Laurent de Sutter
C’est le moment de…(re)lire « L’Empire du ventre »
La marche « pro-vie » organisée dernièrement à Bruxelles a une nouvelle fois montré du doigt l’avortement, une pratique que l’on continue à ranger dans celles qui relèvent des choix éthiques, alors que celle-ci n’a rien à faire avec le fait de décider de procréer, et encore moins celui de ne pas procréer.
La géométrie des mouvements de l’histoire est admirable – aussi admirable, dans son arbitraire, que celui dessiné par la trajectoire des vagues sur le sable des plages, ou la recomposition permanente des nuages dans le ciel. Aussitôt croit-on en avoir fixé ce qui ressemblerait à une logique, à un système, que celui-ci se dissout dans un ricanement silencieux, comme si un esprit mauvais, quelque part, avait décidé de s’amuser avec notre désir de réassurance. Il en va de ce que l’on croyait le plus sûr comme du reste : quoi qu’il en soit des garanties dont une vérité, une institution ou un choix ont été entourés, il se trouvera toujours un imbécile pour tout ficher en l’air, et sans effort.
Prenons l’exemple de l’avortement, pratique que l’on continue à ranger dans celles qui relèvent des choix éthiques – alors que l’éthique n’a rien à faire avec le fait de décider de procréer, et encore moins avec celui de ne pas procréer. Malgré qu’une sorte de consensus se soit fait autour du caractère plus ou moins innocent, plus ou moins douloureux, de cet acte, il semblerait qu’il soit impossible de considérer la situation comme réglée, ce qui est plutôt rageant. Pourquoi ? Tout simplement parce que certains sont contre – c’est-à-dire refusent de considérer que ce qui est l’affaire de chacun soit en effet l’affaire de chacun, et soutiennent au contraire qu’elle serait celle de tous, donc d’eux.
Une telle impudence aurait de quoi laisser pantois, si elle ne s’accompagnait d’une série d’autres tentatives, dans divers sens, ayant elles aussi pour but de rendre commun ce qui était propre – en clair : ayant pour but de se mêler des affaires des autres. On se tromperait, toutefois, en considérant qu’il ne s’agit là que de la psychologie névrosée de quelques illuminés aimant les manifestations ou les facultés de philosophie des universités catholiques ; en réalité, il s’agit de politique.
Dans un livre trop peu souvent lu, L’Empire du ventre, Marcela Iacub avait montré combien la question de l’intimité féminine, lorsqu’il s’agit de reproduction, s’était progressivement vue dénier ce statut par les tenants du pouvoir juridique. Etablir un lien de filiation (ou, au contraire, le tenir comme nul et non avenu), de question relativement indifférente, est devenue, au cours du xxe siècle, un problème général : celui de la maternité, en tant que phénomène excédant toute mère. Là où le droit laissait le choix d’être mère (ou refuser de l’être) à la liberté de chacun, l’évolution juridique s’est orientée vers une sorte de gouvernance de la maternité, faisant de l’appréciation de la qualité de ce choix une tâche sociale.
Que cette transformation du droit permît à certains de se croire légitimés à venir fourrer leur nez de concierge dans les ventres de n’importe quelle femme était une conséquence qui était à prévoir – si on s’en était rendu compte. Or, puisqu’il se fait que l’histoire de la modernité se présente à nous comme l’histoire d’une libéralisation progressive de tout ce qui relève de l’éthique, et comme il est entendu que les affaires de ventre appartiennent à ce domaine, ce ne fut pas le cas. Pour que c’eût été possible, il aurait sans doute fallu disposer des mêmes prédispositions à l’ironie que l’esprit mauvais qui s’amuse à nous ramener, dans presque tous les domaines, aux délices du xixe siècle. Tous, précisément, sauf celui de la maternité.
L’Empire du ventre. Pour une autre histoire de la maternité, par Marcela Iacub, Fayard, 2004, 365 p.
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