rapidement son mari. L’adolescente, née à l’ouest du Kenya, file vers l’est et se réfugie à Korogocho, l’un des plus grands bidonvilles de Nairobi. Pour survivre, elle enchaîne les ménages dans les quartiers huppés. En 1996, elle joue dans des sitcoms de la télévision nationale. Elle décroche ensuite un job de secrétaire dans une compagnie aéroportuaire, où elle rencontre un Flamand, pilote d’avion pour DHL. Le couple se marie en 2001 puis s’installe à Ostende. Susan Nandwa y fonde une association caritative, Save Children of Hope, pour scolariser les enfants de son village natal.

«Au tournant des années 2010, son mari lui présente Luc Desender, un cofondateur d’Electrawinds, société ostendaise active dans l’éolien», se souvient Pol Heyse, ancien administrateur d’Elicio. Elle lui propose de planter des éoliennes au Kenya, où la population manque d’électricité. Susan Nandwa dispose localement de connexions politiques, dont le ministre du Plan, Wycliffe Oparanya, originaire de la même région qu’elle et qui a inauguré en sa compagnie, en 2009, un programme d’aide alimentaire de Save Children of Hope. En juin 2011, Electrawinds embauche Nandwa comme «business development manager Kenya». «Susan était là pour faciliter les contacts sur place, notamment d’un point de vue politique», se souvient un ancien cadre d’Electrawinds. Le bidonville est un lointain souvenir. Mariage occidental, activités caritatives, relations politiques: Susan Nandwa a sauté dans l’ascenseur social. Une somptueuse villa cinq chambres avec piscine dans la banlieue verte de Mombasa, sur la côte, porte le nom d’un de ses fils. Elle est louée jusqu’à 600 euros la journée sur divers sites spécialisés. Susan Nandwa n’a pas réagi à nos multiples sollicitations.

Susan Nandwa, directrice du projet Bahari Wind et partenaire trouble d’Elicio. © DAILY NATION

Trois «partenaires» très politiques

En 2013, le projet Bahari Wind est officiellement lancé avec le soutien financier de la Banque mondiale. Mais un an plus tard, Electrawinds fait faillite. Nethys reprend les projets les plus prometteurs –dont Bahari Wind– et les loge dans une nouvelle filiale: Elicio. Pourquoi Nethys a-t-elle misé sur Bahari Wind alors que, dès sa reprise, le projet a du plomb dans l’aile? En effet, une entreprise américano-kényane concurrente, Cordisons International, accuse les Belges d’avoir obtenu illégalement un terrain qui lui appartient, terrain sur lequel doit s’ériger le parc éolien. Cordisons portera l’affaire devant les tribunaux en 2017.

La firme américano-kényane affirme dans la presse locale qu’Elicio a été avantagée par la Commission foncière nationale (NLC), par l’intermédiaire de son président de l’époque. Le ministre de l’Energie aurait également pris part à ce favoritisme, toujours selon Cordisons. Les deux hommes sont proches de deux personnalités politiques de premier plan: Lenny Kivuti, ex-sénateur et gérant de la société Geomaps, et William Ruto, l’actuel président de la République du Kenya.

«Bahari Wind était un dossier beaucoup trop risqué, il fallait en sortir le plus vite possible.»

Le 6 avril 2018, alors qu’aucun coup de pelleteuse n’a encore été planté dans le sol de Mpeketoni, et que le dossier traîne au tribunal, Elicio conclut un accord de partenariat (Joint development agreement) avec trois obscures sociétés kényanes: Afributech East Africa, Clifton Energy International et Nerifa Holdings. Le contrat de vente de Bahari Wind mentionne cet accord. Des recherches effectuées au registre des sociétés kenyan, à Nairobi, révèlent les bénéficiaires économiques des trois sociétés. Afributech est contrôlée par Lenny Kivuti. Clifton est détenue par David Muge, conseiller personnel de William Ruto depuis 2015. Et Nerifa appartient à deux hommes d’affaires influents dans le secteur énergétique, dont un ancien CEO de plusieurs sociétés étatiques liées au monde de l’énergie.

Le Président de la République du Kenya, William Ruto (cravate verte), accompagné par l’ancien sénateur et homme d’affaires Lenny Kivuti (sans cravate). © Page Facebook de Lenny Kivuti

Des carottes à 800.000 dollars

Coup de théâtre: un an plus tard, les trois sociétés quittent le projet. Pourquoi? Mystère. En guise de dédommagement, elles recevront chacune 800.000 dollars si le projet se concrétise. Trois belles «carottes» offertes à des personnalités politiques, ou proches du pouvoir, pour accélérer la réalisation du parc éolien? Un administrateur d’Enodia le redoute. Damien Robert (PTB) a demandé à Nethys et sa filiale Elicio de pouvoir consulter le contrat de partenariat du 6 avril 2018 et les trois contrats de sortie, pour lever le doute. Grégory Demal, administrateur délégué (PS) de Nethys et administrateur d’Elicio, a refusé. Motif: «Obligation de confidentialité». De quoi alimenter les suspicions.

Contactée, Elicio développe, dans un mémo «confidentiel» adressé au Vif, une version qui n’est guère plus rassurante. On résume: la Banque mondiale sort du projet en 2018 et Elicio doit lui rembourser 2,4 millions de dollars de frais de développement. Elicio va alors chercher trois fois 800.000 dollars chez trois «nouveaux partenaires locaux». Qui se retirent du projet un an plus tard sans explication et «sans demander de remboursement», mais avec «la promesse d’Elicio de payer un remboursement de leur investissement si le projet devait se réaliser». Des investisseurs mécènes?

Quoi qu’il en soit, en 2020, le vent tourne enfin. Fin janvier, Elicio signe un contrat d’achat d’électricité (PPA) de 20 ans avec KPLC, le distributeur étatique de courant. Cet accord à long terme booste le projet: il est synonyme d’une garantie d’achat par le Kenya de l’électricité produite par le futur parc éolien au prix fixe de 70 dollars le MWh. Pourtant, une semaine plus tard, Elicio décide de désinvestir le projet et de le revendre, en tout ou partie. Une décision surprenante, d’autant qu’en mai 2020 le concurrent américain Cordisons est définitivement débouté par la Cour suprême.

Entre 600 et 1.000 habitants de la région auraient été expulsés de leurs terres sans être indemnisés, eux.

Le double jeu de Susan

Le ciel se dégage, donc. Mais Elicio persiste à chercher un repreneur. Plusieurs candidats se montrent intéressés, mais la pandémie de Covid-19 ralentit le processus. Début 2022, le candidat Amea Power, distributeur d’énergie verte basé à Dubaï, réalise une analyse approfondie de la comptabilité de Bahari Wind. Amea découvre alors que Susan Nandwa a secrètement signé pour Bahari Wind un bail foncier à long terme avec Kenwind en décembre 2020. Trahison. Aveux. Nandwa se fait éjecter sur le champ. Mais Elicio ne la poursuit pas en justice, elle l’indemnise même. Amea et les autres candidats acquéreurs jettent l’éponge.

Il ne reste plus que Kenwind en lice, qui touche le jackpot pour un dollar le 13 juillet 2022: un terrain de plusieurs centaines d’hectares, un bail, diverses sociétés et un PPA conclu avec l’Etat kényan pour le rachat de l’électricité produite par le futur parc éolien. Certes, le PPA a expiré fin 2021 suite au retard du chantier, mais la voie est tracée. Selon le registre des sociétés kényan, les actionnaires actuels de Kenwind sont l’ex-sénateur Lenny Kivuti (30%), une des épouses de l’ex-ministre Wycliffe Oparanya (30%) et deux mystérieux actionnaires (20% chacun) qui se cachent derrière des avocats dont l’un est membre d’un cabinet dirigé par un proche du président Ruto.

Alain Janssens, le CEO d’Elicio qui a signé le contrat de vente, déclare ignorer qui sont les actionnaires de Kenwind: «Je suis arrivé en juin 2020 pour exécuter la décision du CA d’Elicio de vendre Bahari Wind. J’ignore qui contrôle Kenwind. Je sais juste que c’était notre partenaire local et qu’il avait une activité d’ingénieur conseil.» Laurent Levaux, président du CA d’Elicio, relativise toute cette affaire: «Bahari Wind était un dossier beaucoup trop risqué dans un pays où Elicio n’avait ni expérience ni compétence. Il fallait en sortir le plus vite possible. Elicio a rapporté à ses actionnaires 185 millions d’euros de résultat net après impôt en quatre ans, et ce malgré les pertes liées à cette affaire kényane. Elicio vaut aujourd’hui entre 600 et 800 millions. On est très loin des deux euros auxquels la société avait été vendue par Nethys à François Fornieri et Bernard Serin en 2019.»

Les 9,1 millions d’euros perdus au Kenya pourraient être ramenés à 8,2. Le contrat de vente précise en effet que si le projet sort de terre, Elicio touchera un million de dollars de Kenwind. On se console comme on peut. Reste qu’Elicio n’est pas le seul perdant dans cette histoire. Selon les médias kényans, entre 600 et 1.000 habitants de la région de Mpeketoni auraient été expulsés de leurs terres sans être indemnisés…

Enquête réalisée par Nicolas Gobiet, David Leloup, Olivier Papegnies et Anthony Langat avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Neuf millions d’euros publics

Le montant total des fonds publics investis dans le projet Bahari Wind par Elicio dépasse les neuf millions d’euros. Ce chiffre a été communiqué par l’administrateur délégué de Nethys, Grégory Demal (PS), à l’administrateur d’Enodia Damien Robert (PTB), qui réclame des éclaircissements depuis plus d’un an sur ce dossier. Avant 2015, le projet a coûté à Elicio environ 1,9 million de dollars en frais de développement externes. Après la création de Bahari Wind en 2015, Elicio a financé la société par des prêts pour 8,2 millions de dollars. «La société projet a utilisé cet argent pour payer des études de développement, le personnel, les frais de gestion, les frais d’avocat et autres», précise Demal dans son courriel. En ajoutant les coûts internes à Elicio, «estimés à 1,7 million d’euros (surtout des frais de personnel et de voyage)», on arrive à un total d’environ 9,1 millions d’euros. Elicio est une société à participation publique locale significative (SPPLS). L’actionnariat de sa maison mère Enodia est 100% public: Province de Liège (53,9%), 74 communes (45,8%), Brutélé et la Région wallonne (les miettes).

Une vente secrète qui viole le décret gouvernance

La vente de Bahari Wind par Elicio, réalisée en secret au cœur de l’été 2022, piétine une nouvelle fois le décret gouvernance.

Le 6 octobre 2019, le gouvernement wallon annulait les ventes secrètes, réalisées par Nethys, de ses trois filiales Voo (à un fonds américain), Win et Elicio (à François Fornieri et Stéphane Moreau). Des ventes à prix bradés, réalisées sans en demander l’autorisation à Enodia, maison mère de Nethys. Une pratique contraire à l’article L1532-5 du Code wallon de la démocratie locale (CDLD) qui impose d’obtenir un feu vert (appelé «avis conforme») de l’actionnaire public avant toute vente ou acquisition d’une filiale. L’émoi politique et citoyen était d’autant plus fort que cet article L1532-5 avait été ajouté au CDLD à la suite de recommandations de la commission d’enquête Publifin, via le fameux décret gouvernance du 29 mars 2018. L’annulation des ventes secrètes des filiales de Nethys, assortie du dépôt d’une plainte pénale par le gouvernement wallon, a marqué un tournant dans ce qu’il est convenu d’appeler «l’affaire Nethys».

Ce scandale a signé la chute de l’homme fort du groupe, Stéphane Moreau (ex-PS), et de ses troupes. L’instruction judiciaire est aujourd’hui quasi bouclée. Ironie du sort, certaines pratiques d’hier, chassées par la porte, reviennent par la fenêtre. Réunis le 6 février 2020 à Bruxelles, les nouveaux administrateurs d’Elicio (Laurent Levaux, Renaud Witmeur, Bernard Thiry et Jean-Pierre Hansen) décident de se retirer du projet Bahari Wind. «Un processus de désinvestissement sera lancé et laissera la possibilité aux candidats-acheteurs d’acquérir partiellement ou totalement la société Bahari Wind Ltd», précise le procès-verbal de la réunion. Aucun avis conforme n’a pourtant été demandé à Enodia. Julie Fernandez Fernandez, présidente de l’intercommunale, le confirme. Elle évoque une «maladresse» d’Elicio… Le Service public de Wallonie (SPW), lui, rappelle que cet avis conforme aurait dû être sollicité par Elicio «préalablement à l’adoption effective de la décision de céder lesdites participations». Dès lors, «l’article L3122-1 du CDLD permettrait à l’autorité de tutelle d’annuler l’opération». Autrement dit: «La sanction prévue, si l’administration est saisie par un recours d’un tiers, est l’annulation» de la vente.

Le PTB veut faire annuler la vente d’Elicio

Damien Robert, élu local PTB à Seraing, confirme l’information du Vif et indique avoir fait parvenir jeudi au ministre des Pouvoirs locaux François Desquesnes un recours visant à annuler la vente. Ce qui lui pose problème, c’est avant tout la manière dont cette vente a été bouclée. Elle a été réalisée «en secret», en violation du Code de la démocratie locale, accuse-t-il. Selon le Code de la démocratie locale, une telle vente nécessitait un «avis conforme», un feu vert, de l’intercommunale Enodia, ce qui n’a pas été le cas. (Belga)

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