Bulle boursière spéculative, l’autre virus: « Une bulle financière est prête à éclater »
Le coronavirus a emporté l’économiste belge Jean Walravens le 7 octobre dernier. Son tout dernier ouvrage, Investir intelligemment, tire le signal d’alarme face à une bulle boursière en gestation et épingle la folie spéculative ambiante. Tout en conseillant les épargnants pour harmoniser risque et rendement.
« Mon livre s’adresse surtout aux gens qui n’auront pas envie de le lire: les nombreux épargnants boursicoteurs. Car il va bousculer leurs convictions, leur confort, leurs illusions. » Jean Walravens disait juste lors de cette ultime interview, quinze jours avant son décès. Investir intelligemment (1), son ouvrage d’économiste expert des marchés, prend en effet à rebrousse-poil la doxa financière dominante. Celle qui promeut depuis longtemps la gestion active et spéculative d’actions en Bourse. Très étayée, son analyse tombe pile à l’heure où des millions d’épargnants saisis d’une fièvre acheteuse depuis le début de la crise corona sont passés aux actions. L’observateur belge prévient: « Une bulle financière est prête à éclater. »
Pourquoi ce livre, maintenant?
Car il y a urgence. Jamais les épargnants n’ont été aussi mal informés et n’ont pris de décisions aussi mauvaises qu’aujourd’hui. Les taux d’intérêt ont tellement chuté que les placements dits « sûrs » rapportent 0%. Dès lors, les gens cherchent fébrilement d’autres voies d’investissement. Et ils ont tort.
Comment s’explique cette ruée de néophytes sur les actions, au printemps dernier?
Confinés plusieurs mois, les citoyens ont beaucoup moins dépensé. Plus de resto, de coiffeur, de déplacement… D’autre part, beaucoup ont bénéficié de primes et allocations « corona » compensatoires. Cela a dopé leur épargne. Bloqués chez eux, ils se sont rués en Bourse, surtout via des banques online, au moment où les cours d’actions avaient plongé. Un tas de nouveaux boursicoteurs ont voulu à tout prix profiter de ce « plus bas » des actions. Parallèlement, une population de « parieurs », frustrée de ne plus pouvoir parier sur des événements sportifs (à l’arrêt) ou dans des casinos (fermés), s’est rabattue sur le marché boursier pour de grosses sommes. Et les actions se sont mises à remonter. Sur ce, des publics plus « tradis » se sont dit, « pas question de rater le coche ». Le cercle, plus vicieux que vertueux, était lancé. En route, pour la bulle boursière actuelle dont banquiers et médias financiers se gardent bien de parler.
Quel impact aurait l’éclatement d’une bulle boursière?
Beaucoup verraient fondre leur épargne, et donc leur pouvoir d’achat. Automatiquement, ils consommeront moins. Ce qui pèsera sur la relance économique. Des tas de gens modestes se laissent attirer par ce miroir aux alouettes et mettent l’épargne de leur travail dans des placements vraiment risqués, convaincus de manière totalement irréaliste que la prochaine décennie les rendements flirteront avec les 10%. Alors qu’ils n’avoisineront que 1%! D’où l’urgence à leur expliquer comment investir plus intelligemment.
Vous encouragez l’épargnant à une « gestion passive non spéculative d’actifs diversifiée » car la hausse ou la chute des cours de la Bourse est imprévisible, du fait de « l’imbattabilité des marchés » . Pourquoi la doxa inverse domine- t-elle?
L’imbattabilité des marchés financiers est un fait prouvé. Si l’on pouvait prévoir qu’une action aurait une valeur future plus élevée qu’une autre, tout le monde l’achèterait. L’idée qu’on ne peut ni « battre le marché » ni percer sa logique a du mal à s’imposer car elle se heurte à plusieurs « ennemis ». A commencer par l’investisseur lui-même, convaincu de son intuition, elle-même bercée par le sentiment d’être bien informé via des médias spécialisés qui entretiennent artificiellement des chimères. Ces biais mènent à acheter ou vendre de manière irrationnelle. Vendre quand toutes les actions s’écroulent ou acheter quand la Bourse performe.
Votre livre remet en question un système et ses acteurs…
Oui, un système désastreux où les épargnants déraisonnables sont aussi coupables que les banquiers qui leur assurent de dénicher des actions avec un rendement de 5-7%. L’efficacité d’une « gestion active et spéculative » est un leurre entretenu par les banques, fonds de placement et médias financiers. Ces acteurs ne prospéreraient pas sans brosser dans le sens du poil des millions d’investisseurs. En entretenant le mirage des « bonnes actions », des « bons secteurs », des » best growths« , des « bons moments »… Le mythe de l’enrichissement par la gestion active triomphante, c’est leur fond de commerce. Ils vendent du rêve, qui parfois se réalise. Mais les conseils de ces « spécialistes » n’y sont pour rien. C’est juste la loterie boursière d’un marché imbattable et imprévisible.
D’où l’autre voie que vous préconisez…
La base de construction d’un portefeuille doit être le risque supportable et non le rendement. Donc, tablez sur moins. Et surtout diversifiez. Plein d’épargnants pensent, à tort, qu’ils diversifient. Exemple: beaucoup n’investissent que dans des actifs ou actions de leur pays. Une aberration! En fait, un Belge ne devrait avoir que peu ou carrément pas d’actions belges. Car si une crise survient dans le pays, c’est la triple peine: risque de perte d’emploi, hausse d’impôts, forte baisse de son portefeuille.
Que doit faire un épargnant pour passer d’une gestion active à une gestion passive moins spéculative?
La sagesse est de placer ses économies dans des fonds non spéculatifs globalement diversifiés en actions du monde entier, et à faibles frais. Une bonne piste, c’est par exemple Vanguard, la plus grande société de Fonds de placement du monde. Une coopérative qui ne cherche pas à s’enrichir, ses commissions étant minimes, mais qui gère pourtant sept trillions de dollars! La gestion passive gagne du terrain dans les esprits. Aux Etats-Unis, la moitié des fonds de placement sont gérés de manière non spéculative. En Europe, on en est loin.
Faut-il se méfier des placements en actions?
Les actions, c’est risqué. Mais sur le long terme, elles rapportent plus. Plus que l’immobilier. Elles sont plus sûres que celui-ci. Toutes les entreprises du monde ne vont jamais faire faillite. La seule question à laquelle doit en priorité répondre chaque investisseur est: quel risque puis-je prendre? De la réponse découle ce qu’il peut se permettre comme actions, investissement immobilier, obligations… Aujourd’hui, les gens font l’inverse. Ils se fixent un rendement à atteindre puis courent derrière à coup d’achats d’actions.
L’éclatement d’une bulle boursière serait-il un électrochoc salutaire?
Pas forcément. Des bulles ont éclaté par le passé mais les gens sont vite frappés d’amnésie, de résilience par rapport à leur perte financière. Déçus des actions, ils se réfugient dans l’immobilier mais repiquent ensuite aux actions, persuadés que la Bourse va remonter. La seule solution est de leur expliquer simplement des principes clairs et démontrés. Et de les détourner de tous les conseils boursiers distillés au quotidien dans les médias et qui poussent à la spéculation aveugle. Tout comme les livres qui déversent leurs recettes pour « performer » en Bourse.
Il n’y a jamais de signes annonciateurs de l’éclatement d’une bulle?
Prenons 2000, la bulle des bulles spéculatives autour des actions du secteur Internet à des prix fous. Quand ces actions survalorisées ont dévissé, la bulle a éclaté. Et la Bourse s’est effondrée. Pourtant, dès 1996, beaucoup de monde prédisait que cette « exubérance irrationnelle » allait mal finir. Indices à l’appui, je suis convaincu qu’une bulle boursière est en train de gonfler. Certaines occurrences de mots clés significatifs répertoriés dans Google Trends et liés aux transactions boursières se sont multipliées par 10. Il y a aussi le niveau de cours déraisonnables d’actions de sociétés comme Zoom (boostée par le télétravail), Tesla, Service now, Apple…
Serait-il bon pour le marché que tous les nouveaux boursicoteurs arrêtent tout de suite de spéculer et se retirent?
L’afflux soudain de nouveaux boursicoteurs inexpérimentés et mal conseillés finira mal. L’idéal serait qu’ils réalisent être en train de jouer au casino avec des risques qu’ils ne peuvent pas se permettre. La Bourse, ce peut être montagne et roulette russes. Pour notre santé économique, il vaudrait mieux éviter toute bulle boursière car son éclatement n’amène que pertes et dégâts. Les gens sont plus fous, moins rationnels, qu’il y a cinq ans. C’est l’obsession d’avoir toujours plus.
A part le milliardaire américain Warren Buffett?
Oh, il a aussi fait des boulettes. Mais il est significatif qu’il soit devenu un des plus fervents adeptes de la gestion passive des actifs, convaincu de l’imbattabilité des marchés financiers.
Quelle évolution boursière voyez-vous pour la Belgique dans les prochains mois?
Je n’en sais fichtre rien! En revanche, pour la décennie en cours au niveau mondial, il est sûr que les rendements ne seront pas terribles. Les actions restent une voie pas trop stupide à condition d’acheter des actions du monde entier, de préférence via des fonds. Le pire, c’est l’immobilier où le risque est fort élevé. Personne n’en a (ou ne veut en avoir) conscience. Vu que l’immobilier monte depuis quarante ans, les gens se disent, « avec la brique, j’ai quelque chose de sûr »… Je crains que leurs illusions se fissurent.
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