Ceux qui dégringolent l’échelle sociale

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Avocats, architectes, médecins généralistes, journalistes… : on les imagine privilégiés, à l’abri de la crise. Mais les stars de ces professions libérales cachent des essaims de  » galériens « , de plus en plus méprisés et de moins en moins rémunérés. Enquête sur ces nouveaux déclassés.

On les prend pour des nantis ; eux se sentent dépréciés,  » entraînés vers le bas, socialement et dans la tête « . Tout de même, soyons justes, ils ne sont pas franchement dans la pauvreté, encore moins dans la misère, mais ils galèrent. Et cette galère se répand. Comment traversent-ils la crise, ces  » bien lotis  » jadis préservés ? Oh, ils n’osent pas trop se plaindre.  » Ce serait malhonnête.  » Se reprennent dès qu’ils s’épanchent.  » Nous avons « la chance » de ne pas être au chômage. « 

On savait que, pour les enseignants, les temps étaient durs. Voilà que les médecins généralistes, architectes, journalistes, avocats sont aussi emportés par le déclassement social. Comme Julien, qui prend une étudiante en stop.  » Vous travaillez dans quoi ?  »  » Je suis avocat.  »  » J’y crois pas ! Pas avec une voiture comme ça !  » Pour elle, un avocat  » gagne forcément bien sa vie  » et ne peut pas rouler dans une auto  » aussi pourrie que la sienne « .  » Depuis longtemps déjà, l’avocat n’est plus ce grand bourgeois qui faisait honneur à son client en le recevant, observe Me Luc Maréchal, président de l’ordre des barreaux francophones et germanophone. Plus encore que leur paupérisation, je suis frappé par le gouffre entre ceux qui peinent à trouver des clients et les grands cabinets d’affaires.  » Car, pour un avocat de la notoriété d’un Christian Van Buggenhout, un médecin réputé comme Jacques Brotchi, un architecte nommé Pierre Hebbelinck, combien d’anonymes dont on ignore l’âpreté du quotidien ? Des études longues, des installations coûteuses, des horaires infernaux pour vivre tout juste. Ceux que nous avons rencontrés, en tout cas, ne supportent plus d’être considérés comme des  » nantis « . Ils se serrent la ceinture et, pour garder la tête hors de l’eau, doivent travailler plus durement. D’où cette impression de perte de statut.

Pour autant, ce sentiment de  » descenseur social  » exprime autre chose : la  » peur de chuter ou de déchoir « , écrit Jean-Marc Vittori ( lire l’encadré page 61). Cette angoisse n’est pas celle des seuls exclus, mais aussi de plus favorisés que la société ne gratifie plus. Aucun de nos témoins ne se sent à l’abri, du moins de cette peur du  » grand plongeon  » que la crise vient attiser, y compris les professions libérales.  » Même les étudiants ont cette idée qu’ils peuvent s’embourber, rater le coche « , explique Philippe Scieur, docteur en sociologie à l’université de Mons.

Prenez les avocats, justement. A première vue, une catégorie jugée plutôt privilégiée par le grand public. Un métier élitiste, où chaque année, en fait, on compte plus de riches (une minorité, dans le droit des affaires surtout), mais aussi davantage de pauvres, qui affichent un salaire moyen de 1 700 euros net, le plus faible des professions juridiques et judiciaires.  » Le mythe de l’avocat fraîchement diplômé qui pose sa plaque a cessé d’exister « , souligne Luc Maréchal. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : il y a trente ans, de 60 à 70 % des jeunes diplômés ouvraient leur cabinet ; actuellement, plus de deux tiers renoncent à s’installer à leur compte.  » Pour eux, impossible d’assumer seul le loyer d’un cabinet. Certains s’associent, à trois ou quatre, et partagent les frais : locaux, salle d’attente, standardiste, secrétaires… « 

La corporation compterait aussi son lot de  » nécessiteux « , dont le nombre aurait grimpé ces cinq dernières années. Récemment, l’ordre a même engagé une assistante sociale pour  » aider des avocats menacés de naufrage « .  » C’est humiliant, surtout lorsque l’on exerce un métier où il est si important de faire figure  » : à 70 ans, ce Liégeois plaide encore, en justice de paix. Il ne le fait pas par vocation, encore moins par choix, mais pour vivre. Or un avocat pauvre n’attire pas les clients. Il lui faut paraître, s’aligner sur les autres, afficher une certaine réussite. Quoi qu’il en coûte.

La paupérisation – relative – des avocats s’explique notamment par la flambée du nombre de bénéficiaires de l’aide judiciaire (AJ). Pour les justiciables à faibles revenus, les honoraires d’avocat sont payés par l’Etat. Sauf que les  » dossiers AJ  » – qu’ils endossent volontairement – coûteraient aux avocats plus qu’ils ne leur rapportent. Installé à Bruxelles, Julien consacre plus de la moitié de son temps à ces affaires d’AJ, alors qu’elles ne pèsent pas grand-chose dans son chiffre d’affaires. Pas surprenant : il est rémunéré 23,25 euros brut l’heure et le forfait n’est versé qu’un an et demi, voire deux ans après la clôture du dossier. Parfois, le forfait ne couvre même pas les frais qu’il a exposés. Pour autant, beaucoup ne peuvent se priver de l’AJ, si peu rémunératrice soit-elle.  » Plus de la moitié des avocats, pas seulement les novices, font en partie de l’AJ, parce qu’ils ont besoin de ces indemnités « , reconnait Me Luc Maréchal. Ce qui fait craindre de voir des avocats sacrifier la qualité au rendement…

Ils redoutent de perdre davantage encore, de leur  » pouvoir « , et craignent d’être rabaissés à de simples prestataires de services.  » Les clients ne nous voient pas comme des spécialistes de la doctrine et de la jurisprudence, et battent en brèche notre créativité intellectuelle « , confie Bart, collaborateur dans un cabinet de moyenne importance. En plus de voir leur métier déprécié, les praticiens ont désormais un ennemi de poids : Internet. L’immense réseau rend  » accessibles  » les connaissances juridiques au plus grand nombre. Ce qui n’est pas sans conséquence sur ce qui se passe dans les cabinets.  » Chaque jour, des clients n’arrêtent pas de contester ci ou d’exiger ça, parce qu’ils ont lu que X avait gagné un procès « grâce » à telle faille juridique. Mais il ne suffit pas d’avoir accès à l’information, encore faut-il la comprendre « , remarque Bart.

 » Connaissez-vous un métier où on se déplace pour si peu ? « 

Parmi les médecins, le sentiment de dévalorisation semble plus profond. En cause, en vrac : des journées rongées par les tâches administratives, l’impression agaçante de n’être plus perçus que comme des fauteurs de coûts, une profession en perte de vitesse face à la montée en puissance des technologies médicales. A ce point que le patient qui écoute fidèlement son généraliste est devenu minoritaire : sa parole est devenue contestable, et il doit convaincre.

 » Ne devenez pas toubib : on ne ramasse que des pâquerettes !  » C’est le conseil de Marc Bourguignon. Inutile : la pratique n’attire plus.  » L’image négative de la médecine générale au sein même de l’université explique en partie la désaffection des étudiants pour cette filière « , précise le praticien. La discipline, en tout cas, ressemble à un second choix : l’an dernier, dans les facultés, le quota de généralistes n’était même pas atteint. Dix à douze heures de travail quotidien et 2 300 euros net : l’idée n’est guère attrayante. Ce rythme soutenu est de plus en plus mal vécu par une profession qui ne cesse de se féminiser. Sans compter les gardes de nuit et du week-end – une obligation légale.

 » Il y a un décalage entre le rôle central que joue le généraliste dans la société et l’image que celle-ci lui renvoie. Nous sommes en première ligne. Les gardes sont la meilleure illustration du service public que rendent les médecins « , insiste Marc Bourguignon. Pour lui, les visites à domicile relèvent de la même logique. La majorité d’entre elles, pourtant, seraient médicalement injustifiées. Les patients en abuseraient, car le surcoût par rapport à une consultation au cabinet reste minime : plus 6,05 euros en journée, plus 10,74 euros le week-end (remboursement ordinaire déduit). Une perte de temps et, plus encore, le sentiment d’être bringuebalé irritent les médecins.  » Vous connaissez un métier où on se déplace pour si peu ? « 

Mais la source de la déprime est peut-être ailleurs. La multiplication des spécialistes a empiété sur des tâches traditionnelles du généraliste. Le  » cas clinique  » échappe vite au généraliste, alors que, dans le même temps, la demande de  » médecine de confort  » a explosé –  » Nous avons l’impression d’être les « secrétaires » des spécialistes, des mutuelles ou des hôpitaux « , affirme Michel Vermeylen, président de l’Association des médecins de famille. Quant aux malades chroniques, aux personnes âgées et à leur renouvellement d’ordonnances,  » ce sont eux qui nous font vivre « . Plus les éclopés de la vie.  » Une pratique de généraliste, aujourd’hui, c’est à 50 % un travail de psy « , prétendent certains qui regrettent de ne pas avoir choisi une spécialité ! Ou d’être partis s’installer au vert ? Après tout, à la campagne, le changement demeure plus discret :  » Chez nous, le service pédiatrique le plus proche se trouve à quarante minutes, explique le Dr Gauthier. Résultat : les parents y amènent leur enfant quand tout va bien, et se tournent vers le généraliste, qui, lui, est sur place, quand le petit est malade !  » Pour Tania, jeune médecin de ville,  » la campagne, c’est non ! On est seule, sans confrère pour vous épauler, et impossible de préserver sa vie personnelle « . Le problème demeure très aigu dans les zones rurales, où les tours de garde sont répartis sur un nombre trop limité de personnes, et l’égalité d’accès aux soins menacée. Face à la carence de médecins, certaines communes proposent d’offrir au jeune qui voudra bien s’y installer une prime. En vain.

 » La « culture des concours » empoisonne toute la profession « 

Chez les architectes, quelques stars masquent une cohorte d’anonymes qui courent après les commandes comme on court le cachet. Sans relâche. En gagnant à peine leur vie. Les chiffres fournis par l’ordre sont accablants : 69 % des professionnels auraient un revenu brut inférieur à 35 000 euros annuels, 20 % se situeraient à moins de 20 000 euros, avec une moyenne de 50 heures hebdomadaires. En cause, notamment : les concours et les appels d’offres rarement rémunérés. Si un projet voit le jour, un contrat est à la clé. Sinon… Sans oublier, les reports et les annulations, à cause de la crise. S’il n’y avait qu’elle…

Un malaise ronge la profession, qui se sent méconnue et sous-employée. Ces dernières années, de nouveaux experts sont venus mordre sur le pré carré des architectes qui jonglaient seuls avec les aspects artistiques, techniques et juridiques de la construction.  » Ces compétences se sont morcelées au gré de la surréglementation, explique Vincent Dehon, secrétaire adjoint de l’ordre des architectes. A présent, les projets font appel à des spécialistes de la thermie, de la ventilation, à des urbanistes.  » Autant d’experts dont la rémunération ampute les honoraires de l’architecte, alors que  » c’est à lui seul qu’incombe la responsabilité en cas de faute sur un chantier « . On accuse également la  » culture des concours « . Concours fermés aux bureaux qui n’ont pas les références, la taille, et l’entregent solides, favorisant la concentration de la commande publique. On voit ainsi des jeunes, rarement sélectionnés, s’essouffler à les perdre. On accuse encore le dumping entre architectes, particulièrement sur les honoraires, pour chaque grand chantier. Tout cela a contribué à faire tomber l’architecte de son piédestal.

Ce sont pourtant les particuliers et les promoteurs qui fournissent les deux marchés les plus porteurs (les commandes publiques totalisent un tiers des contrats). Mais ils ont, eux aussi, contribué à dévaloriser le métier. Les clients se piquent de connaissances techniques, quand ils ne sont pas persuadés qu’ils pourraient se débrouiller seuls.  » Ils disent : « Je veux ça » et vous montrent les plans qu’ils ont réalisés avec un logiciel d’architecture en 3D.  » Quant aux promoteurs, leurs plans et cahiers de charges sont prédéfinis et amortis sur plusieurs chantiers.

Ici aussi, le  » mal  » vient d’ailleurs. Le nombre de diplômés a doublé, et les moins de 35 ans représentent plus de 40 % des professionnels, dont l’effectif tourne autour de 11 500, contre 6 000 voici trente ans, presque tous installés en libéral.  » Il faut expliquer aux jeunes qu’il y a d’autres débouchés que celui d’architecte créateur, dans une conception libérale et caricaturale du métier. Les étudiants en droit savent qu’ils ne seront pas tous avocats « , souligne Vincent Dehon. Autrement dit, il y a trop d’architectes qui font la même chose, sans répondre aux besoins du marché, tourné notamment vers l’environnement.

Un journaliste sur quatre  » pige « 

La profession fait rêver bien des jeunes, alors que la galère les attend. Les journalistes vivent, eux aussi, des temps difficiles. Ainsi cette diplômée de l’UCL : six mois de CDD dans un mensuel, huit mois dans une ASBL, puis des collaborations dans un hebdo économique et un quotidien régional, enfin un CDI à 27 ans. Un parcours réussi, quand d’autres jettent l’éponge en chemin. Mal payé, à la pige, faux salarié sur un siège éjectable, à l’écart de la rédaction : 1 journaliste sur 4  » pige « , le plus souvent par contrainte. Il doit  » pisser de la copie  » et  » c’est éprouvant « . Les pigistes sont bien plus que de simples forces d’appoint. Mais la fragilité de leur situation n’assure pas toujours la qualité de l’info.

La crise et les exigences économiques n’expliquent pas tout. Environ 400 jeunes sont diplômés chaque année, pour dix fois moins de postes. Conséquence : un effet d’entonnoir, avec une accumulation de nouveaux entrants sans croissance de l’emploi, et une concurrence aiguisée sur les tarifs.  » Les patrons ont compris le truc ; si je refuse de travailler à ce prix, ils répondent qu’il y a plein de jeunes prêts à prendre ma place pour moins cher, voire pour rien « , déclare Caroline, six ans de piges. De plus, les salariés se méfient de ces jeunes free-lances, qui pourraient s’installer dans les rédactions.

Et puis il y a la concurrence des  » journalistes citoyens « , journalistes et photographes amateurs, blogueurs et rédacteurs du Web.  » Mais à force de dire que tout le monde peut être journaliste, on dévalorise la profession et on occulte que la bonne information a un coût « , s’indigne Vincent. C’est que le prestige du métier demeure intact, même si, paradoxalement, les citoyens s’interrogent sur la véritable indépendance des médias. Qui sait ? Les jeunes qui n’ont pas encore entamé leurs études bénéficieront peut-être d’une petite amélioration grâce au papy-boom tant annoncé.

Soraya Ghali

études longues, installations coûteuses… pour vivre tout juste

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