Ces avocats qui défendent des «indéfendables»
Leurs noms se sont mêlés à ceux d’affaires sordides: Marc Dutroux, Geneviève Lhermitte, Alexandre Hart, Salah Abdeslam… Pourquoi ces pénalistes ont-ils accepté de représenter ceux que l’on pensait indéfendables? Ont-ils connu des cas de conscience en marge du procès? Des moments de découragement? Quelles relations ont-ils entretenues avec leurs clients? Comment ont-ils géré le regard des parties civiles, la pression médiatique et les débats avec leurs proches? Le Vif est allé à la rencontre de ces «avocats du diable».
Tout commence par un coup de fil de Xavier Magnée en mars 2007. L’ex-bâtonnier demande à Daniel Spreutels de «monter» avec lui dans le dossier «Lhermitte», la mère auteure d’un quintuple infanticide. «Je n’ai pas hésité une seconde. Il a été clair dès le départ qu’il nous faudrait être deux, retrace le pénaliste. Les assises, vous savez, c’est long, chronophage, et le pénal, ce sont très souvent de petits cabinets qui s’en chargent.» Il la rencontre pour la première fois à l’hôpital, où Geneviève Lhermitte a été transférée après une tentative de suicide ratée. Dans la chambre, une policière, une infirmière, et elle, une main menottée au lit. C’est une petite femme blonde, les cheveux aux épaules, frêle. Elle lui «dit tout», lui fait le récit des cinq meurtres. Elle lui affirme «assumer ses actes, mais ne les comprend pas tant elle aime ses enfants». «J’étais bouleversé, littéralement. A partir de ce jour, cette affaire ne m’a plus quitté. Je l’ai emportée partout avec moi. Jusqu’à la veille des faits, cette femme était considérée comme la meilleure des mères», commente l’avocat.
Ainsi débute pour Daniel Spreutels l’affaire Lhermitte. Le premier dossier, selon lui et son confrère, à exposer au grand public «le burnout de la mère de famille». Car il lui a d’abord fallu s’attacher à cela: éclairer les ressorts d’un acte que personne ne peut concevoir, essayer de comprendre ce qui y a poussé Geneviève Lhermitte, que ses proches décrivent comme «effacée», «timide» mais «normale». Alors, régulièrement, devant la presse «qu’il faut affronter», il décrit une femme «sous pression», «écrasée par les tâches», «délaissée par son mari Bouchaïb Moqadem» et «contrainte d’assurer l’entretien de Michel Schaar, le bienfaiteur qui, depuis longtemps, passait ses week-ends dans la maison familiale».
D’emblée, l’avocat explore cette piste, documentée par des travaux réalisés outre-Atlantique: le syndrome d’«épuisement physique et émotionnel», «une amplification d’énervement, de stress cumulé, d’usure qui aboutit à une explosion». Le rapport des trois experts psychiatres qui rencontrent Geneviève Lhermitte – dont de très larges extraits seront publiés dans un journal – n’en fait pas directement mention mais l’évoque en arrière-fond: il expose que «la mère fusionnelle était une femme dépassée, surmenée, qui ne peut plus assumer un semblant d’ordre». Mais il conclut qu’au moment des faits, la mère était dans «un état anxiodépressif qui a favorisé le passage à l’acte et altéré profondément, mais non aboli, son discernement». Geneviève Lhermitte est donc responsable de ses actes.
«Tout le monde ramenait l’affaire à soi»
En détention, Geneviève Lhermitte est relativement protégée de la tempête médiatique qui sévit au-dehors. A l’extérieur, en revanche, la médiatisation ne faiblit pas. «Tout le monde ramenait l’affaire à soi. « Quelle mère peut tuer ses propres enfants? », « Dans quel enfer devait-elle vivre pour commettre l’irréparable? »», se souvient Daniel Spreutels. L’ opinion est divisée et cette opposition restera ouverte jusqu’au procès, presque deux ans plus tard.
Le 8 décembre 2008, la file se crée dès l’aube devant le palais de justice du Brabant wallon pour venir voir celle qui, sous ses airs ordinaires, a secoué la Belgique. L’ avocat est confiant. Il tient dans les cinquante pages du rapport psychiatrique sa ligne de défense et, pense-t-il, de quoi obtenir de larges circonstances atténuantes. «Le rapport apportait des explications à l’inexplicable, note Me Spreutels. Une femme dans l’impasse, qui songeait depuis longtemps au suicide (NDLR: elle consultait un psychiatre), et qui ne supportait plus les monceaux de secrets: le huis clos triangulaire malsain dans lequel vivait sa famille, gravitant autour du portefeuille de Michel Schaar. C’était une donnée déterminante, à défaut d’en être une des causes.»
L’ audience commence mal. Devant les jurés, Geneviève Lhermitte déroule la trame des cinq meurtres, brièvement entrecoupée de larmes. Elle exprime des regrets, mais elle «ne peut pas, ne comprend pas ce qui s’est produit». Lorsque le président fait visionner les photos des cadavres, elle n’exprime aucune émotion. Au troisième jour du procès, elle finit par craquer lors de l’exposé du médecin légiste et hurle depuis son box: «Je n’ai pas tué mes enfants! C’est la faute de Schaar et mon mari! Ce sont des salauds!» Daniel Spreutels et Xavier Magnée doivent ainsi composer avec une accusée enferrée dans sa souffrance mais aussi dans sa haine. Sur un ton sûr, parfois agressif, elle adresse des questions déplacées ou hors de propos à son mari, traite un avocat d’une partie civile de menteur, revient sur l’hygiène de Michel Schaar… Son exubérance, ses attaques, son attitude finiront par irriter les jurés. Cela contrarie ses conseils. «A la cour d’assises, tout compte…»
Lire aussi | Le corsaire en dentelle
Puis, au septième jour du procès, un revirement vient malgré tout conforter la thèse de la défense. Durant son interrogatoire, le psychiatre traitant de Geneviève Lhermitte porte à la connaissance des jurés deux lettres qui lui ont été adressées par l’accusée juste avant le drame. On les croyait égarées, il les conservait dans sa voiture. Elle y parlait de son intention de se suicider en emmenant ses enfants. Les experts reviennent alors sur leur diagnostic, estimant que ces courriers contiennent «tous les signes d’une dépression majeure d’intensité mélancolique». Ils concluent à son irresponsabilité. Voilà donc la vraie Geneviève Lhermitte, la malade, la dépressive sévère, la désespérée.
A ce moment-là, ce n’est plus la même défense. Il ne s’agit plus de plaider le burnout, la dépression, l’univers triangulaire et d’arracher des circonstances atténuantes. Il s’agit désormais, pour les conseils, d’obtenir l’internement. D’autant que «le rapport nous dispensait, en quelque sorte, de faire le procès de l’entourage familial», souligne Xavier Magnée. Ils en sont persuadés, ça ne ferait pas un pli. «Une chose m’a surpris: l’élan de sympathie à notre égard pendant le procès. L’ opinion publique n’était pas du tout hostile, bien au contraire. Il y avait une espèce de pitié à l’égard de Geneviève Lhermitte et, quand nous arrivions au palais, le public nous encourageait», affirme Daniel Spreutels.
Vient le jour des plaidoiries, deux jours à peine après le revirement des psys. «On ne dort pas bien la nuit d’avant, on se réveille à l’aube pour finir de travailler, raconte Daniel Spreutels. Moi, je suis fidèle à une plaidoirie qui en appelle au cœur. Il faut surtout être soi, mais on ne plaide pas pour soi-même.» Il prend la parole le premier. Il parle de Geneviève Lhermitte comme on raconte une histoire, en mettant en lumière son manque de confiance, sa fragilité, sa dépression, s’emploie par petites touches à dépeindre «un système à trois qui se lézarde». «Et on essaie de vous faire croire que ce qu’elle a fait, c’est du cartésien! C’est rationnel de tuer ses enfants en leur disant « je t’aime »? Dites-moi? L’internement, ce n’est pas, comme on l’a dit, un permis de tuer…»
Vient ensuite Xavier Magnée, sur les mauvaises impressions qu’a pu laisser la volte-face des psychiatres, sur les éléments qui leur manquaient. Trop tard. «C’est un échec. Nous n’avons pas pu convaincre les jurés. Ils ont eu le sentiment d’avoir été manipulés… Et beaucoup y ont vu la preuve que la psychiatrie n’était pas une science exacte.» Mauvaise stratégie, peut-être? «Je me suis toujours abstenu, humainement, de critiquer les survivants. Mais si j’avais plaidé cette affaire comme elle fut plaidée dans son film par Joachim Lafosse (NDLR: A perdre la raison, sorti en 2012 et librement inspiré de l’affaire), j’aurais peut-être emporté la conviction du jury», estime Xavier Magnée. Daniel Spreutels, lui, en garde toujours un goût amer. «Je ne m’attendais pas à ça. La cour, les jurés ont fait fi de son irresponsabilité. Cela reste pour moi incompréhensible. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas pourquoi cette mère a tué ses enfants, on ne possède aucun véritable mobile. Or, la justice se rend quand on comprend les choses, sinon les procès n’ont pas de sens.»
A l’issue du délibéré, Geneviève Lhermitte est condamnée à la perpétuité. Aucune circonstance atténuante n’a été retenue.
«J’ai douté durant plusieurs semaines»
Renaud Molders-Pierre n’a pas non plus emporté la conviction du jury. Lui aussi interroge, avec des mots plus durs, le rôle des experts psychiatres quand ils sont «pétris de certitudes». Le 18 juin 2019, son client, Alexandre Hart, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une mise à disposition du tribunal d’application des peines pour une durée de quinze ans.
Pour le pénaliste liégeois, la page Hart s’était ouverte deux ans plus tôt, quand, en avril 2017, le jeune homme de 19 ans est accusé d’avoir tué, torturé, violé Valentin Vermeersch, 18 ans, avant de le jeter à l’eau. Le drame a lieu dans la nuit du 26 mars 2017. Ce soir-là, Valentin, atteint d’un léger retard mental, croise la route de ses «amis» – Alexandre Hart, Belinda Donnay, Dorian Daniels, Loïck Masson et Killian Wilmet – alors qu’ils se rendent chez Belinda, un studio minable de Statte (Huy). Son supplice commence très vite. La bande de jeunes oblige Valentin à boire et fumer des joints. La violence s’accroît à mesure que les heures passent. A 21 heures, il est forcé à s’adonner à des jeux sexuels. A 23 heures, il est contraint de s’introduire des objets dans l’anus. Il est aussi victime de coups très violents, de brûlures, de coupures. Après huit heures de tortures et d’humiliations, Valentin est jeté dans la Meuse. Son cadavre est retrouvé trois semaines plus tard, les mains liées dans le dos.
«Quand je prends l’affaire, la Belgique entière et la presse, unanime, le vouaient déjà aux gémonies et celui qui me demande de le défendre se vante d’ailleurs d’être le « cerveau » de la bande», relate Renaud Molders-Pierre, entré dans le dossier par le biais d’un ancien client. Il rencontre plusieurs fois son client: le jeune homme, au QI de 75, lui semble accessible à un discours rationnel et raisonnable. «J’estimais qu’on oubliait un peu vite les autres protagonistes. Si Alexandre Hart était bien le chef, comment expliquer que, sur les vidéos, des sévices endurés par la victime (NDLR: filmés, en partie, par l’un des accusés), tous participent? Il s’agissait d’un groupe, même si chacun y a contribué de manière différente…» De même, il s’attache à la personnalité de son client, à son parcours «abîmé», les abus d’alcool, de came, les séjours en pédopsychiatrie, son obsession grandissante de se mettre en avant. Malgré la violence, la perversité, «il faut essayer de comprendre pourquoi et comment les choses arrivent dans la tête et dans l’existence des gens. Et puis l’indéfendable, ça n’existe pas. Dans tout dossier, il y a matière à défendre.»
Lire aussi | Procès Valentin: des barbares de chez nous
Les dossiers les plus difficiles, les cas limites, sont peut-être même les plus intéressants, estime l’avocat. A cause de la gageure qu’ils représentent, mais aussi et surtout parce que son travail de pénaliste trouve là, selon lui, sa grandeur et son enjeu. «Assurer la défense de ceux à qui plus personne ne tend la main, c’est ça notre métier, c’est porter à leur paroxysme le droit et la justice.» Un précepte qu’il tient de son père, Me Julien Pierre, qui disait: «Il faut être celui qui reste sur la digue malgré la force des vagues.»
Tout accusé peut donc être défendu… à condition qu’il y consente. Car chez Alexandre Hart, en plus de l’atrocité des faits – qu’il reconnaît, tout comme la préméditation – s’ajoute la constance à saborder sa défense et à épuiser son avocat. Comment, en effet, défendre un accusé impulsif, puéril? Le 6 mai 2019, le procès s’ouvre devant les assises de Liège. Cinq accusés comparaissent, quatre garçons et une fille. Un procès où Alexandre Hart semble d’emblée résolu à dire ce qu’il veut, quand il en a envie. Quand la présidente l’interroge sur sa scolarité, il répond: «J’avais comme projet d’arrêter l’école pour jouer plus à la PlayStation.» «Mais qui dit ça devant une cour d’assises!», soupire son avocat. Quand des témoins de moralité de deux coaccusés défilent – rien ne le concernant, donc –, Alexandre Hart annonce au débotté qu’il a «tué un chat à coups de pelle», «un chat qui ennuyait le sien dans son jardin». Puis, non, en fait, il «l’a juste poussé, ce chat».
Comment défendre un jeune homme jugé irrécupérable? A l’audience, les experts décriront une «personnalité psychopathe», avec un «haut potentiel de récidive», un profil d’«agresseur avec des traits paranoïaques et pervers sadiques, qui supposent de prendre jouissance de faire du mal à quelqu’un réduit à l’état d’objet, sans empathie», un être dangereux car «sa personnalité ne sera jamais qu’une adaptation en surface, la perversion au sens de la tendance à détruire les relations interpersonnelles, sexuelles et sociales étant incurable». La défense interroge: «C’est terminé, alors, pour Alexandre Hart?» Le psychiatre Michel-Henri Martin ne se décourage pas: «La structure de sa personnalité ne changera plus. L’ âge peut parfois tasser certains comportements. La médication peut les faire diminuer, mais ça ne devrait pas changer.» Me Renaud Molders-Pierre rétorque: «Pensez-vous qu’un jour la société pourra le réintégrer ou alors faut-il le jeter à la poubelle de Lantin jusqu’à la fin de ses jours?» L’ expert: «Ah non, il ne faut jamais dire ça. On peut résister à une position de désespoir et se dire qu’il est possible qu’il soit capable de s’intégrer avec un cadre structurant… mais dans quel délai?»
Le pénaliste comprend immédiatement que c’est fichu. Défendre Alexandre Hart, c’est désormais tenter de lui épargner la réclusion criminelle à perpétuité. «Les peines se jouent lors de l’exposé des experts psychiatres et on ne peut pas ignorer que les termes « psychopathe irrécupérable » prononcés sans humilité scientifique et de façon trop péremptoire n’aient pas influencé les jurés.» Il poursuit: «Quand on pose un diagnostic définitif sur un gamin de 19 ans, on peut s’inquiéter de la position des experts, oui. Parce que tous les spécialistes s’accordent à dire que la personnalité d’un sujet n’est pas figée avant 25 ans… Et être psychopathe n’est pas égal à être enfermé à vie ou être obligatoirement dangereux pour la société. Alors? Alors soit on ne dépose plus d’expertise menée en trois heures, soit on rend des analyses fouillées et réalisées sur le long terme.»
Après six semaines de procès et deux jours et deux nuits de délibéré, son client est condamné à la perpétuité assortie d’une mise à disposition d’une durée de 15 ans. Une peine inhabituelle. «C’est un aveu d’échec de la société, une façon de dire: « Désolé, on ne peut rien faire pour vous! »» Plusieurs jours après le verdict, le pénaliste était encore sonné. «J’ai douté durant plusieurs semaines. Il a fallu encaisser, c’est vrai, confie Renaud Molders-Pierre, trois ans et demi plus tard. Au regard de la peine prononcée, je peux évidemment me remettre en question, même si je pense que, fondamentalement, cette peine n’est pas juste.»
Le jury n’a retenu aucune circonstance atténuante, ni son jeune âge, ni son absence de casier judiciaire, ni son passé accidenté. «Ça n’excuse pas tout, bien sûr, mais c’est interpellant.» L’ avocat persiste: «Si je m’attendais à une certaine médiatisation, je ne m’attendais pas à consulter le dossier dans les journaux, à entendre sur Bel RTL le son des vidéos des sévices filmés par un des accusés! Ce tribunal médiatique destiné à créer volontairement l’émoi m’a choqué! Franchement, vous croyez, vous, qu’un jury puisse demeurer à l’abri de toute cette agitation?»
«On a fait porter à mon client une réalité sociologique qui le dépassait»
Une théorie partagée par Me Jean Sine. Presque un an plus tôt, devant la cour d’assises de Namur, il commençait sa plaidoirie en insistant: «Ce procès ne doit pas être celui de toutes les violences intrafamiliales. Une peine lourde pour Luc Nem ne dissuadera pas des hommes alcooliques de taper sur leurs femmes.» L’ avocat a ferraillé pour éviter la peine maximale à son client jugé pour le meurtre de son ex-compagne, Marielle Tournay, le 23e féminicide de l’année 2019. Raté, la plaidoirie n’a pas retourné la table, comme le prévoyait Jean Sine, qui sentait que «les choses étaient un peu jouées d’avance».
Luc Nem, 41 ans, a été condamné à 25 ans de réclusion criminelle. Pour justifier cette peine, la cour a retenu l’extrême gravité des coups, le non-respect des mesures probatoires, le lourd contexte de violence et d’emprise envers et sur la victime ainsi que le risque de récidive au vu de son «impulsivité» et de son «instabilité». «Un signal fort pour les auteurs de violences conjugales, selon l’avocate générale. Il doit leur donner, à eux ainsi qu’à la société, le sentiment que justice a été rendue.»
Le jour du verdict n’était pas un «moment très agréable». «Quand un client est condamné à une peine très sévère, ça pousse à l’humilité», reconnaît Me Sine, dix mois plus tard. Il faut dire que l’avocat cumulait les écueils: pression médiatique, client amnésique et meurtre atroce. Pour autant, il estime que cette peine est «conditionnée à un contexte extrêmement défavorable à mon client. Un contexte qui est un état d’esprit où l’on considère qu’il faut arriver à une tolérance zéro pour les auteurs de violences conjugales. On a fait porter à mon client une réalité sociologique qui le dépassait.»
S’il savait la tâche «difficile», il n’a en revanche pas hésité, «sur le principe», à défendre l’homme qui avait tué son ex-compagne, en la rouant de coups. «Je ne suis pas un avocat militant. A partir du moment où on ne fait pas de politique mais du droit, on peut défendre tout le monde.»
«Comment fais-tu pour défendre ce type?»
Bien sûr, il a pensé à ce que lui a dit sa fille quand elle lui a rappelé qu’il était lui-même père d’une jeune femme. «Bien sûr, on pense à tout ça, laisse-t-il échapper. Etre avocat, c’est aussi ça: ce n’est pas que défendre des victimes. C’est aussi pouvoir dire « il défend un sale type et ça ne regarde que lui ».» En plus de défendre son client, faudrait-il désormais aussi défendre la défense? «Beaucoup de personnes, sur les réseaux sociaux, estiment que l’avocat doit être condamné avec son client. Certes, la majorité consent que tout homme doit être défendu, mais pas trop bien…», regrette Renaud Molders-Pierre, qui a fait l’objet de menaces, notamment à l’époque où il défendait Philippe Roufflaer, accusé d’avoir assassiné ses deux enfants et, depuis, condamné à la perpétuité. Le conseil avait alors soulevé une irrégularité dans le mandat d’arrêt, contraignant la chambre des mises en accusation à libérer Philippe Roufflaer, au moins pour un temps.
«Comment fais-tu pour défendre ce type?» C’est le genre de réflexion que ces pénalistes ont l’habitude d’entendre. Les discussions peuvent être houleuses, les débats de plus en plus «crispés» et «sans nuances». Que répondre à ceux qui s’obstinent à vouloir confondre l’avocat et son client, la défense et l’adhésion? «Je leur réponds que nous ne sommes pas juges de moralité. Ce que l’on défend, ce n’est pas le crime mais la personne qui est accusée de l’avoir commis, là se trouve toute la différence», explique Jean Sine. «On se comporte comme un médecin qui reçoit un patient. Lui, sa mission, c’est de soigner. La nôtre, c’est de défendre. Peut-on en vouloir à un chirurgien de vouloir traiter une méchante tumeur?», ajoute Renaud Molders-Pierre. Une position souvent mal comprise, et même de moins en moins bien. «Même des personnes qui se disent progressistes et démocrates ont de plus en plus de mal à comprendre certains principes de notre justice, témoigne Me Daniel Spreutels. Beaucoup de choses ne sont plus entendables et les positions se renforcent.»
En ce sens, Salah Abdeslam est un cas d’école: ce «cas radioactif» a valu un tas d’hostilités à son ex-conseil Sven Mary. Lui aussi a eu droit aux menaces, aux insultes, aux agressions – jusqu’à devoir faire protéger ses enfants et fermer son cabinet. Lui aussi a vu d’autres clients le lâcher, dont l’un de ses plus gros, un laboratoire pharmaceutique. «Défendre Salah Abdeslam, c’est toucher le fond du sentiment de solitude dans lequel notre métier peut parfois nous plonger», livre son confère parisien Frank Berton, dans la préface de Sven Mary. L’avocat rebelle (entretiens avec Erwin Verhoeven, Kennes, 2021). Dès le début, pour faire baisser la pression, le pénaliste ressent la nécessité de se justifier, d’expliquer à tout le monde pourquoi il a accepté de défendre Salah Abdeslam. Sa voix est inaudible et l’émotion de l’opinion publique, remontée, dominante. A refaire, il estime qu’il aurait gardé le silence, qu’il aurait pris soin d’éviter la forêt de caméras… «Je n’étais pas préparé à cela, avoue Sven Mary. C’était difficile, surtout pour ma famille, mes filles. Maintenant, je saurais à quoi être confronté». A-t-il des regrets? «Non, la réalité, c’est que le combat de l’avocat, dans cette affaire, est un combat qu’il sait ne pouvoir gagner. Cependant, il faut essayer de le mener avec une certaine fierté, une stratégie et une volonté d’être véritablement un avocat. Il ne s’agit pas d’être le pantin de service qui ne dit rien, avec pour effet que les lumières ne peuvent être que sur Salah Abdeslam», tranche-t-il.
Quelques années avant lui, c’était Xavier Magnée qui était qualifié d’«avocat du diable». Lui non plus n’a pas hésité une seconde à prendre ce dossier hors norme. Il lui a malgré tout fallu vaincre l’incompréhension de ses proches. «Du jour au lendemain, j’allais devenir l’avocat de l’homme le plus haï du pays et jeter au feu un travail de charme, de conquête. Mon épouse craignait que je mette en péril notre famille, notre ménage, nos amitiés, relate-t-il. Beaucoup de mes proches ont confondu l’ennemi public numéro un et l’avocat de l’ennemi public numéro un. Mais j’ai accepté, par goût du défi.»
Parce que sous la toge, il y a aussi de l’orgueil, de l’ivresse, de l’excitation. «Salah Abdeslam est à l’avocat pénaliste ce que la Coupe du monde ou la Champions League est à un joueur de foot», affirme sans détour Sven Mary. Ça grise, ça projette en pleine lumière, ça apporte une renommée professionnelle. «Celui qui prétend le contraire est un menteur. Chez ceux qui exercent ce métier public, où de surcroît il faut « faire du résultat », se cachent quelques kilos d’ego», confie Daniel Spreutels. On en oublierait souvent les revers des pénalistes pour ne se souvenir que de leurs faits d’armes. Mais «on arrive malgré tout à garder les choses à distance. Et la distance, c’est l’affaire suivante.»
Après-coup, Xavier Magnée estime avoir plutôt réussi à faire face à tant d’inimitiés. Certes, on l’a «un peu boudé» durant quelque temps, on ne l’a plus invité aux dîners mondains. Pour maintenir le cap, il s’en est tenu à ses fondamentaux: un avocat est fait pour défendre ceux qui lui demandent de l’aide et les défendre tous. «Une défense pour tous, c’est à cela qu’on reconnaît une démocratie vivace, c’est ce qui fait une civilisation. Au-delà, c’est l’arbitraire. Et on les connaît ; les sociétés où il n’y a pas d’avocats s’appellent des dictatures», tranche Xavier Magnée. La logique vaut tout autant dans les dossiers liés au terrorisme.
Les avocats sont-ils alors obligés de croire ceux qu’ils défendent? «C’est la même relation qu’avec tous les clients, c’est-à-dire une relation de confiance, reprend Jean Sine. Le client doit avoir confiance en la parole de son avocat. Et l’avocat doit imaginer que son client lui dit les choses.» L’ équilibre est forcément délicat, l’avocat de la défense étant parfois le mieux placé pour faire surgir la vérité. «L’ avocat n’est pas un enquêteur. Il n’a pas à gérer la vérité. Il doit gérer le mandat pour éventuellement – mais seulement si le client le souhaite – faire éclater la vérité», juge Sven Mary. «Son rôle n’est pas de pousser son client à avouer. Il peut dans certaines circonstances faire comprendre à son client que la meilleure issue pour sa défense, c’est l’aveu, mais il ne peut pas substituer sa décision à celle de son client», complète Renaud Molders-Pierre.
«Personne ne force un avocat à prendre un dossier»
Tout accusé doit donc être défendu. Me Sven Mary reconnaît cependant qu’il existe des clients qu’il ne pourrait accepter. «Par mon histoire personnelle, il y a une série de dossiers qui ont trait au nazisme, au négationnisme, que je ne pourrais pas prendre. Je ne pourrais pas y mettre ma volonté, ma motivation…» Pour Jean Sine également, il est des affaires qui pourraient le faire hésiter, celles, par exemple, impliquant des violeurs d’enfants. «Pas parce que c’est un cas de conscience, pas parce que je me dis que cet accusé ne doit pas être défendu, mais parce que je me dis que je ne peux pas être le meilleur pour le défendre.» Un point de vue partagé désormais par Xavier Magnée. «Quand j’ai pris le dossier Dutroux, je n’étais pas encore grand-père de petites filles ayant l’âge d’être menacées…» Au-delà de cet élément, Renaud Molders-Pierre insiste encore: il n’existe pas de clients «indéfendables», et ce, pour une raison simple: «Personne ne force un avocat à prendre un dossier. C’est une notion importante, car on est peut-être la dernière profession libérale, celle qui a le droit de dire non en toutes circonstances.»
Finalement, la seule question qui se pose reste celle de la ligne de défense du client. Est-elle acceptable ou non? Peut-on porter la voix de Salah Abdeslam s’il revendique ses actes? Le voilà, le vrai cas de conscience de l’avocat: défendre le «diable» sans pour autant devenir son porte-voix, son instrument.
La fameuse défense de rupture
Récuser la légitimité du tribunal, transformer la défense de l’accusé en une attaque contre les institutions judiciaires et l’ordre politique qu’elles incarnent: peu pratiquent encore ce qu’il est convenu d’appeler une défense de rupture. Parmi ceux que Le Vif a rencontrés, il ne s’en trouve aucun.
S’il en subsiste peu, c’est parce que les temps ont changé. Aux assises, en général, les accusés n’ont guère d’autre cause à défendre que la leur. Ils contestent les faits et attendent de leurs avocats qu’ils obtiennent un jugement clément. «La défense de rupture n’a en effet de sens que dans un contexte spécifique: une situation de crise sociale et politique majeure, voire une guerre civile, qui mobilise des militants prêts à sacrifier leur liberté ou leur vie pour leur camp et qui, quand ils comparaissent devant les tribunaux se fichent de leur sort, explique le pénaliste Jean Sine. Ils n’hésitent pas à retourner l’accusation contre les magistrats, le régime, le système.» Lénine avait fixé cette stratégie dès 1905 à tous les bolcheviks traduits en justice: «Défendre sa cause et non sa personne, assurer soi-même sa défense politique, attaquer le régime accusateur, s’adresser aux masses par-dessus la tête du juge.»
Le procès de rupture demeure, par ailleurs, très daté et fortement lié à la conjoncture des guerres de décolonisation. Les rebelles menaient alors un combat et celui-ci avait une issue, l’espoir de gagner. Si la guerre est perdue ou qu’elle est finie, ce type de défense n’a plus de sens. Cette ligne de conduite et le sort à lui réserver ont reflué à travers cette question: comment défendre Salah Abdeslam et, au-delà de sa personne, un djihadiste? Se taire, se murer dans le silence? C’est une façon de briser le système judiciaire qui repose sur un triangle: le juge, la parole de l’accusé et son avocat. Mais ça n’en fait pas une défense de rupture. «Dans leur cas, on ne voit de toute façon pas quelle cause défendre, c’est ce qui en fait leur singularité», soupire Me Sine. D’où cette observation: le plus souvent, la défense des accusés se fonde sur le dossier et les avocats plaident presque comme dans un dossier ordinaire, en pointant, par exemple, les points faibles de l’accusation ou le degré d’intention criminelle.
La cour d’assises, dernier bastion
Quand on l’interroge sur la difficulté du métier, sur celle de défendre un «indéfendable» plutôt qu’une victime, Renaud Molders-Pierre a alors cette réflexion: «La cour d’assises est, en cela, le dernier bastion où l’on peut ramener un peu de nuances.» C’est que le jury populaire, avec ses douze jurés citoyens tirés au sort sur le registre électoral, fait l’objet d’un large consensus parmi les pénalistes. La cour d’assises, fondée sur l’oralité des débats, donne ainsi lieu à «la confrontation de deux légitimités, l’oral opposé à l’écrit», un peu comme le cru au cuit. «On y prend le temps, à l’inverse des tribunaux correctionnels. A l’audience et à l’occasion des témoignages oraux, de nouveaux éléments sont très souvent apportés. Un témoin qui craque, un accusé qui passe aux aveux… Ce qui aura parfois un impact décisif», avance Jean Sine. «Il me semble qu’un procès d’assises peut faciliter le travail de deuil des victimes et leur reconstruction. Dans la procédure correctionnelle, elles ont trop souvent l’impression de voir leur affaire expédiée et confisquée», ajoute Daniel Spreutels.
Presque tous se disent ainsi favorables au principe du «peuple qui contrôle et qui domine en nombre les magistrats professionnels (NDLR: trois, siégeant aux côtés des jurés)». Sur le fond, ces citoyens seraient même les plus aptes à juger les affaires criminelles. «Leur manque de professionnalisme représente un atout en ce sens qu’il exclut tout comportement routinier, qui pourrait naître chez les magistrats», plaide Jean Sine.
Les avocats continuent aussi de s’étonner que, pour les crimes les plus graves, il n’existe pas de degré d’appel: quand un jury a rendu son verdict, le jugement est définitif. Seule possibilité, se pourvoir en Cassation, sur la forme de la procédure. Renaud Molders-Pierre, lui, se montre peu convaincu. Selon lui, ce qui existe, par exemple, en France, un appel «circulaire», où l’affaire est soumise à un nouveau jury, n’entraîne pas de revirements extraordinaires.
L’institution des assises est également critiquée pour sa lenteur. «On pourrait rationaliser le nombre de témoins entendus», note Daniel Spreutels. «On pourrait aussi la rendre plus moderne, avec plus de digitalisation, pour que nous n’ayons plus besoin de recourir au papier et au crayon», poursuit Sven Mary. Reste qu’à la veille du mégaprocès des attentats du 22 mars, lui comme d’autres de ses confrères s’interrogent sur la procédure d’assises telle qu’elle existe. Est-elle la plus appropriée? «Face à la complexification des lois et des questions juridiques, comme la culpabilité et la complicité, à la difficulté pour un jury de tenir le coup durant un procès de très longue durée, face à l’émotion et à la pression qui pèsera sur les jurés, je suis assez perplexe.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici