Joseph Junker
Casting De Croo Ier, ou comment les partis politiques se passent de votre avis (carte blanche)
Sans grand risque de me tromper, je puis affirmer que vous n’avez pas, le 26 mai 2019, voté pour un membre du gouvernement De Croo. Comment le sais-je ? C’est fort simple : les 10 ministres et secrétaires d’Etat francophones ont, ensemble, récolté 127.355 voix de préférences, sur une population de 4.8 millions de Wallons et Bruxellois. Il y a donc statistiquement 97% de chances que j’aie vu juste en affirmant effrontément que vous n’êtes pas représenté par un vote direct au gouvernement fédéral.
Les membres flamands ne font guère beaucoup mieux que leurs homologues francophones. Ainsi, le gouvernement a-t-il obtenu dans son ensemble 310.113 voix de préférence sur les listes de la chambre et régionales. Tout juste 3% de la population belge donc. Largement insuffisant ne fût-ce que pour dépasser le score des quatre chefs de groupe de l’opposition qui lui donneront la réplique à la chambre : Tom Van Grieken (122.232), Théo Francken (122.738), Raoul Hedebouw (49.852) et Maxime Prévot (31.757). Mieux encore, Bart de Wever (242.386) obtient à lui tout seul dans la circonscription régionale d’Anvers autant de voix que l’entièreté du gouvernement, si l’on en retranche les 80.283 voix d’Alexander de Croo.
Je vous vois venir, il conviendrait de compter également les quelque 168.907 voix obtenues par Petra De Sutter et Eva de Bleeker sur la liste européenne et ses immenses circonscriptions. Cela porterait le total du score des 20 membres du gouvernement à 479.020 (4,5% de la population). C’est-à-dire… un peu moins que le total des scores des seuls Geert Bourgeois (343.290) et Gerolf Annemans (207.054) sur la même circonscription !
Bien sûr, le système des circonscriptions électorales provinciales a rendu impossible les « monsterscores » de centaines de milliers de voix que permettaient autrefois les circonscriptions régionales du sénat. Qui ne se souvient pas, par exemple, de Monsieur « 800.000 voix » Leterme ? Bien sûr, le paysage politique est morcelé et certaines circonscriptions sont de taille réduite. Il n’empêche qu’on reste pantois par la faiblesse de représentativité que je viens d’exposer. C’est bien simple : pour entrer au gouvernement, être membre de la famille d’un ancien parlementaire ou chef cab’ semble être devenu un critère au moins aussi déterminant que la performance électorale. En effet, alors qu’au moins 7 ministres et secrétaires d’Etat sont dans ce cas (en comptant oncles et grands-parents), seuls 4 peuvent se vanter de dépasser ne fût-ce que 20.000 voix de préférence sur une liste de la chambre.
La cause de ces étrangetés n’est pas difficile à trouver : c’est le mode de désignation des ministres, devenu le fait du prince des partis politiques. Rien n’oblige techniquement un parti à choisir des hommes plébiscités par le scrutin. Ainsi le CD&V compte-t-il dans ses rangs pas moins de 28 élus mieux cotés que Vincent Van Peteghem, notre nouveau ministre des finances. Le PS se paye quant à lui le luxe de vexer une bonne partie des 31 hommes et femmes qui ont obtenu plus de voix à Bruxelles, en Wallonie ou à la Chambre que Pierre-Yves Dermagne et Karine Lalieux (issue pourtant d’une grosse circonscription). Pour ne pas parler de Thomas Dermine et les 3 autres ministres et secrétaires n’ayant tout simplement pas participé aux élections.
On dit parfois qu’un avantage de ce système est que le parti agit comme filtre, et donne ainsi leur chance à des personnalités nouvelles, ou compétentes, mais souffrant d’un déficit de visibilité. Pour qui ne craint pas la technocratie, il y a en effet quelque chose de séduisant dans l’idée de nommer au gouvernement des économistes de renom, des professeurs d’université ou des gestionnaires éprouvés. Leur légitimité acquise à l’extérieur du monde politique n’en serait pas forcément moins pertinente. Si on se penche néanmoins sur les faits, il n’en est évidemment rien : à moins d’élever l’activité d’apparatchik (ou d’être le fils de ses parents) au rang des arts, les personnalités « cooptées » n’ont guère d’autre légitimité que celle bâtie au sein de leur parti. Pourquoi d’ailleurs en serait-il autrement ? L’art de la politique est celui du pouvoir, et de réaliser ce qu’il nous permet de faire. Il n’est donc que logique que le parti sélectionne en priorité des élus qui lui seront fidèles à défaut d’être brillants ou soutenus par un arrière-ban motivé, mais captif. Une explication plausible au manque criant de représentativité, mais aussi hélas de qualité du personnel politique belge.
Evidemment, le gouvernement jouit du soutien du parlement, et à travers lui d’une majorité représentative. Le vote de confiance du parlement garanti bien qu’une majorité de citoyens soutient indirectement De Croo Ier, donc démocratiquement élu. C’est exact bien entendu au niveau de la coalition des partis. Pour ce qui est des députés pris individuellement et du « casting », il convient d’y mettre quelques réserves. Grâce à divers mécanismes électoraux (case de tête, ordre utile, liste des suppléants), les partis politiques disposent du pouvoir démesuré de pratiquement choisir qui sera élu et qui ne le sera pas. Lors de la confection des listes, on pousse d’ailleurs même le cynisme à parler des places « éligibles » (où l’élection est sauf surprise assurée) et des places « de combat », c’est-à-dire le siège qui pourrait sauter en cas de défaite électorale, où un élu particulièrement motivé ou remuant pourrait avoir une chance de faire la différence. Le reste de la liste n’étant en fait que de la pure figuration. Un parti dispose donc bien du droit légitime de faire et défaire des gouvernements, mais aussi de tenir à sa merci ses députés. Ces derniers se retrouvent complètement dénués du moindre pouvoir face aux partis dont ils dépendent. Avec pour conséquence bien prévisible que pas un seul des 31 élus PS et 28 CD&V grugés n’osera se plaindre ouvertement du « casting », aussi forte sa base soit-elle, de crainte de s’aliéner son employeur. Le seul qui puisse lui garantir sa place, financer sa campagne et éventuellement un jour… le nommer ministre.
Résultat des courses : si votre vote contribue à établir le rapport de force entre partis, il n’a dans la pratique presque aucune influence sur la composition du parlement et encore moins sur le nom des ministres… à part bien entendu pour les 3% d’entre nous qui ont fait mentir la première phrase de cette tribune. Une épine de plus pour la crise de représentativité, qui ne va pas améliorer les affaires de notre démocratie indirecte.
Peut-être suis-je sévère après tout. Certaines de ces personnalités, comme Van Peteghem, Mahdi, Dermagne ou… Wilmès ont depuis 18 mois que dure toute cette histoire acquis une notoriété nouvelle, et montré des qualités qui leur permettraient de probablement briller davantage dans un scrutin futur. Ce à quoi je répondrai non sans persiflage assumé : Pourquoi n’en avons-nous pas organisé un tout de suite, dans ce cas ?
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