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Charles Michel, le révolutionnaire

Olivier Mouton Journaliste

Co-formateur du gouvernement fédéral, le président du MR modifie les fondements du fédéralisme belge avec la « suédoise » et rêve de rejeter durablement le PS dans l’opposition. Pour y arriver et encadrer la N-VA, il s’appuie sur sa proximité avec Wouter Beke, président du CD&V. Enquête sur un tout-puissant en devenir.

Vendredi 25 juillet 2014, dans une salle baroque de la présidence de la Chambre, les négociateurs de la coalition « suédoise » (N-VA, CD&V, Open VLD, MR) tiennent leur première réunion de travail. Charles Michel, président du MR devenu co-formateur du gouvernement fédéral, est visiblement heureux d’avoir réussi cette percée-là. « Tout le monde affirmait que sa mission d’information était vouée à l’échec, que le Roi l’avait nommé pour temporiser quelques semaines, dit l’un de ses proches. Charles est un orgueilleux, cela a au contraire décuplé sa volonté de réussir. »

Face aux caméras, il soigne sa nouvelle stature d’homme d’Etat, blaguant avec les CD&V Kris Peeters et Wouter Beke tandis que Bart De Wever, mystérieux, se fait plus discret, tapi dans l’ombre de cet immeuble désuet de la rue de la Loi. Au même moment, PS, CDH et FDF multiplient les sorties médiatiques pour accuser Michel d’être un « menteur », lui qui avait promis de ne jamais négocier avec une N-VA comparée au FN français par Olivier Maingain, président du FDF. Imperturbable, Charles Michel lit son menu : « Créer de l’emploi, respecter la concertation sociale, appliquer loyalement la sixième réforme de l’Etat… ». Et avance…

Préambule : « Ce n’était pas le premier choix » « La suédoise n’était pas notre premier choix, insistent en choeur les ténors du MR. C’est le résultat d’un concours de circonstances. Si on nous avait parlé d’un tel cas de figure quelques semaines avant les élections, nous ne l’aurions pas cru. » Lors des quatre semaines de sa mission d’information, Charles Michel a dû se rendre à l’évidence, expose-t-il : « C’était le seul gouvernement envisageable pour prendre en charge rapidement l’urgence socio-économique. Aucun parti flamand ne voulait d’une formule sans la N-VA. Et toute coalition avec le PS autour de la table aurait amené les nationalistes à renouer avec des exigences communautaires. Le risque, c’était alors d’ouvrir une crise longue ou de connaître une nouvelle période d’instabilité. Ce n’est pas ce à quoi je me suis engagé ! »

La « suédoise », auparavant affublée de l’appellation péjorative de « kamikaze », représente un risque important, reconnaissent les libéraux, seuls francophones face au front flamand. « Mais nous ne l’avons pas pris à la légère. Nous avons tout retourné au cours de nuits de brainstorming. En fin de compte, cela pourrait représenter une opportunité pour le parti. » Au MR, seuls Didier Reynders, inamovible vice-Premier des dernières législatures fédérales, Willy Borsus, vice-président, et Olivier Chastel, ministre fédéral sortant du Budget, ont été tenus dans la confidence de ce qui se tramait vraiment. Même si la base était majoritairement favorable à la « suédoise », sondage interne à l’appui, le reste du parti n’a appris la confirmation d’une fumée blanche qu’au soir de la fête nationale, le 21 juillet.

Charles Michel sort politiquement grandi de l’aventure : il fait désormais l’unanimité parmi les siens et ne laisse plus indifférent l’opinion publique. S’il suscite des attaques d’une extrême virulence de la part du PS et surtout du CDH, estime-t-on au sein du MR et au-delà, c’est surtout parce qu’il a réussi un « coup » dont ceux-ci ne le croyaient pas capable. « Jusqu’à la veille de l’annonce des négociations, PS et CDH jouaient encore la montre en misant sur l’échec de Charles. Aujourd’hui, ces deux partis sont sous le choc d’être exclus du niveau de pouvoir où ils voulaient être à tout prix parce que c’est le garant de la sécurité sociale. »

Déclencheur : l’acte « pré-séparatiste » du PS et du CDH Tout a débuté de curieuse manière. Au soir du 25 mai dernier, Charles Michel pavoise. Nanti d’une forte progression électorale, il conforte sa position présidentielle et écrase toute rivalité interne : Didier Reynders, son rival interne « historique », n’a pas réussi à imposer le MR comme premier parti à Bruxelles. « Quand vous décrochez une quinzaine de postes de parlementaires supplémentaires, la confiance grandit », s’amuse un pro-Michel. Après dix ans de purgatoire, les libéraux francophones aspirent à retrouver le pouvoir dans les Régions, avec le PS s’il le faut, tout en espérant participer à la coalition fédérale. Bart De Wever est logiquement le premier informateur royal. La sérénité est de mise.

Très vite, tout bascule. Convaincus tous deux que le MR va tout faire pour les rejeter dans l’opposition, PS et CDH annoncent le 7 juin l’ouverture des négociations en Wallonie et à Bruxelles avec le FDF. « Nous avons interprété l’acte posé par le PS et le CDH comme un geste de panique et une volonté d’occupation du pouvoir pure et simple, souligne-t-on dans les instances dirigeantes du MR. En Flandre, il a été interprété comme un geste pré-séparatiste. Ce qui aurait peut-être été possible avant cette décision est devenu tout à fait impossible… »

Dans cette saga où la paranoïa est omniprésente, le MR est lui-même convaincu que le PS se prépare à le rejeter dans l’opposition partout, en tentant de mettre sur pied au fédéral une coalition « miroir » réunissant les partis présents dans les majorités régionales : N-VA, CD&V, PS et CDH. Traduction libérale : « Le dernier acte avant la séparation du pays. » « Lors de la mission de Charles, les socialistes jouaient l’attente tactique et n’ouvraient aucune porte, dit-on encore au MR. Ils ne faisaient pas la moindre tentative de compromis : pas question de toucher aux pensions, volonté de revenir sur les exclusions du chômage décidées lors de la précédente législature… De la pure provocation ! »

Le 25 juin, Benoît Lutgen refuse la coalition fédérale de centre droit au fédéral proposée par l’informateur Bart De Wever. La rupture est consommée, âpre dans les expressions. Le président du CDH accuse violemment Charles Michel d’être sorti de son rôle d’informateur en demandant l’ouverture au MR des majorités régionales, ce que ce dernier dément. Le président du MR refuse toutefois de polémiquer. Au fond de lui, il espère secrètement que le CDH se trompe de stratégie.

Arguments : les partenaires sociaux flamands… et un sondage Meurtri par les décisions du PS et du CDH, le MR bascule vers la « suédoise », mais il lui faut encore transformer cette colère froide en une décision rationnelle. Si Charles Michel franchit finalement le pas, c’est parce qu’il a obtenu les garanties nécessaires de la part de la N-VA. Surtout, l’informateur libéral déduit de ses contacts avec les représentants du patronat flamand et des classes moyennes, Voka et Unizo, qu’ils sont des « alliés objectifs » du MR : ayant soutenu la N-VA pendant la campagne, ils craignent comme la peste le retour d’une « guérilla communautaire » qui gripperait le processus de décision.

Au MR, le leitmotiv est désormais le suivant : « Nous ne sommes pas naïfs : ces négociations seront difficiles, nous devrons être vigilants et musclés. Mais la N-VA a un double trophée politique : la ministre-présidence flamande, ce qui est essentiel pour son ADN, et une majorité fédérale sans le PS. Bart De Wever a compris que si un petit parti pouvait être radical, un grand parti doit être capable de faire des compromis. C’est pour cela que la N-VA est prête à mettre le communautaire de côté. Oui, des textes garantissant cela seront joints à la déclaration gouvernementale ! Quant au volet socio-économique, ce sera du centre droit raisonnable ! Avec le CD&V, nous en sommes les garants. »

Quand Charles Michel a soumis la coalition au vote interne, le 22 juillet, « tous les parlementaires étaient là, l’approbation a été unanime et il a été applaudi pendant trois minutes », raconte-t-on au MR, des trémolos dans la voix. « Le jour de la décision, nous avons reçu l’inscription spontanée de cinquante membres via notre site Internet, sourit un membre du staff. Mettre le PS dans l’opposition, cela nous donne la capacité d’être libérés de certains tabous. Il y a une forme de fraîcheur comme en 1999, quand Guy Verhofstadt avait mis en place une coalition sans les chrétiens. Pour une fois, les élections font naître quelque chose de différent. Cela suscite de la curiosité… »

Tout à ses calculs, le MR a fait réaliser un sondage express après le « non » du CDH qui a fini de le convaincre. Résultat ? Une progression de 2 % des réformateurs couplée à une chute similaire des humanistes. « A terme, nous allons y gagner, estime l’un des mentors de Charles Michel. Nous devenons la seule vraie alternative à ceux qui ne veulent plus du PS. On arrive, de facto, à un système quasiment majoritaire à l’échelle belge ! Nous ne l’avions pas souhaité, ni mesuré tout de suite, mais on écrit une nouvelle page du fédéralisme belge. Paul Magnette (NDLR : président du PS) parlait de logique fédérale quand il a décidé d’entamer rapidement les négociations au niveau régional, c’est le retour du bâton. La logique que l’on met en place permettra dans le futur des majorités bien plus souples au fédéral. On pourrait mettre le PS dans l’opposition pour quinze ans et redessiner l’espace politique francophone ! » Michel fils, en somme, réaliserait d’une autre manière le vieux rêve de son père qui a plusieurs fois tenté de créer un pôle francophone de centre droit pour barrer la route à un PS omnipotent.

La clé : l’axe Michel – Beke La vraie clé de la « suédoise » date, elle, de la crise politique la plus longue connue par la Belgique, ces fameux 541 jours qui ont bloqué le pays en 2010-2011. Une nouvelle génération de présidents de parti se heurte alors aux complexités du système institutionnel belge. Charles Michel et Wouter Beke se découvrent d’autant plus facilement qu’ils sont confrontés aux mêmes difficultés. La pression de leurs alliés communautaires les contraint à faire des choix difficiles : le MR approuve la sixième réforme de l’Etat, ce qui provoque l’éclatement de la fédération avec le FDF, tandis que le CD&V monte au gouvernement fédéral sans la N-VA, ce qui scelle la fin définitive du cartel aux élections communales de 2012 et facilitera l’explosion électorale des nationalistes en 2014.

« Nous avons tous les deux payé au prix fort le fait d’avoir contribué à sortir le pays de la crise, souligne-t-on dans l’entourage présidentiel du CD&V. Pendant les discussions sur la réforme de l’Etat, nos partis défendaient des positions très différentes, mais nous avons appris à nous faire confiance. » « Depuis cette crise, Charles Michel et Wouter Beke s’apprécient et se respectent, insiste-t-on au MR. Ils savent qu’ils peuvent se faire confiance au nom de leur sens de l’Etat et ils ont une vraie proximité intellectuelle. » Les deux hommes se retrouvent début 2014 durant la campagne électorale, quand PS et N-VA monopolisent le débat. Lors d’une sortie conjointe inédite, le 18 janvier, les présidents du MR et du CD&V annoncent leur volonté de mettre l’accent sur le socio-économique et d’appliquer loyalement la sixième réforme de l’Etat. En filigrane, c’est l’axe du futur gouvernement fédéral.

« Ce que nous avions défendu se concrétise aujourd’hui, déclare-t-on dans les états-majors de ces partis. Il n’y avait pas de préaccord, mais le cadre était clair… Ensuite, la relation de Charles Michel et de Wouter Beke a joué un rôle prépondérant. » Ce fut le cas lorsque Charles Michel lui-même finit par convaincre Wouter Beke d’ouvrir les négociations flamandes à l’Open VLD, qui réclamait d’être présent à tous les niveaux de pouvoir. « La mission d’information de Charles a joué un rôle, c’est sûr, mais il n’était pas pré-formateur flamand, temporise-t-on au CD&V. Pour nous, la suédoise n’était toutefois pas un choix évident. Nous sommes un parti du centre, pas un parti de droite. Nous maintenons la porte ouverte au CDH, mais nous regrettons l’attitude actuelle de son président qui continue à attaquer vertement cette coalition. De ce que l’on sait, ce n’est pas un avis unanime au sein de son parti… »

Le président du MR avait un argument de poids pour convaincre le CD&V de tenter la « suédoise » : le poste de Premier ministre reviendrait au ministre-président flamand sortant Kris Peeters, même si la famille libérale, la seule à être unie, pourrait le revendiquer. Charles Michel, lui, retournera au siège de son parti, avenue de la Toison d’Or, pour cueillir les fruits de sa victoire et oeuvrer en coulisses. « Pour surveiller la coalition et mettre de l’huile dans les rouages avec les Régions, le rôle des présidents Beke et Michel sera déterminant », dit-on de part et d’autre. Charles Michel se rêvait tout-puissant, il est en passe de réussir son pari.

Par Olivier Mouton

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