Juan Clavero (premier plan), militant écologiste andalou, et Marnix Galle, patron d’Immobel. Entre eux, une sombre histoire de complot, de menaces, et de cocaïne…

Coke, menaces et complot: le patron belge Marnix Galle (Immobel) englué dans un polar andalou

Clément Boileau
Clément Boileau Journaliste

Début octobre s’ouvre, à Jerez, en Andalousie, le procès de quatre Espagnols qui, en 2017, ont tendu un piège à l’écologiste Juan Clavero. L’affaire embarrasse le promoteur Marnix Galle, patron d’Immobel, propriétaire personnel du domaine pour lequel travaillaient la plupart des accusés.

El Bosque (Andalousie), 26 août 2017, non loin de l’hôtel Las Truchas. Ils sont quelques policiers, en cette fin d’après-midi ensoleillé, à se presser autour de la camionnette immobilisée de Juan Clavero, un militant écologiste bien connu dans le coin. Ce dernier revient, avec quelques autres, d’une marche visant à inspecter d’éventuelles restrictions d’accès aux sentiers et routes qui lézardent une partie du parc naturel de la Sierra de Grazalema, un havre de nature classé «réserve de biosphère» par l’Unesco. Depuis des années, lui et d’autres militants du cru protestent régulièrement contre la privatisation de cette zone par la société Brena del Agua, un immense domaine agricole composé de fermes (fincas) acquises au mitan des années 2010 par le magnat belge de l’immobilier Marnix Galle, CEO d’Immobel. Ordinairement, ces marches et autres «inspections» sont ponctuées d’échanges musclés avec les gestionnaires espagnols du site, qui renforcent la surveillance du périmètre à grand renfort de clôtures et de gardes, ces derniers n’hésitant pas à intimider vertement les militants. Cette fois-ci n’a pas dérogé à la règle, sans grande conséquence jusque-là. Mais tout changera quelques heures plus tard.

Cet après-midi-là, après quelques atermoiements autour de la camionnette, la Guardia Civil, dont un membre du service de protection de l’environnement, trouvent ce qu’ils étaient venus chercher: une cinquantaine de grammes de cocaïne et un peu de haschisch cachés sous un siège passager. Sidéré, Juan Clavero, ancien professeur de biologie à la retraite, qui fut un temps le directeur du parc, est emmené au commissariat de la petite ville d’Ubrique, à quinze minutes de là. Avant d’assister, sonné, à la perquisition de sa maison par une dizaine de policiers, en présence de sa femme et de sa fille. Dans les heures qui suivent, la nouvelle fait le tour des médias espagnols, suscitant l’effarement de son entourage. Juan, un trafiquant de drogue? Impossible…

Ce scepticisme s’avérera parfaitement justifié, puisque l’opération, comme le démontrera l’enquête judiciaire, quel le Vif a pu consulter en intégralité, est un complot, un vrai. Ourdi par les gestionnaires de Brena del Agua.

L’infiltré

C’est le 25 septembre, devant les enquêteurs, que Juan Clavero confirmera certains faits troublants. En particulier la présence, le jour de son interpellation, d’un inconnu, un certain Manuel Alcaide, la trentaine. L’homme s’est joint le jour même au petit groupe qui a sillonné les sentiers clôturés et bien gardés du domaine. Et il était là, plus tard, dans la voiture de Clavero, juste avant son interpellation. Quelques heures plus tôt, en début de matinée, Manuel l’avait approché dans une venta (un restaurant) d’El Bosque, expliquant avoir entendu parler de cette «marche» par d’autres militants écologistes de Jerez de la Frontera, la ville où il vit, située à une soixantaine de kilomètres.

Comme souvent, la rencontre avec les gardes du domaine de Brena del Agua a été houleuse. Les militants, qui défendent le caractère public de la route qu’ils empruntent, ont menacé d’appeler la Guardia Civil. Manuel, prétextant d’anciens problèmes avec la police, les en a dissuadés. Mais l’inspection a suivi son cours, l’homme restant souvent à l’écart, au téléphone, expliquant prendre des nouvelles de sa femme malade. Tout du long, Manuel a adopté un comportement étrange, entre nervosité et hésitations, ajoutant sur la route du retour qu’il devait rejoindre son épouse, puis demandant qu’on le ramène dans un bar, le Majaceite, à El Bosque, pour y retrouver… son beau-frère. Ensuite, Manuel a demandé à monter dans la voiture de Juan Clavero, parce qu’il pensait y avoir égaré ses lunettes. Bizarrement, c’est sous le siège passager, là où la police trouvera la drogue, qu’il les a cherchées

Le 26 septembre, l’audition par les enquêteurs de la Guardia Civil de Gaspar Corbacho, une connaissance de Clavero, présent le 26 août, va renforcer les soupçons à l’égard de Manuel Alcaide. Corbacho dit avoir découvert, après l’arrestation de Juan Clavero, que Manuel Alcaide connaît très bien, un certain Oscar González, surnommé «El Coco», un des contremaîtres des fermes de Brena del Agua, avec qui il a l’habitude de partager des verres à El Bosque. Dès le lendemain, un autre témoin identifie formellement la voix d’Oscar González sur un enregistrement récupéré par les policiers. C’est un appel anonyme, passé à la Guardia Civil le 26 août à 15h40, signalant qu’une camionnette pleine de drogues circule dans le secteur où passera justement le véhicule de l’écologiste.

Pensant sceller le sort de Juan Clavero, il vient en fait de sceller le sien, et celui de ses complices.

«Supprime ça»

Fatalement, les yeux des enquêteurs se braquent sur Brena del Agua, ses dirigeants et employés. Et découvrent que, la veille de l’interpellation de l’ancien professeur, l’agent de la protection environnementale avait déjà reçu un étrange appel. Celui de José Miguel Herrera, l’administrateur des fermes dont Marnix Galle est le propriétaire.

A l’agent qu’il semble bien connaître, Herrera parle ainsi de la promenade de Clavero le long du sentier qui traverse le domaine, comme pour le préparer aux «révélations» qu’il s’apprête à lui confier. Le complot en tant que tel va se nouer dès le lendemain, peu avant l’arrestation du militant écologiste, lorsque l’agent rencontre Herrera, ainsi que Juan Luiz Perez Ramirez, qui se présente comme un des gérants de la ferme, et Oscar González (NDLR: tous deux y sont contremaîtres). Le lieu: le Calvillo, un restaurant situé à 400 mètres à peine de l’endroit où Clavero sera arrêté. Là, Herrera fait mention de Manuel Alcaide, son «infiltré», qui aurait repéré des drogues dans la camionnette de l’écologiste.

S’ensuit l’appel «anonyme» d’Oscar González, depuis la seule cabine téléphonique fonctionnelle d’El Bosque, ainsi que plusieurs échanges entre Herrera et l’agent de la protection environnementale, qui a entre-temps rejoint la route passant derrière l’hôtel où il est prévu de coincer Clavero.

«Ils viennent vers vous dans deux minutes, une seule voiture», annonce Herrera. Une fois la camionnette immobilisée, une première fouille du véhicule ne donne rien. Contacté par l’agent, Herrera ajoute par SMS: «Attendez un moment.» Puis: «Derrière le siège passager. Supprime ça.» Pensant sceller le sort de Juan Clavero, il vient en fait de sceller le sien, et celui de ses complices –les enquêteurs ont tout retrouvé, SMS, images de vidéo surveillance confondantes, sans parler des témoignages.

Un milliardaire très embarrassé

Si les poursuites à l’encontre de Juan Clavero ont rapidement été classées, et qu’un non-lieu a été prononcé le 6 septembre 2018, la procédure pénale concernant les auteurs présumés du complot a, elle, traîné en longueur. Ces derniers ont toujours refusé de témoigner, leurs avocats se pourvoyant d’appel en appel, d’abord devant le tribunal d’Ubrique puis devant la cour provinciale de Jerez. Prévu pour février dernier, le procès a de nouveau été retardé après la mort de l’un des avocats des accusés. Il se tiendra, finalement, dès le premier octobre, à Jerez.

Bien que la plupart des conspirateurs soient liés à la société Brena del Agua, celle-ci n’est visée qu’à titre subsidiaire. De ce fait, le propriétaire belge du domaine, Marnix Galle, patron d’Immobel et actionnaire majoritaire de l’empire immobilier, s’estime «éclaboussé», «malgré lui», par cette «sordide affaire», dont il dit «ne pas connaître les détails».

«Le parquet a requis que la société soit tenue responsable uniquement à titre subsidiaire du point de vue civil pour un montant maximal de 20.000 euros. Je comprends que cette démarche soit courante en Espagne quand les accusés travaillent pour la même société. Selon mes avocats espagnols, cette demande subsidiaire manque de fondement car la société n’est nullement visée pénalement. J’ignore si les membres de la Guardia Civil sont encore impliqués, mais si c’est le cas, la Guardia Civil devrait également être tenue civilement responsable à titre subsidiaire, soutient Marnix Galle, ajoutant que ni [sa] société, ni aucun membre de [sa] famille, ni [lui]-même ne [sont] visés par la justice espagnole.»

Certains «détails» de l’affaire ne sont cependant pas inconnus du grand patron belge…

L’encombrant fils Herrera

Pourtant, certains «détails» de l’affaire ne sont pas inconnus du grand patron belge. A commencer par l’identité du principal accusé, José Miguel Herrera, qui n’est autre que le fils du précédant propriétaire, Alfonso Herrera, à qui Galle a racheté le domaine. «Après l’achat, [le] fils a continué de s’occuper de la gestion de la ferme avec son équipe pour nous. Je comprends que le différend entre M. Clavero et M. Herrera remonte à de nombreuses années –vraisemblablement depuis 2004. Bien entendu, nous n’avions pas connaissance de ce différend lorsque nous [l’]avons engagé. Dès que nous avons eu connaissance des faits reprochés, nous avons résilié tous les contrats de travail sans attendre un jugement confirmant la culpabilité des personnes concernées.» Une résiliation qui s’est accompagnée, surtout pour Herrera, de généreuses indemnités vu les «faits reprochés»: plus de 35.000 euros. «Les indemnisations de rupture de contrat de travail étaient en ligne avec les lois sociales espagnoles et normales pour ce type de transaction», justifie Marnix Galle.

«M. Galle dit toujours la même chose, que lui et sa société n’ont rien à voir avec le piège qu’ils m’ont tendu et qu’il n’est pas cité dans la procédure judiciaire, rétorque l’écologiste, qui se bat depuis des années pour que justice soit faite. La réalité est qu’ils ont reçu une somme d’argent pour partir. En particulier M. Herrera, son administrateur, qui a reçu 35.305,97 euros, bien au-dessus de l’indemnité prévue par la loi. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un pot-de-vin

«La réalité est qu’ils ont reçu une somme d’argent pour partir.»

Heurts violents

Quant aux heurts, parfois violents, entre les gardes engagés par Brena del Agua et les militants écologistes, Clavero ne peut pas croire que Marnix Galle ait pu l’ignorer toutes ces années. Aux enquêteurs, Gaspar Corbacho, régulièrement présent lors des marches et inspections des militants écologistes sur le domaine de Brena del Agua, décrit la personnalité violente de M. Herrera, qui s’est montré un jour «avec son fusil sur l’épaule». Il y eut aussi cet épisode lors duquel, en compagnie d’un ouvrier agricole qui «[le] menaçait avec une matraque», Corbacho s’est entendu dire qu’il serait «enterré dans la ferme».

«Le tribunal mixte d’Ubrique enregistre de nombreuses plaintes déposées tant par M. Clavero que par d’autres membres d’Ecologistas en Acción pour le comportement répété des gérants et contremaîtres de ladite ferme, dont ceux qui ont fait l’objet d’une enquête», abonde l’avocat de Juan Clavero auprès du tribunal de première instance d’Ubrique.

«Nous avons initié des mesures d’apaisement qui consistent notamment à ouvrir la propriété quand il y a une marche, à éviter tout acte qui pourrait être interprété comme une provocation et ce, même lorsqu’il y a des intrusions dans la propriété ou des dégâts», se défend Marnix Galle, précisant avoir lancé «une procédure au civil afin de statuer sur les mérites d’un éventuel droit de passage à travers [sa] propriété. En parallèle, nous avons également entamé des discussions avec ceux qui sollicitent l’ouverture du passage.»

«C’est ainsi que des différends se résolvent, que ce soit dans ce dossier ou dans tout autre au long de ma carrière», conclut le magnat de l’immobilier, qui n’a jamais cessé d’investir dans la société Brena del Agua au fil des années. Les auteurs présumés du complot encourent, eux, entre un et quatre ans de prison et jusqu’à 50.000 euros de dédommagements au titre de préjudice moral.

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