Claude Semal: « Je suis devenu chanteur d’un pays qui s’est évaporé »
Le coffret Semal la totale inclut un nouvel album qui rafraîchit le chanteur bruxellois Claude Semal, toujours dans le refus poétique de la passivité. Après quatre décennies agitées, le sexagénaire croit plus que jamais aux chansons comme pont intergénérationnel dans notre drôle de pays.
Sortir Les Marcheurs, album de chanson engagée, début 2018, semble un rien décalé. Est-ce un pari ?
Dans ce disque (1), je parle de l’âge, de la pension, de la mort et je retourne d’où je viens dans Le Saumon, problématique crépusculaire pas forcément triste. J’ai créé avec d’autres un syndicat de musiciens, le Facir, et j’essaie de rester un citoyen engagé pour autant que ma situation familiale me le permette. J’ai un fils de 10 ans et nous sommes aussi famille d’accueil pour un petit garçon. Donc, le week-end, je les conduis au football et puis je regarde The Voice avec eux (sourire).
Dans le livret du coffret se trouve une photo de trois types qui moquent The Voice mais l’un des nouveaux titres des Marcheurs, très réussi d’ailleurs, est un duo avec BJ Scott : une explication ?
Je n’ai rien contre le fait qu’il existe à la RTBF ce genre de concours. Mais quand un directeur de l’institution dit que The Voice est le navire amiral de la musique sur le service public alors que c’est une télé-réalité produite par Endemol, engloutissant la moitié du budget divertissement, c’est un crime contre la pensée et la musique… Au passage, je veux vraiment remercier BJ, une amie, parce que là, elle n’a pas grand-chose à gagner, hormis ma reconnaissance éternelle.
Il y a quarante ans, on pouvait se dire chanteur belge mais cette épithète nous a été politiquement interdite.
L’idée de la Belgique comme improbable micropays est au coeur de nombreuses de vos chansons. L’album Les Marcheurs débute par Les Fissures, où il est question des centrales nucléaires belges mais aussi de l’état général du pays. D’où vient cette obsession ?
Lorsqu’on va faire pour la dixième fois le tour des centres culturels de Wallonie, il faut retrouver la force en soi, grâce à l’aide de Dark Vador et de mon psychanalyste chez lequel je me suis quand même allongé pendant cinq ans…
Dans quelles circonstances ?
Le tournant de la quarantaine a été difficile. Mes parents se sont séparés quand j’avais 4 ans : en 1960, dans ma classe, j’étais le seul enfant de divorcés et ma mère était enceinte d’un enfant qu’elle allait perdre dans une fausse couche tardive. J’étais en plein complexe d’OEdipe où vous rêvez que votre père parte : quand il le fait pour de vrai, ça cheville au corps une sorte de culpabilité fondamentale dont j’ai mis quelques années à me débarrasser. J’ai fini par comprendre que j’en voulais à ma mère d’avoir amené à la maison un beau-père avec lequel l’entente a toujours été assez difficile : j’ai quand même pris des gifles jusqu’à 15 ans ! Je me suis construit dans la lecture et une certaine forme de solitude.
D’où vient le désir d’écrire, souvent avec ironie, sur le social, le politique, l’économique, dans des dizaines de chansons ?
Quand, à 17 ans, vous travaillez quarante heures par semaine comme apprenti dans un atelier de cuir pour lequel il faut se lever à 7 heures, et que vous y êtes payé à la pièce, en plus de suivre des cours de gravure le soir ! Cette espèce d’abrutissement par le travail dans une vie qui n’avait pas tellement de sens a fait que.
Votre père était ingénieur agronome et votre mère biologiste : pourquoi cet acharnement à défendre la classe ouvrière ?
Mon père et ma mère sont devenus profs d’unif, c’est vrai, mais j’ai passé toute mon enfance avec des gens qui n’avaient pas un clou pour se gratter le cul. Oui, à la fin de sa vie, ma mère était professeure honoraire à l’ULB mais notre enfance, à ma soeur et moi, a été sans un balle : les vacances se passaient en 2CV et en tente, en mangeant des tomates et du camembert. Donc, je ne suis pas un enfant de la bourgeoisie égaré dans la classe ouvrière mais un enfant de la classe moyenne inférieure plutôt intellectuelle, ce qui m’a ouvert au langage et à la culture.
Le portrait de la Belgique dans vos chansons ressemble à un mix de haine-amour, non ?
Je me suis posé la question ! Vouloir réconcilier Flamands et Wallons à l’intérieur d’un pays imaginaire, c’est un peu comme vouloir réconcilier papa et maman à l’intérieur de la famille… Je me voulais chanteur d’expression, à l’image de ce qui se passait alors (dans les années 1970) en Bretagne ou au Québec : incarner une sorte d’identité collective. Et puis, au fil du temps, j’ai redécouvert cette parole prémonitoire, celle de Jules Destrée à Albert Ier : » Sire, il n’y a pas de Belges, il y a des Flamands et des Wallons. » Ce que je pensais être un pays – j’ai trois grands-parents flamands tout en restant un bilingue très approximatif – s’est délité sous mes yeux. Il y a quarante ans, on pouvait se dire chanteur belge mais à un moment donné, cette épithète nous a été politiquement interdite. La Communauté française avait menacé l’organisateur d’un festival de chanson belge en Suisse de lui retirer les subsides pour les voyages, y compris le mien. Il avait écrit sur son affiche Le fond de l’air est belge plutôt que Le fond de l’air est Communauté française de Belgique(sourire). On a été constamment confronté à cette absurdité-là. Comme disait Kroll : si quelqu’un prétend vous avoir expliqué le fonctionnement institutionnel de la Belgique et que vous l’avez compris, c’est qu’il vous a mal expliqué. Donc, de chanteur belge, je suis devenu chanteur de je ne sais plus très bien quoi, d’un pays qui s’est évaporé.
Dans la seconde moitié des années 1970, vous quittez la chanson pour travailler pendant cinq ans à Pour, magazine militant, de gauche, dirigé par un curieux personnage, Jean-Claude Garrot. Pourquoi ?
Je suis tombé dans le militantisme tout petit : scout communiste, parents syndicalistes, grand-père trotskiste, on ne se refait pas. J’avais envie d’agir alors qu’on était encore en pleine guerre du Vietnam, la suite de Pinochet au Chili et la Révolution des OEillets au Portugal. Le monde semblait en train de bouger et moi, je voulais me battre, participer à ce combat collectif et mondial en faisant autre chose que de petites chansons. Et puis, il y a eu l’incendie de Pour par des fascistes – condamnés par la justice – mais, avant, j’ai fait partie de la majorité de l’équipe mise à la porte par Garrot, pour » ne pas être assez révolutionnaire « . Pas mal pour un type qui, par la suite, a fait des magazines de sport et de cyclisme, ce qui m’a fait poser des questions sur la réalité de ses engagements. Et démonstration, a contrario, tout à fait marxiste que le vrai chef est le propriétaire des machines (sourire).
Je me suis construit dans la lecture et une certaine forme de solitude
Le marxisme, semble-t-il, n’a pas vraiment ses preuves dans l’incarnation d’un régime politique viable…
Le fait que l’histoire soit écrite par les vainqueurs ne signifie pas que les vaincus ont toujours tort ! J’ai fait le bilan de mon engagement politique dans un livre titré La Belgique de Merckx à Marx, en 1997 : je m’étais rapproché des Etats généraux de l’écologie politique où je trouvais deux choses qui me tenaient à coeur : une critique assez radicale du travail et la volonté de construire une démocratie participative à la base. J’ai accepté d’être candidat d’ouverture sur les listes sénatoriales en 1999 sans aucune envie d’être élu, mais j’ai quand même fait 11 000 voix de préférence, ce qui témoigne d’une petite audience médiatique à Bruxelles et en Wallonie.
D’autres projets politiques en vue ?
Mes fondamentaux n’ont pas changé. Ce romantisme de l’aventure de la révolution, je l’ai partagée comme toute la génération de 1968. D’ailleurs, je fais un spectacle au théâtre de Poche au mois de mai : ça va s’appeler 68 Circus, sous un chapiteau de cirque, le même sous lequel j’ai fait des frites au théâtre Le Public pendant deux mois. Je ne me force pas à être optimiste puisque tout le monde sait que la vie est une comédie qui se termine en tragédie. L’optimisme chez moi, c’est plutôt un pari pascalien sur la force de notre générosité et solidarité communes : il n’y a pas d’autre chemin pour l’humanité. J’essaie de mettre ma vie en adéquation avec ce que je raconte dans mes chansons. Quand j’étais ado, j’avais la même discothèque que mes parents et la culture était là pour forger un socle commun à l’intérieur duquel on voyageait ! Aujourd’hui, la musique est devenue ségrégationniste, elle fabrique tribus et cloisons : ça me désole. Dans des sociétés qui se sont laïcisées, où ce n’est plus la religion qui fait le lien social, la culture peut incarner le rapport à une langue, un imaginaire, des valeurs communes. Mon rêve est de faire le pont entre la chanson française, son histoire, son patrimoine, et ceux qui font du slam et du rap, parce que je retrouve chez eux une partie de ma colère, de mon envie de changer les choses.
Quid d’un duo avec Damso ?
Ce n’est pas mon premier choix même si je trouve chez lui une recherche dans le langage, fût-il ordurier ou sexiste, que je ne trouve ni dans la chanson ni dans le pop-rock. La chanson peut amener au rap le goût de la mélodie, et les rappeurs peuvent nous apporter rage et inventivité.
(1) Inclus dans Semal la totale qui contient trois CD et un lien aux douze albums du chanteur (Franc’Amour/LC Music).
En concert le 8 février à Bruxelles et le 9 à Liège. www.claudesemal.com
Bio express
1954 : Naissance à Bruxelles dans un milieu enseignant progressiste.
1971 : Travaille une année comme apprenti en atelier, donne son premier récital.
1974-1979 : Journaliste à Pour.
1980 : Premier disque, La ballade d’Hoboken.
1987 : Création du spectacle Odes à ma douche donné plus de 300 fois.
1996 : Acteur dans Camping Cosmos de Jan Bucquoy et en 2005 dans La Raison du plus faible de Lucas Delvaux présenté à Cannes en sélection officielle.
2015 : Cabaret A la frite ! sous chapiteau à Bruxelles et puis en tournée.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici