Jean-Philippe Mogenet
« C’est pour que tu prends les périmés… »
Conversation entre deux jeunes employées (francophones), dans une grande surface. « Pourquoi tu as besoin de moi? » « C’est pour que tu prends les périmés » (il s’agissait de pains de la veille). (Elle répète, au cas où l’autre n’aurait pas bien entendu). « Oui, c’est pour que tu prends les périmés, ils sont là au-dessus ».
Cette jeune personne -environ vingt ans- est-elle allée à l’école? On peut légitimement se poser la question. Elle a pourtant disposé d’une douzaine d’années pour apprendre, notamment, l’existence du subjonctif, et son emploi. « Le subj… quoi? » s’étonneront certains, de plus en plus nombreux. « Ca sert à rien tout ça, c’est pas utile pour qu’on se comprend » (pas de subjonctif non plus, faut pas rêver). Sur ce point, on ne peut pas leur donner tort; la collègue de cette jeune fille s’est d’ailleurs aussitôt fort bien acquittée de la petite demande ainsi formulée.
La plupart des multiples instituteurs et professeurs de cette demoiselle -et de tant d’autres, jeunes ou moins jeunes, qui s’expriment semblablement- maîtrisent correctement l’essentiel de la grammaire française. Mais beaucoup d’entre eux n’ont pas pu transmettre à bon nombre de leurs élèves ces bases essentielles du fonctionnement de notre langage. Tant mieux pour ceux dont les parents ont pu inverser la tendance, et tant pis pour les autres.
Alors, oui, on se comprend. Mais il y a fort à parier qu’au-delà des quelque deux cents mots qui forment la totalité de son vocabulaire usuel, cette jeune fille ne comprendra plus rien du tout. Internet, cette vaste revue où tout le monde se fait journaliste, constitue la meilleure vitrine qui soit, pour démontrer à quel point cette détresse langagière est répandue. Et pour montrer que ses implications sont bien plus larges qu’un éventuel déficit de communication, d’ailleurs partiellement contredit par l’exemple ci-dessus. Oui, Internet le démontre clairement: la grande majorité de ceux qui s’expriment mal… pensent mal également. Et c’est là que commencent les vrais problèmes. C’est là que se creuse le fossé qui sépare les classes sociales. C’est là que s’exprime le racisme le plus abject, qui, sans aucun doute, encourage les formes de radicalisme auxquelles il prétend s’opposer. C’est là que s’exprime également la haine banale entre citoyens ordinaires, qui, dans la rue, se contenteraient de se croiser sans se saluer, mais qui profitent de la sécurité que leur offre leur petit clavier isolé, souvent anonyme, pour déverser leur flot d’insultes et de stupidités diverses, dans une langue française complètement détruite.
Tout cela pour dire que l’idée de lancer un « Pacte pour un enseignement d’excellence » n’est sans doute pas mauvaise. Mais méfiance tout de même: l’abondance des réformes mises en route depuis cinquante ans a produit plus d’effets négatifs que de positifs. Et cette fois-ci aussi, certains aspects semblent fort mal engagés. J’ai ainsi évoqué dans un récent articlela mise à mort -ou peu s’en faut- de l’enseignement des langues anciennes par le « tronc commun allongé » (il dure pourtant déjà 8 ans, n’était-ce pas suffisant?) qui semble constituer le principal cheval de bataille du Pacte, et le plus urgent, contrairement à ce qui avait été annoncé. Pourtant, les professeurs de latin et de grec emploient correctement le subjonctif français, je peux vous l’affirmer, et exigent la même chose de leurs élèves…
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