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« Cela fait 30 ans que nous luttons pour décriminaliser la prostitution »

Erik Raspoet Journaliste Knack

« Sans les colis alimentaires gratuits, beaucoup de travailleurs du sexe n’auraient pas survécu à la crise du coronavirus », déclare la porte-parole d’Utsopi (Union des Travailleur.se.s du Sexe Organisé.e.s pour l’Indépendance). Pourtant, la pandémie a aussi une conséquence positive : le gouvernement souhaite enfin retirer le travail du sexe du code pénal

Les usagers du rail arrivant à Bruxelles-Nord peuvent en témoigner : ces derniers mois, la rue d’Aarschot semblait abandonnée. Les vitrines étaient encore éclairées, mais les tabourets de bar restaient vides. Cette situation a duré plus de six mois. Nulle part, les assouplissements du 9 juin n’étaient aussi attendus que dans les quartiers chauds. Les bars à champagne, les clubs échangistes et les salons de massage ont rouvert leurs portes, tout comme les formes moins visibles de travail sexuel telles que les services d’escorte et les visites à domicile. Une discipline ne s’est jamais arrêtée : le sexe par webcam a connu un véritable pic.

Désastreuse, voilà comment Marie (qui ne veut pas que son nom de famille soit cité) décrit la situation autour de Bruxelles-Nord. Depuis 25 ans, la porte-parole d’Utsopi possède un carré dans l’une des rues secondaires miteuses de la rue d’Aarschot. « Au fond, nous avons été complètement fermés pendant plus d’un an », dit-elle. Ceux qui étaient déjà en difficultés ont sombré lors du premier confinement. Ceux qui avaient quelques réserves les ont vues fondre comme neige au soleil. L’intermède de l’été dernier n’a pas beaucoup aidé. Suite à la peur du virus et du travail à domicile obligatoire, il n’y avait pratiquement aucun passage. En raison du couvre-feu, il n’y avait pas de shifts de nuit. De nombreuses travailleuses du sexe sont retournées dans leur pays, notamment dans la rue d’Aarschot, où travaillent principalement des Roumaines et des Bulgares. Mais pour la plupart d’entre elles, ce n’était pas une option. Voyager coûte de l’argent, et il y a beaucoup de mères célibataires qui ont des enfants scolarisés. En collaboration avec Utsopi, nous avons distribué des colis et des bons alimentaires, sinon elles n’auraient pas survécu au deuxième confinement. »

Sans préservatif

La prostitution en vitrine dans la capitale fonctionne selon deux systèmes différents. La rue d’Aarschot à Schaerbeek est une pure rue de prostitution, avec des salons où les chaises sont louées par shift. Les rues secondaires de Saint-Josse-ten-Noode sont jonchées de carrés, des rez-de-chaussée d’immeubles situés au milieu d’un quartier résidentiel paupérisé. Ils sont loués aux travailleurs du sexe par le biais de contrats commerciaux et sont souvent sous-loués. À Saint-Josse-ten-Node, où la prostitution est majoritairement africaine, l’urgence humanitaire était pressante. « À Schaerbeek, il y avait encore un soutien matériel de la part de la commune », explique Marie. Utsopi y travaille depuis longtemps avec la police et le fonctionnaire communal de la prostitution. J’entends la même chose de la part de nos personnes à Bruxelles, où la prostitution de rue n’a jamais cessé. En revanche, la commune de Saint-Josse nous a laissés en plan. Ce n’est pas surprenant, car le bourgmestre Emir Kir tente depuis des années d’éradiquer la prostitution dans sa commune. »

Marie confirme ce que l’on soupçonnait: suite à l’interdiction de travailler, la prostitution visible est devenue partiellement clandestine. « Certains travaillaient dans la rue, littéralement sur le trottoir devant la vitrine de leur magasin. C’est très dangereux, car il n’y avait aucun contrôle. Nous avons entendu parler de nombreux abus : certains clients refusaient de payer, exigeaient des rapports sexuels sans préservatif, devenaient agressifs. Ils savaient, bien sûr, que les travailleurs du sexe étaient dos au mur. Si vos enfants ont faim ou si vous risquez de vous retrouver à la rue, vous n’avez pas fort le choix ».

L’interdiction a également été contournée dans le Schipperskwartier d’Anvers. Des clients en profitaient: parfois, le tarif habituel de 50 euros par quart d’heure baissait à 20 euros. « La pandémie a exposé les points faibles du système de manière impitoyable », déclare Wendy Gabriëls de Violett, une organisation d’assistance médicale et sociale aux travailleurs du sexe. « Dans une telle situation de crise, l’absence de statut social mène à des conditions inhumaines ».

À quelques exceptions près, les travailleurs du sexe n’avaient pas droit à un soutien financier, à des primes de corona, à des allocations de chômage ou à de l’argent du CPAS. Cette situation est le résultat de la politique belge de tolérance, en application depuis 1948. Le travail du sexe en tant que tel n’est pas interdit, mais le tristement célèbre article 380 du code pénal interdit toute forme d’exploitation, ou d’organisation. Il ne faut pas penser qu’au proxénétisme. Un comptable ou un concepteur de sites web qui fournit des services à un travailleur du sexe est également punissable. Les banques ne peuvent pas accorder de prêts aux travailleurs du sexe, les propriétaires de maisons closes ne peuvent pas faire assurer leurs locaux et les gouvernements locaux ont les plus grandes difficultés à réglementer la prostitution sur leur territoire. Le travail du sexe doit se faire en noir, ou dans le cadre de statuts tirés par les cheveux, tels que « serveuse dans l’horeca ».

25.000 professionnels

Il n’y a pas de solutions simples dans un secteur où une grande partie des quelque 25 000 professionnels n’ont pas de permis de travail ou de séjour. La première étape, cependant, est évidente. Les organisations telles que Utsopi et Violett demandent depuis des années que l’article 380 soit supprimé, à l’exception des dispositions visant à lutter contre la traite et l’exploitation des êtres humains. C’est exactement ce que le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open VLD) a annoncé le 1er avril : son cabinet travaille sur un projet de loi visant à supprimer le travail du sexe du Code pénal. Entre-temps, le ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, Frank Vandenbroucke (Vooruit), a annoncé qu’il allait travailler sur un statut complet. Ce n’est pas la première tentative de dépénalisation. Un projet de loi du prédécesseur de Van Quickenborne, Koen Geens (CD&V), n’a pas abouti sous le gouvernement Michel I. Néanmoins, Daan Bauwens, coordinateur d’Utsopi, estime que le timing est important. « Nous nous battons depuis trente ans. Sous le gouvernement précédent, il y avait déjà du mouvement dans le dossier, mais cette dynamique est sans précédent. Le fait que le gouvernement nous consulte en tant que groupe d’intérêt sur le projet de loi est absolument historique. Sans covid-19, cela ne serait jamais arrivé, la pandémie a mis en évidence l’urgence de cette réforme pour tout le monde ».

Bauwens est très heureux que le gouvernement ait opté pour la décriminalisation plutôt que la légalisation. « La différence est fondamentale », dit-il. « Les Pays-Bas ont légalisé la prostitution, mais dans un cadre si strict que la majorité des travailleurs du sexe échappent au système. La décriminalisation fonctionne différemment, la nouvelle loi ne laisse dans le Code pénal que des pratiques telles que la traite des êtres humains ou l’abus de mineurs. Tous les autres aspects disparaissent du Code pénal, mais ne sont pas réglementés séparément. L’intention est de laisser le travail du sexe autant que possible dans le cadre des lois et statuts existants ». Le projet de loi, approuvé par le gouvernement De Croo en première lecture, a été soumis au Conseil d’État pour avis. Sans accident, le Parlement approuvera le texte avant la fin de l’année, après quoi, Bauwens, la Belgique fera partie d’un cercle restreint : « Seuls la Nouvelle-Zélande et quelques États australiens nous ont précédés. Nous pouvons devenir des leaders mondiaux grâce à notre politique de prostitution humaine. »

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