Ces huissiers spécialisés dans le business des dettes
Un ticket de parking oublié, une facture d’hôpital qui a trainé… Vous vous exposez à un rappel facturé. De plus en plus fréquemment, les sociétés publiques ou privées font appel à des huissiers pour récupérer leurs créances. Les pratiques peu scrupuleuses de quelques-uns, les plus en vue, jettent le discrédit sur la profession.
Au bout de six mois de collecte des pratiques les plus discutables, le GREPA (le Centre d’Appui aux services de Médiation de Dettes de la Région de Bruxelles) sonne la charge et sort un dossier accablant sur les pratiques des huissiers dans le cadre de recouvrement de dettes à l’amiable. Le dossier se base sur des constats récoltés auprès de dix services de médiations de dette et Michel Forges, avocat spécialiste en droit des saisies, a jugé le document « sérieux ».
De quoi parle-t-on ?
Depuis 2002, les pratiques des bureaux de recouvrement de dettes sont encadrées par la loi. Fini de sonner à n’importe quelle heure, d’alerter les voisins de la dette existante, ou de demander des frais de procédure qui alourdissent sans fin la dette. Les démarches autorisées ainsi que les frais à imputer au débiteur (le supposé « mauvais payeur ») sont précisés. Seuls la dette principale, les intérêts légaux de celle-ci et une clause pénale (une indemnité précisée dans les conditions générales du contrat) peuvent être récupérés à sa charge. Rien d’autre.
Faute de clarté dans les énoncés, les huissiers ne sont pas sentis concernés par la loi et ont continué à facturer des tarifs relevant de leurs pratiques d’agent assermenté, entretenant à leur avantage l’amalgame entre recouvrement à l’amiable et recouvrement judiciaire. Les huissiers facturaient des « frais de recette » ou « frais d’acompte », soit des frais officiels lorsque le huissier intervient par voie judiciaire, mais non justifiés à l’amiable.
En 2009, le législateur a modifié les dispositions de la loi pour leur signifier que la législation de 2002 les concernait. Tout comme la loi, la circulaire émise par la Chambre nationale des Huissiers de Justice (CNHJ) en avril 2009 (et répétée début 2010) est limpide à ce sujet : « Depuis le 17 avril 2009, l’huissier ne peut plus comptabiliser à charge du débiteur les couts de la lettre de mise en demeure, les frais de port, les droits de recette, les droits d’acompte. Seuls la dette principale, les intérêts et la clause pénale peuvent être récupérés à sa charge. » Dans cette clause, les frais doivent être prévisibles et déterminables à la lecture du contrat.
Or, que s’est-il passé depuis 2009 ? Puisque les huissiers ne pouvaient plus imputer leurs frais d’huissiers aux débiteurs (l’endetté), les conditions générales de certains créanciers ont été modifiées afin que…rien ne change. Des contrats intègrent quelques lignes qui permettent beaucoup : « En cas de non-paiement d’une facture à son échéance, les frais de rappel, de mise en demeure et de recouvrement sont à votre charge ». Retour à la case départ : certains huissiers peuvent à nouveau réclamer tout type les frais. On est loin des sommes prévisibles. « Ils détournent la loi, réclamant des frais en vertu de clauses de contrat abusives, estime Anne Defossez. De plus, en collant leur tarif d’agent assermenté sur une pratique commerciale, plus la dette est petite, plus cela devient choquant, car ces frais ne sont pas proportionnels. »
C’est ainsi que par exemple, des factures de 26 euros, à coups de frais abscons, grimpent à 101 euros. Dans un autre cas concernant un paiement étalé de soins médicaux, l’huissier encaisse au moins 2,80 euros à chaque versement, dont une retenue de 5,55 euros sur le versement de…10 euros.
« Les pratiques illégales dénoncées ne sont le fait que de très peu d’études, précise Eric Choquet, vice-président de la Chambre nationale des Huissiers de Justice (CNHJ). A raison selon Anne Defossez, tout au plus une dizaine d’huissiers de tout horizon (Anvers, Bruxelles, Liège, Charleroi, La Louvière, etc.) sont repris dans le dossier du GREPA.
Certes, mais pas n’importe lesquels. Il y a en Belgique 322 études pour 531 huissiers accompagnés de 2795 stagiaires, employés et candidats huissiers, la moyenne de personnel avoisine donc les 9 employés par étude. Mais certains huissiers pratiquant un recouvrement à l’amiable de masse ont constitué de véritables armadas de la dette. Leur personnel employé regroupe jusqu’à une centaine de personnes, et des profits dépassant les trois millions d’euros sur une année.
Ce profil de grosses sociétés rend pour le moins difficile toute approche humaine du client. Philippe Vilain, qui rassemble 1300 membres autour de l’e-groupe « Centre Anti-Huissier », regrette ainsi l’absence de communication entre huissier et débiteur. Là où l’huissier devrait servir de relais en cas de contestation, la relation est réduite à sa plus simple expression. En guise de contact, le client tombe sur de véritables callcenters appelés à gérer des dizaines de milliers de dettes. Toute discussion ou vérification devient un parcours de combattant.
A en croire Etienne van der Vaeren, président de l’Association Belge Recouvrement (ABR), les gros clients comme Belgacom, Electrabel, SNCB et autres partent chez ces huissiers. La raison est simple : ils imputent directement au consommateur le coût de leurs interventions, ce que ne peuvent pas se permettre les bureaux de recouvrement. Sur base des offres publiques et des informations de marché, Etienne van der Vaeren estime à 645 millions d’euros le marché dans les mains des huissiers pour les secteurs principaux. Le CNHJ n’avançant aucun chiffre, ces estimations de l’ABR bénéficient d’un boulevard qu’il convient d’emprunter prudemment, car tracé par le concurrent direct des huissiers. « C’est vrai que j’ai un intérêt dans ce débat. Mais l’objectif de ma démarche est de supprimer cette concurrence déloyale et illégale. Par ailleurs, il y a des centaines de milliers de ménages qui paient trop cher leurs créances réclamées ».
Une impunité de fait
Si les frais de rappel demandés sont excessifs, basés sur des clauses abusives, comment faire cesser les actions des huissiers indélicats ? C’est simple. Aujourd’hui, c’est impossible. Leur impunité de fait s’explique par deux raisons.
D’abord et prosaïquement, le consommateur ne va pas en justice, car les sommes en jeu sont trop modestes en comparaison aux frais à avancer.
Ensuite, les bureaux de recouvrement sont sous la coupe d’un SPF Economie très efficace depuis 2002 (ce qui explique que les plaintes les concernant sont moins nombreuses), mais ce dernier n’a aucun pouvoir d’action sur les huissiers. Un huissier contrevenant à la pratique sera sanctionné par la CNHJ dont les moyens de pression sont dérisoires. Et c’est un euphémisme : « la sanction la plus lourde pour un huissier est d’être interdit d’une réunion à laquelle il ne va de toute façon pas ! » assène Anne Defossez. La CNHJ le reconnaît et est demandeur de solutions. « Les pratiques illégales causent beaucoup de préjudices à la profession qui est déjà clouée au pilori, explique Eric Choquier. Pour l’amiable, une piste serait de placer l’activité sous le contrôle du SPF Economie avec un membre du l’Ordre pour les avocats et du syndic de la chambre d’arrondissement pour les huissiers. Ceci afin que pratiquement, les contrôleurs puissent agir tant sur le volet juridique, protégé par le secret professionnel, que sur le volet amiable, souvent lié ». Et comment établir une clause pénale juste sans sanctionner le créancier ? « Prévoyons une tranche maximale, propose Anne Defossez. Des débiteurs sont de mauvaise foi et ne doivent pas rester impunis, le commerce doit rester possible, mais il faut un montant forfaitaire établi juste et équitable pour les deux parties. Des propositions de loi ont déjà été dans ce sens. » Au politique de rentrer dans l’arène de la dette.
Olivier Bailly
No cure no pay
Lorsqu’un opérateur lance un marché public pour récupérer des créances impayées, son objectif est double : retoucher un maximum d’argent et…payer un minimum au recouvreur. De plus en plus de sociétés proposent un « package » comprenant le recouvrement amiable et judiciaire. Sur ces deux types de recouvrement, ils exigent un pourcentage de récupération de la créance, tous frais supplémentaires étant à charge du prestataire.
Pour l’Association des Bureaux de Recouvrement (ABR), il ne fait pas de doute que des huissiers répondent à ces appels en assurant que les frais en justice ne seront pas portés au débours des commanditaires. Or, cette pratique est interdite. L’huissier ne peut renoncer à ses frais de justice, même si la créance s’avère irrécouvrable. Ils doivent être doivent toujours être payés par le client dans un premier temps. Pourquoi ? Pour désintéresser l’huissier de son action. « L’huissier ne peut plus être un agent commercial en phase judiciaire, explique Anne Defossez. Toutes les règles du code judiciaire ont été créées pour lui éviter un conflit d’intérêts. Il ne peut ainsi jamais faire de remise de frais, car il est simple exécutant, un garant impartial de la justice. » Intéressé dans le recouvrement, l’huissier peut ainsi être tenté d’aller en justice pour ajouter des frais supplémentaires, à charge non pas du créancier qui s’est protégé de ces frais, mais de la personne poursuivie.
Selon Maitre Forges, « la proposition, dans le cadre de marchés publics, d’un paquet « recouvrement à l’amiable et judiciaire » via un système no cure no pay doit être considérée comme inadmissible selon ce courant jurisprudentiel. »
Reste que des huissiers y répondent. Selon la directrice du Grepa, il ne fait pas de doute que la Chambre nationale des huissiers de justice est au courant de telles pratiques. Dès 2006, la CNHJ condamnait fermement pareille offre et plus récemment, la CNHJ a rappelé en janvier 2013 dans une circulaire l’illégalité de la pratique en procédure judiciaire. Notons tout de même que pendant que l’ABR est prompte à dénoncer ces pratiques, des sociétés de recouvrement proposent elles-mêmes, via avocat et huissier, une pareille procédure en phase judiciaire ! Si on se demande qui gagne le plus dans pareils mécanismes, le perdant, lui, est connu.
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