Carte blanche
Cette démocratie est la nôtre et doit le rester
Nous vivons des temps exceptionnels : une crise sanitaire et une situation d’urgence sans précédent dans notre pays. Mais les temps de crise sont des temps de défis mais aussi des temps dangereux, où nos cadres de référence sont mis en tension, bousculés, déplacés.
Des mesures exceptionnelles sont nécessaires, aujourd’hui, pour préserver le droit à la vie, à la santé de toutes et tous, et en particulier des plus vulnérables d’entre nous – quelle que soit la raison de cette vulnérabilité : précarité, âge, privation de liberté ou autres.
A temps exceptionnel, mesures exceptionnelles : par la loi de pouvoirs spéciaux, les forces sont concentrées dans les mains de l’exécutif, du gouvernement, pour pouvoir réagir, vite et parce que c’est indispensable, parce qu’on ne peut pas faire autrement.
Les temps de crise sont des temps de défis mais aussi des temps dangereux, où nos cadres de référence sont mis en tension, bousculés, déplacés. Face à cette tension, l’inquiétude est grande et une extrême vigilance de mise pour que nos droits et nos libertés ne soient pas des victimes collatérales de l’après crise.
La séparation des pouvoirs entre pouvoirs législatif (le parlement, qui édicte les lois), exécutif (le gouvernement, qui exécute les loirs) et judiciaire (les cours et tribunaux, qui appliquent les lois) sert à garantir qu’aucun des pouvoirs n’abuse de ses prérogatives : c’est le principe que seul le pouvoir arrête le pouvoir. Cet équilibre est essentiel à l’Etat de droit : sans lui, il n’y a plus de démocratie. Comme nous l’avons déjà écrit (http://www.liguedh.be/covid-19-pouvoirs-speciaux-la-ligue-des-droits-humains-adresse-une-lettre-aux-parlementaires-et-au-gouvernement/), cet équilibre doit être maintenu, même – et plus que jamais – en temps de coronavirus.
Le gouvernement vient d’adopter deux arrêtés royaux sur l’organisation de la justice[1], l’un sur le volet civil et l’autre sur le volet pénal. Malgré des réactions de l’ensemble des acteurs concernés (avocats, magistrats, société civile), les textes en projet n’ont presque pas changé alors qu’à plusieurs égards, ils sont considérés soit comme étant impraticables, soit comme ralentissant de façon disproportionnée le cours de la justice.
Une justice à l’arrêt ?
Sur le volet civil, l’arrêté royal prévoit la suspension de tous les délais et le recours généralisé à la procédure écrite. Cela revient quasiment à une paralysie du fonctionnement de la justice, qui affectera sans nul doute l’accès au juge, allongera les délais déjà trop longs et creusera l’arriéré judiciaire qui n’en a pourtant pas besoin. Le gouvernement met la justice au pas et il prive certains justiciables de pouvoir se défendre de vive voix devant le juge, alors qu’on sait que parfois, une telle défense pourra changer totalement le cours des choses et la compréhension qu’a le magistrat d’une affaire.
A temps exceptionnel, mesure exceptionnelle. Mais le gouvernement qui met la justice au pas, ce n’est pas anodin. Cet arrêté royal, qui paraît déjà dépasser le cadre prévu par la loi de pouvoirs spéciaux, nous inquiète encore plus car il reconnaît au gouvernement le pouvoir de prolonger cette suspension de la justice, sans réel contrôle. Tant cette possibilité de prolongation que ses modalités sont de véritables menaces pour l’État de droit. Car un gouvernement qui met la justice au pas, c’est un gouvernement qui empêche le pouvoir judiciaire d’exercer son rôle de pouvoir constitué et qui rompt l’équilibre de la séparation des pouvoirs, essentiel à la démocratie.
Cette rupture d’équilibre dans la séparation des pouvoirs, nous la connaissons et nous la dénonçons depuis de nombreuses années déjà : les lois qui devraient être rédigées par le parlement sont bien (trop) souvent écrites par le gouvernement, et ce depuis trop longtemps. Aujourd’hui, le pouvoir judicaire, mal financé et mal équipé, est mis de fait dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions.
Si les pouvoirs se concentrent dans les mains de l’exécutif, dans les mains du gouvernement, qui équilibrera le pouvoir du gouvernement ? Les crises ont trop souvent été utilisées pour détourner et abuser des pouvoirs, même après la crise : c’est la leçon de l’Histoire et c’est ce que nous observons aussi ailleurs dans l’actualité.
La Ligue des droits humains s’y opposera et introduira les recours utiles en cas d’atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux des justiciables, qu’il s’agisse du droit à un procès équitable, du droit à un recours effectif ou des droits de la défense.
Démocratie citoyenne
Sur le volet pénal et de la procédure pénale[2], l’inquiétude se révèle sous un autre angle. Les mesures sont en effet marquées par une volonté de prolonger les délais auxquels sont soumis les autorités de poursuites (délais de prescription de l’action publique et de la peine, délais de conservation des données), sans un mot sur les délais auxquels sont tenus les justiciables, prévenus ou parties civiles.
Le gouvernement ne se préoccupe-t-il que du fonctionnement des instances publiques et non plus des gouvernés ? Les justiciables sont les grands oubliés de cette adaptation qui ne tourne son regard que sur elle-même ; le bout de la lorgnette par lequel la justice pénale est regardée est celui des autorités de poursuites et pas celui des justiciables.
Est-ce là l’approche de nos gouvernants : les institutions publiques par opposition aux justiciables ? D’un côté les gouvernants et de l’autre les gouvernés ?
Pourtant, dans cette crise, c’est tout le contraire qui s’exprime : des citoyens et des citoyennes qui, dans leur écrasante majorité, sont responsables et respectueux du confinement qui doit nous protéger. Des personnes, hommes et femmes, dévouées, dans les hôpitaux, dans les maisons de repos, dans les supermarchés, dans tous les secteurs essentiels de la société, pour que nous puissions tous et toutes continuer à vivre. Partout, des expressions de solidarité, de devoirs, d’être ensemble, d’avancer ensemble.
En démocratie, tous les pouvoirs émanant de la Nation, les élus nous représentent et sont à notre service. Les institutions publiques nous appartiennent, ce sont les nôtres. Et nous en sommes responsables. La sortie de ce confinement devra être l’occasion de nous réapproprier cette démocratie qui nous a toujours appartenu, pour que la pandémie de Covid-19 ne constitue pas une occasion pour des gouvernements de limiter nos droits fondamentaux.
[1] Arrêtés Royaux du 9 avril 2020 n°2 et 3
[2] Sans évoquer ni analyser ici les mesures d’exécution de peines
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