Thierry Fiorilli
C’est beau comme la rue des dingues (chronique)
La nuit, maintenant, de petits rais font aux jardinets, tout paisibles, comme des taches de douceur.
C’est la rue des Digues. Mais on l’appelait celle des dingues. Parce que, dès mi-décembre, le soir, c’était Disneyland. Dans tous les jardinets, à toutes les fenêtres, sur toutes les maisons. Des guirlandes aux buissons, des biches illuminées, des ampoules multicolores, des sapins qui scintillaient. Peut-être les gens s’étaient-ils accordés pour faire de la rue la plus aveuglante du quartier, ou c’était un concours, ou une rivalité. Peut-être que c’était pour faire joli, ou pour être le roi du trottoir, ou pour pas que les mômes pensent qu’on est des rabat-joie, ou qu’on va encore laisser l’enfoiré d’en face se la péter parce qu’il a un rideau d’ampoules qui change sa façade en chute d’eau bleu argent. Mais quand même, où il a dégoté ça ce salaud? C’était en tout cas un prétexte de promenade. Ou de détour. On va rue des dingues? Ouiiiiiiiiii! Et alors hop, dans un sens et dans l’autre, puisque des deux côtés c’était Versailles à Noël.
Derrière ces rutilances, on s’était bien donné du mal. Remonter de la cave ou descendre de la mansarde la caisse à décorations, désemmêler les fils, grimper sur l’échelle pour faire courir les trucs sur toute la corniche, accrocher les étoiles aux arbres, brancher les rallonges à l’intérieur par le soupirail, installer un générateur extérieur parfois. Qué boulot! Qu’est-ce qu’on ferait pas pour que les petits soient émerveillés, ou pour énerver le crétin du coin avec son traîneau phosphorescent, ferait mieux de retaper sa boîte aux lettres, ou parce que le comité de riverains l’a décidé à la majorité simple. Et donc c’était Holiday on Ice avec juste les tenues à paillettes, et juste pour jardins de ville. Avec des cocardes de Luna Park mais customisées fêtes de fin d’année. Et si on était pressé, mauvais choix: la bagnole, devant, elle roulait à du deux tellement le type, au volant, il en croyait pas ses yeux. Mais y va avancer ce con, tiens l’était pas là l’année dernière le renne qui clignote, là, mais alleeeez, avance!, non, là, à côté de la crèche qui crache des gerbes.
Et puis, les mômes ont grandi. Il y en a qui sont partis. Et qui n’ont pas encore d’enfants. Ou trop petits. Et les nouveaux voisins ne sont pas dans le comité. Essoufflé de toute façon, le comité. Y a plus de vote. Même plus de concours. Et puis, maintenant, on s’en fout que le fils de l’enfoiré d’en face a mis un panneau où c’est marqué « Joyeuses fêtes » avec des couleurs qui changent toutes les cinq secondes. De toute façon, la cave est trop remplie. La mansarde, trop haut. La caisse à décorations trop lourde. Marre des fils emberlificotés. Mal au dos. Crevé rien que de penser à l’échelle. Et puis, tout remballer dans un mois. Le sapin, au salon, suffira.
C’est toujours la rue des Digues, mais donc plus du tout celle des dingues. Le temps finit par engloutir jusqu’aux féeries, même artificielles. Mais, la nuit, de petits rais font aux jardinets, tout paisibles, comme des taches de douceur. Ce sont les reflets de quelques petites lumerottes posées à quelques fenêtres de quelques maisons. Et, en fait, c’est pas si mal.
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