Thierry Fiorilli
C’est beau comme des cyclistes couverts de boue (chronique)
Il y a du splendide dans tous ceux qui sont venus à bout de cet enfer du Nord. Et ceux qui y ont fait naufrage. Du beau à pleurer. Même si on ne peut pas exactement expliquer pourquoi.
Parfois, on ne peut pas expliquer. Comme quand on tombe amoureux. Ça a fait mouche, c’est tout. Paris-Roubaix, le 3 octobre, c’est ça. On assiste, en direct, à un truc d’il y a un siècle. Un truc barbare, primaire, sadique. Mais qu’on trouve magique. C’est aujourd’hui, en 2021, avec les logiciels, les GPS, les oreillettes, les cadrans connectés, les datas, les technologies les plus pointues, mais on dirait la préhistoire. On sait qu’on l’appelle l’Enfer du Nord, parce qu’il y a plein de tronçons pavés, qu’ils esquintent les voitures et les motos, alors, vous pensez, pour les types qui sont à vélo et se farcissent plus de 250 kilomètres. On n’ose pas sortir pour récupérer dans le jardin le linge qui s’est envolé, tant la pluie est décourageante, mais ces gars-là, même si c’est leur métier, même s’ils sont payés pour, même si, peut-être, ils ne roulent pas qu’ à l’eau et au sucre, ils se bouffent les averses, le vent, les chemins que seuls les véhicules agricoles arpentent d’habitude, ces saloperies de blocs de pierre sur lesquels on glisse comme si c’était une patinoire. Et si, vu d’en haut, on distingue très bien leur maillot, le rouge de telle équipe, le tricolore de Wout van Aert, celui de champion du Canada de Guillaume Boivin, le bleu de Quick-Step (qui gagne toujours ici, d’ordinaire), de face, impossible de reconnaître qui que ce soit tant les mecs sont couverts de boue.
On dirait des golems. Des guerriers d’une tribu où on se plonge dans l’argile, complètement, avant d’attaquer l’ennemi. Des créatures couvertes de terre, nues, qui déferlent, qui tombent, se relèvent, repartent, fendent l’air, avancent, avancent, avancent encore, parce que c’est tout ce qui compte. Il y a là des jeunes de 22 ans, et ils ont l’air d’hommes des cavernes. Des athlètes qui portent toujours beau, et ils ressemblent à de pauvres mineurs de fond. Des bécanes qui coûtent un pont, et ce sont des fétus tourbillonnant dans le ruisseau. On voit des acrobates s’écraser, des poignets vibrionner, des dents noircies de fange, des yeux embourbés, des durs à cuire hagards, un coureur freiner avec le pied sur la roue arrière, parce que plus rien d’autre ne fonctionne.
A la fin, ils luttent à trois. Au sprint. Et c’est Colbrelli qui gagne. Un Italien dont le prénom est Sonny parce que ses parents aimaient bien le personnage joué par Don Johnson dans Miami Vice. Il hurle, comme on sanglote, comme on exulte, comme on atteint le Graal. Comme on ne fait même pas quand on aime éperdument. Il y a du bestial dans ce cri, dans cette façon de se rouler dans l’herbe, avec ce bourbier qui le couvre des pieds à la tête. Et il y a du puéril dans la tête baissée des battus. Mais il y a du splendide dans tous ceux qui sont venus à bout de cet enfer. Et ceux qui y ont fait naufrage. Du beau à pleurer. Même si on ne peut pas exactement expliquer pourquoi.
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