© Illustration réalisée par une intelligence artificielle (Midjourney ®) - crédit: Roularta Media Group

Ces fugues qui n’en sont pas: « Un jeune sur deux a été mis à la porte par ses parents »

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Les cas de fugue sont en nette augmentation. Les exclusions du domicile parental aussi. Les moyens manquent. L’aide à la jeunesse est à bout de souffle.

En 2022, Child Focus a traité 1 532 nouveaux dossiers de disparition. Parmi ceux-ci, 1 138 fugues. C’est 31% de plus qu’en 2021 (867). Jamais autant d’enfants n’ont fui leur domicile ou l’institution qui les accueille. Ces fugues sont sans équivoque le symptôme d’un mal-être croissant chez les jeunes en proie à des idées noires ou en réaction à l’absence d’une oreille attentive pour les écouter, commente l’organisation dans son dernier rapport d’activité. Autre constat de la fondation: les appels passés à sa ligne d’urgence par des enfants en détresse psychologique ou des parents signalant que leur fils ou leur fille en fugue a des idées noires sont particulièrement élevés. Des chiffres inédits qui s’expliquent aussi par les effets à retardement de la pandémie de Covid-19.

Les mettre en confiance n’est pas simple. Ils se sentent trahis. Par leur famille, leur institution, ceux à qui ils se sont confiés.

Parmi tous ces dossiers de fugue, un sur cinq est jugé de nature inquiétante et nécessite l’intervention de la police fédérale, en plus de la police locale. Les critères utilisés pour évaluer l’urgence de la situation sont inscrits dans un décret: si l’enfant est âgé de moins de 13 ans, s’il existe un risque pour sa santé, que son absence est en contradiction totale avec son comportement habituel ou qu’elle s’inscrit dans la durée, par exemple. Evidemment, ce n’est pas parce qu’une disparition est jugée peu inquiétante qu’elle n’est pas traitée avec intérêt.

L’âge des fugueurs interpelle dans les statistiques de Child Focus. Un sur deux n’a qu’entre 13 et 15 ans. Dans 7% des cas, ils sont même plus jeunes. La plupart n’ont fugué qu’une seule fois. Mais près de deux cents d’entre eux ont à nouveau disparu par la suite, sans doute parce que la situation ne s’était pas améliorée après leur retour en famille. L’un d’eux en est déjà à sa 22e disparition. L’aide et l’accompagnement fournis après un premier épisode de fugue sont cruciaux pour empêcher le jeune de récidiver, rappelle Child Focus.

Ajoutons encore que dans près d’un cas sur trois, le fugueur a quitté l’institution dans laquelle il avait été placé. Il s’agit là de mineurs qui ont déjà un long parcours d’assistance derrière eux et pour qui les tentatives de trouver une solution durable se sont jusqu’ici soldées par un échec.

Il y a des fugues évidentes et il y a ce qu’on appelle les «disparitions non définies», lorsqu’il existe trop peu d’informations sur la raison pour laquelle le jeune n’est pas rentré chez lui: a-t-il été victime d’un accident? , s’est-il égaré? , suicidé? En 2022, une petite centaine de dossiers présentaient ces caractéristiques, un chiffre en augmentation de 30% par rapport à 2020 et 2021. La grande majorité de ces enfants ont été retrouvés, mais trois sont décédés.

De la fugue à l’errance

Fugue, rupture, errance: plusieurs termes sont utilisés pour nommer ces absences. Cette fois, il n’existe pas vraiment de critères permettant de distinguer les trois notions. Les profils sont multiples, les situations complexes et les problèmes entremêlés. On considère toutefois, nous éclaire le délégué général aux droits de l’enfant en Belgique francophone, Solaÿman Laqdim, qu’un jeune est en errance «lorsqu’il a fait plusieurs fugues ou que son absence est longue, qu’il existe un moment de rupture».

Car le temps de fugue est souvent très court. Trois jeunes sur quatre sont retrouvés dans la semaine. Au cours de l’année 2022, quelque 40% des fugues ont duré moins de 48 heures et 35% entre deux et sept jours. Dans 15% des cas, elle se prolonge entre une semaine et un mois, et dans 10% des cas, plus d’un mois.

«Là où ça se complique, c’est quand la fugue devient un système d’errance, quand le jeune part sans savoir où il va, qu’il passe d’un endroit à l’autre: la rue, le squat, les amis, l’école, l’institution… qu’il revient, puis repart. On remarque alors qu’il commence à se considérer comme quelqu’un qui vit dans la rue, qui évolue dans un système alternatif. Ce sont aussi des jeunes qui acquièrent certaines compétences en raison des conditions dans lesquelles ils sont plongés et qui vivent parfois des choses positives. Alors qu’ils ne se sentent pas considérés chez eux ou en institution, dans la rue, ils ont l’impression d’être quelqu’un. Mais au bout d’un moment, ils se rendent compte que ce mode de vie a des conséquences sur leur existence. Reprendre un parcours et un rythme scolaire ou s’adapter aux règles d’une institution, par exemple, devient pour eux compliqué», pointe Alexis Jonart, assistant social chez SOS Jeunes Quartier Libre.

Le service d’action en milieu ouvert (AMO) bruxellois a ses locaux au cœur d’Ixelles. Entre les quartiers de Flagey et Matonge. L’équipe est disponible toute la journée, jusqu’à 22 heures. La nuit, un relais est assuré par le Samusocial, l’aide sociale urgente et l’aide de jeunesse de la permanence de crise néerlandophone. Elle offre aussi la possibilité à quatre jeunes, au maximum, de passer une nuit, renouvelable deux fois, dans les chambres aménagées dans les locaux. Elles restent rarement inoccupées.

Une autre de ses particularités est qu’elle ne peut intervenir qu’à la demande du jeune, puisqu’elle n’est pas mandatée, mais travaille en partenariat avec l’ensemble des acteurs du secteur de l’aide à l’enfance et à la jeunesse: Child Focus, les associations et les milieux d’accueil, le Service d’aide et de protection de la jeunesse (SAJ/SPJ). C’est aussi elle qui gère le site fugue.be, dédié aux jeunes, aux parents et aux professionnels. Il existe peu de structures ayant le même type de fonctionnement: Abaka, à Ixelles également, ou Le point jaune, à Charleroi.

L’un des objectifs de l’AMO SOS Jeunes Quartier Libre est de mettre l’enfant en confiance en lui garantissant une écoute sans jugement et de l’aider à renouer avec ses proches. «On essaie d’être le plus honnête possible et d’examiner avec lui quelles sont les options en fonction de ses besoins et de sa temporalité. Il est très rare qu’un jeune sorte d’ici sans que l’on ait pu dégager un minimum de solutions. Mais les mettre en confiance n’est pas simple car ils se sentent trahis. Par leur famille, leur institution ou les personnes auxquelles ils se sont confiés.»

Chaque année, SOS Jeunes Quartier Libre traite plus de 250 dossiers en rapport avec l’adolescence en rupture. En 2021, les dossiers liés aux fugues et aux exclusions (du domicile ou de l’institution) représentaient déjà 71% de la charge de travail du personnel. En 2022, on en comptait 6% de plus. En 2015, ce taux avoisinait les 50% seulement.

Des chiffres de 2015, il ressort également que les phénomènes de rupture concernent aussi bien les filles que les garçons et touchent toutes les tranches d’âge (12% entre 11 et 14 ans, 17% à 15 ans, 26% à 16 ans, 30% à 17 ans et 15% entre 18 et 20 ans). La problématique concerne tant les couples parentaux (41%) que les familles monoparentales (27%) et les familles recom- posées (32%).

Autre constat de plus en plus marqué: la plupart des fugues n’en sont pas vraiment ; les enfants n’ont pas quitté le domicile de leur plein gré, leurs parents les ont mis à la porte. Même s’il est difficile, dans certains cas, de faire la part des choses entre la fugue et l’exclusion. «Statistiquement, on est plus ou moins à 50-50, évalue Alexis Jonart. Ce qui est certain, c’est que ces enfants fuient une situation violente.» Et qu’ils cumulent les problèmes: santé mentale, addictions, délinquance… La précarité grandissante n’est d’ailleurs pas étrangère à ce phénomène. «La pauvreté peut être un facteur de dysfonctionnements dans une famille. Elle peut être source d’insécurité ou de tensions supplémentaires. Quand il y en a trop, ça explose.»

Fugues et violence institutionnelle

Face à toutes ces nouvelles situations et à l’accumulation du nombre de dossiers, le secteur de l’aide à la jeunesse se sent démuni. Et peu épaulé par le politique. En janvier 2023, une centaine de travailleurs manifestaient leur mécontentement et dénonçaient le manque de budget et de places d’accueil devant le cabinet de l’ancienne ministre compétente en Fédération Wallonie-Bruxelles, Valérie Glatigny (MR). Quelques mois plus tard, en juin, cette dernière annonçait un accord pour 152 nouvelles prises en charge à court et à long terme en Région bruxelloise, où la situation est la plus critique. Pour le financement, elle a rappelé que 52 millions avaient déjà été débloqués au cours de la législature, tout en admettant que l’enveloppe n’est pas suffisante pour rencontrer les besoins. Car ces deux dernières années, le nombre de dossiers a lui aussi explosé, exacerbé par la crise sanitaire, qui a accentué le mal-être des jeunes, puis la crise énergétique, qui a appauvri les familles.

© Illustration réalisée par une intelligence artificielle (Midjourney ®) – crédit: Roularta Media Group

Le manque de temps, de personnel et de moyens pour gérer tous ces nouveaux dossiers a pour conséquence que nombre de ces jeunes se voient ballottés d’un service à l’autre, d’une institution à l’autre, dénonce Alexis Jonart. Des situations stressantes et insécurisantes qui représentent une forme de violence institutionnelle. Un traumatisme de plus. Pour l’assistant social, il est grand temps non seulement que le secteur soit refinancé mais qu’il y ait une vraie réflexion sur le type d’accompagnement proposé à ces enfants et ados, pas toujours adapté à leurs besoins. Et que le travail se fasse davantage en réseau, en collaboration avec les écoles, notamment.

En juillet, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles avait consenti à un effort supplémentaire: la pérennisation d’une centaine de prises en charge créées pour faire face à la crise sanitaire, 47 équivalents temps plein pour prêter main-forte aux services d’aide et de protection de la jeunesse et le passage en CDI de 132 travailleurs sous contrat de remplacement. Coût global des mesures: près de deux millions d’euros en 2023 et plus de 5,7 millions en 2024.

Autonome mais accompagné

Toujours insuffisant. Fin septembre dernier, des centaines de manifestants – éducateurs, assistants sociaux, conseillers – issus du secteur de l’aide à la jeunesse et des centres d’hébergement sont descendus dans la rue. Pour marquer le coup face à une situation intenable: selon un recensement effectué par la CSC en Fédération Wallonie-Bruxelles, près de quatre mille enfants ayant besoin d’aide ne sont toujours pas pris en charge. Quelque 2 500 d’entre eux ont besoin d’accompagnement en famille et 1 500 enfants retirés à la garde de leurs parents ne peuvent être accueillis, notamment dans les centres d’urgence. En octobre, le gouvernement s’est finalement accordé sur le déblocage de neuf millions d’euros, en plus des mesures annoncées en juillet. Il promet également de définir les besoins du secteur à moyen et long terme.

Le long terme, c’est ce que visent des projets d’accompagnement socio-éducatifs comme Housing First, que le délégué général aux droits de l’enfant voudrait voir se développer davantage pour aider les enfants en errance. «Pendant longtemps, on a peu travaillé sur la question des jeunes proches de la majorité. Lorsqu’ils sont placés en institution, on dispose de peu de ressources exploitables, peu de réseaux, illustre Solaÿman Laqdim. On a donc tendance à demander à ces jeunes de voler de leurs propres ailes. Ils entrent alors précocement dans l’âge adulte, ce qui donne lieu à des reproductions sociales terribles. Comme le fait de devenir parents trop jeunes et de voir leurs enfants placés en institution à leur tour.»

Le programme Housing First prévoit un accès immédiat et inconditionnel au logement pour les personnes avec un long parcours de vie en rue, suivi d’un accompagnement pluridisciplinaire intensif adapté. «Jusqu’ici, il touchait moins les 16-20 ans que les autres catégories d’âge. Or, les plus jeunes sont ceux qui représentent la part la plus importante des allocataires sociaux du CPAS», souligne le délégué général aux droits de l’enfant. En mars dernier, un appel à projets a été lancé pour développer des projets Housing First réservés aux jeunes en situation de vulnérabilité. Ceux qui dorment dans la rue mais aussi ceux hébergés par leur entourage. Bien entendu, le projet ne peut fonctionner que si le jeune en rupture se sent capable d’accepter et d’assumer cette relative autonomie.

50% des fugues n’en sont pas. Les enfants n’ont pas quitté le domicile de leur plein gré, leurs parents les ont mis à la porte.

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