Bourgmestres au bord de l’épuisement: comment les crises successives laminent les maïeurs (long format)
Depuis deux ans, les 581 bourgmestres du pays sont mis à toutes les sauces. Covid, inondations, afflux de réfugiés ukrainiens, ils sont en première ligne pour traverser les crises avec leurs habitants. Et représenter l’Etat. Un sacerdoce, une vocation, une passion, quel qu’en soit le prix…
Il est 3 h 30, le GSM chante à côté de son lit. «Un incendie s’est déclaré dans la maison de repos, articule la voix du chef des pompiers. Nous sommes sur place. Pas de victimes, mais une cinquantaine de résidents doivent être relogés.» Sauter dans un jeans, attraper une pomme et filer sur les lieux. Lancer le plan d’urgence. Prévenir les familles. Trouver un psy disponible. Faire préparer du café. Et prier, même quand on ne croit pas, pour que rien de pire ne survienne. (1)
5 h 30. Heure officielle de réveil.
6 h. Un café serré posé sur le bureau. Il allume son ordinateur, introduit le mot de passe, ouvre la boîte à courriels, d’où jaillissent des dizaines de requêtes et autant de récriminations tombées depuis la veille. Y répondre, calmement. Sur une étagère, le livre Désir de ville, d’Erik Orsenna, somnole.
6 h 30. Il roule sur une route de campagne. Un éleveur vient de l’appeler, lui, le bourgmestre-qui-est-aussi- vétérinaire, pour un autre type d’urgence: un vêlage qui se passe mal.
7 h 45. En route vers La Louvière, elle téléphone au service technique de la commune avant d’arriver à l’école qu’elle dirige, à temps plein.
8 h. Le rapport quotidien de la police est posé sur son bureau, entre deux piles de classeurs colorés et une bougie d’Amnesty. Comme chaque matin, en découvrant les interventions policières survenues sur le territoire depuis 24 heures, le bourgmestre plonge d’un coup dans l’intimité de ses citoyens: les violences conjugales, les vols, l’insalubrité, tout y passe. «Soit on tombe dans le cynisme, sachant qu’on ne peut pas tout résoudre, soit on reste empathique, résume Christos Doulkeridis, bourgmestre de la commune bruxelloise d’Ixelles. Dans le deuxième cas, c’est très dur à vivre.»
8 h 30. «Bonjour tout le monde, comment allez-vous ce matin?» Chaque jour, elle fait le tour des services de l’administration. Répondre à une question, prendre des nouvelles du petit dernier accablé par la varicelle, s’assurer que tous les documents sont prêts pour le prochain conseil communal. Ecouter, surtout. Il monte, d’une majorité de communes wallonnes et bruxelloises, comme un long sanglot: le personnel est à bout, usé par la crise du Covid, le travail à distance et la masse de travail croissante qui s’abat sur lui. Tous les maïeurs le constatent. Les agents engagés en 2018 n’ont pratiquement connu que des crises: le coronavirus, les inondations, l’arrivée des réfugiés ukrainiens…
Ce qui l’a marquée : «La mort d’Alfred Gadenne, l’ancien bourgmestre, et la façon dont il a été tué, sont mon pire souvenir. Je suis la dernière à l’avoir vu en vie.» Brigitte Aubert (Mouscron)
8 h 45. La police évacue un squat illégalement occupé par des étudiants: le bâtiment est dangereux. «On a tout essayé pour ne pas utiliser la force, confie Julie Chantry, bourgmestre d’Ottignies-Louvain-la-Neuve. Mais la négociation n’a pas abouti et la police a dû recourir à la force.» La scène est filmée. Brute, elle ne dit rien de tout ce qui a été tenté en amont.
9 h 05. Les images de l’évacuation du squat tournent en boucle sur les réseaux sociaux.
9 h 10. «Allô? Bonjour, je suis journaliste. Pourrais-je avoir votre réaction à l’évacuation du squat?»
10 h. Réunion avec les autres bourgmestres de la zone. On se tape sur l’épaule, on se taquine, on respire. «Tu te souviens de la réunion à laquelle Vincent assistait en vidéoconférence, au volant de son tracteur?» L’ombre du Covid s’éloigne, même si rien ne dit qu’il ne reviendra pas hanter l’automne. De cette crise, les maïeurs gardent le souvenir du règne impératif et absolu de la débrouille, du manque de sommeil, mais aussi d’un moment exaltant. «La pression était très forte, puisque nous sommes seuls pénalement et civilement responsables de la sécurité, y compris sanitaire, sur notre territoire, rappelle Maxime Daye, bourgmestre de Braine-le-Comte. Il fallait rassurer la population, communiquer juste et vite, et tout organiser dans une totale improvisation. L’adrénaline était permanente. Finalement, on n’a pas mal travaillé.»
C’est-à-dire qu’il leur a fallu mettre sur pied une cellule de crise. Trouver du tissu au kilomètre puis des volontaires pour confectionner des masques, bien avant que le gouvernement fédéral n’en fournisse. Livrer des repas aux plus âgés confinés chez eux, organiser une maraude pour les sans-abri, installer des toilettes dans l’espace public, puisque les cafés sont fermés. «Il n’y a pas de mode d’emploi pour ça, rappelle Christos Doulkeridis. Dans les communes, on doit tout construire soi-même. J’ai souvent pleuré devant le JT à cette époque, en pensant qu’on n’y arriverait pas. Disposerait-on d’assez de chambres froides et de places au cimetière si le pire arrivait, comme à Bergame?»
Ce qui l’a marquée : «Au moment des inondations, je me vois traverser le village avec l’impression de marcher sur un plateau de cinéma. On aurait dit une scène de guerre. Plus tard, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit avoir vu ma fille balayer devant notre maison, inhabitable. “C’est la première fois que je l’ai vue sans sourire”, m’a-t-elle dit. Et moi, pendant ce temps, je m’occupais de ma ville…» Valérie Dejardin (Limbourg)
A Hannut, le maïeur Manu Douette a accompagné les policiers chez des commerçants qui refusaient de fermer boutique. Expliquer, avec patience et pédagogie. «A minuit, la veille de l’entrée en vigueur du confinement, se souvient-il, les clients et les cafetiers de la place principale ont encerclé les policiers pour chanter Ce n’est qu’un au revoir. Au fil des mois, il a fallu garder le contact avec les citoyens, y compris ceux qui se sont radicalisés, exacerbant les tensions sociales. Les permanences sociales ont été maintenues, mais au grand air, debout ou dans les vastes salles des mariages. Une nécessité.
Au long de cette période «virussée», les décisions du Codeco ont donné du fil à retordre aux communes. D’abord, parce que certains choix étaient annoncés dans la presse avant que le Codeco ne commence. Ensuite, parce que les décisions prises n’étaient en fait pas celles-là. Enfin, parce que l’arrêté royal censé fixer le tout ne correspondait parfois ni aux unes ni aux autres. Cerise sur le gâteau: il est arrivé que les bourgmestres reçoivent le texte officiel à 23 h 30 pour entrée en application à minuit. Dans les petites communes, il n’y a pas de chef de cabinet pour assister le maïeur, et les équipes sont très réduites.
Les bourgmestres se sont concertés: il fallait absolument appliquer des décisions cohérentes entre toutes les communes. «On s’appelait sur le groupe WhatsApp des 31 bourgmestres de l’arrondissement, sourit Manu Douette, pour demander: “Quelqu’un a-t-il compris cette phrase? Comment?”.» Selon les régions, et selon les gouverneurs, des lignes directrices ont été tracées, servant de repères. Mais pas toujours. Il y a parfois eu des décisions à géométrie variable, chaque bourgmestre les appliquant à sa manière. «C’était le règne de la débrouille, se souvient Aurore Tourneur, maïeure d’Estinnes. Avec une obligation de résultat.» Des bourgmestres Rémy Bricka, en quelque sorte. Avec une pointe de MacGyver. Ainsi des décisions portant sur la fermeture ou la réouverture des terrasses dans l’Horeca. Certaines communes, lasses d’attendre un protocole fédéral qui tardait, en ont rédigé un elles-mêmes. A Liège, le bourgmestre, Willy Demeyer, a annoncé que les policiers n’interviendraient pas si des cafetiers rouvraient leurs terrasses trop tôt. «Jamais je n’aurais imaginé avoir à gérer une crise comme celle-là, avec une telle responsabilité et sans moyens», confie Laurent Devin, bourgmestre de Binche.
Ce qui l’a marquée : «Un jour, des futurs mariés sont arrivés à la commune avec un quart d’heure de retard, en jeans. Ils ont déposé le maxi cosy de leur enfant sur la table et se sont exclamés: “On a failli oublier!”» Aurore Tourneur (Estinnes)
De cette crise, les bourgmestres sont généralement sortis laminés. Mais leur rôle a été mis en lumière d’une extraordinaire façon: en première ligne, ils n’ont pas perdu la confiance du citoyen, au contraire. Même si les projets prévus par nombre d’entre eux pour la mandature, positifs ceux-là, ont été gelés. Et ont pris du retard.
10 h 40. Son GSM vibre. Un réfugié a fait une chute depuis le quatrième étage du centre d’accueil de la commune. Elle s’excuse, rejoint sa voiture et prend la route du centre.
11 h. Les notes pompeuses de la marche nuptiale résonnent dans la maison communale. Enfiler une cravate. «Marier des citoyens, c’est l’une des missions que je préfère, sourit-il. Vivre avec eux ce moment capital…» Aujourd’hui, les mariés sont en kilt.
11 h 30. Signer. Le bourgmestre signe tout. «Entre trois cents et quatre cents documents par semaine», précise Philippe Bontemps, maïeur de Durbuy. Auxquels s’ajoutent les courriels. Pourquoi ne pas déléguer? Pour être au courant de tout. «Chaque jour, j’ai quatre-vingts signataires sur mon bureau», détaille Claude Eerdekens, bourgmestre d’Andenne. Et deux cents e-mails.»
12 h 30. Tentative de traversée de la grand-place pour aller acheter un sandwich et se dégourdir les jambes. Il lui faut une demi-heure pour y parvenir. «Vous tombez bien», lui dit un passant. «J’allais justement vous appeler», assure un autre. «Tomber bien» constitue un travail à temps plein. «En rue, les gens m’interpellent souvent sur leur dossier, confirme Valérie Dejardin, bourgmestre de Limbourg. Au début, je répondais. Maintenant, je cadre. Je leur dis que je ne demande pas les résultats de ma prise de sang à mon médecin croisé dans le quartier. Il y a un temps pour tout.»
15 h. Coup de fil du chef de corps de la police en pleine réunion: un enfant a disparu. Surtout, ne rien dire. Ne rien laisser paraître. Faire appeler les hôpitaux, les zones de secours, les professeurs de l’école concernée. Lancer une enquête sociale, contacter la Stib. Et prier, même si on ne croit pas, pour que le pire ne survienne pas.
16 h. Encore en réunion, cette fois avec les membres du collège. Il faut en prendre soin. «La gestion d’équipe, comme animateur de la majorité et comme faiseur d’unité, prend beaucoup de temps, confirme Julie Chantry. Il ne faut pas sous-estimer l’appui des conseillers communaux. C’est un vrai travail de s’assurer de leur soutien.»
16 h 10. Il commence à pleuvoir. Le cœur des bourgmestres qui ont vécu les inondations en juillet dernier se serre instantanément. «En cas d’inondations, le bourgmestre est sur le terrain, planté dans ses bottes, rappelle Valérie Dejardin. Les autres élus, eux, sont dans leur bureau… Les gens ne se remettent pas de ce qui s’est produit autour de la Vesdre. Moi-même, je n’ai pas encore pu faire le deuil de ma maison, toujours inhabitable, ni de la ville que j’ai connue et qui ne sera plus jamais la même. Dès qu’il pleut, je suis inquiète. Notre métier devient un métier de sécurité: on ne construit pas sa ville mais on gère des crises successives, alors que nous ne sommes pas formés pour ça et que nous n’en avons ni les moyens ni les équipes. Cinq des sept membres de la cellule de crise mise sur pied en juillet dernier étaient sinistrés eux-mêmes.»
Ce qui l’a marqué : «Juste avant un mariage, une des témoins est tombée et s’est ouvert le cuir chevelu. Elle n’a pas voulu se faire soigner. Pendant toute la cérémonie, du sang dégoulinait dans son cou. Il se passe toujours quelque chose pendant les mariages…» Manu Douette (Hannut)
16 h 30. Petit conciliabule avec le directeur financier. Les difficultés s’accumulent avec l’indexation des salaires, l’augmentation des prix de l’énergie et celle des matériaux pour les chantiers en cours. «Nous avons dû trouver cinq millions d’euros supplémentaires pour notre CPAS, résume Catherine Moureaux, bourgmestre de Molenbeek. Je ne sais pas comment nous ferons l’an prochain. Or, si nous ne pouvons plus assurer nos missions de base, les gens perdront confiance en l’Etat, que nous incarnons.» A Mouscron, ce sont deux millions supplémentaires qu’il a fallu dégoter pour boucler le budget. «Des priorités vitales s’imposeront, assure sa bourgmestre, Brigitte Aubert. Mais cette semaine, il fait chaud: nous allons offrir une glace à tout le personnel.» Partout, les bourgmestres tirent le diable par la queue en même temps que la sonnette d’alarme, d’autant que la charge de travail imposée par le fédéral aux communes ne cesse d’augmenter, comme la complexité administrative. «Nous devons être spécialistes de tout, constate Valérie Dejardin. Des secours, du droit des étrangers, de l’urbanisme…» Tous sentent qu’ils vont vers des années financièrement très difficiles. «Nous allons souffrir, pronostique Philippe Bontemps. Et devoir faire des choix.»
Crise du Covid, inondations, réfugiés ukrainiens, attaques informatiques pour certains et menace extrémiste: si les maïeurs ne maîtrisaient pas la gestion de crise auparavant, ils en connaissent désormais toutes les subtilités. Question de survie. «Aujourd’hui, toutes les difficultés liées aux catastrophes récentes s’empilent, illustre Willy Demeyer, et débouchent sur une crise du logement. A Liège, nous avons accueilli des réfugiés ukrainiens, relogé les sinistrés des inondations et tenté de proposer un toit à des SDF. Résultat, il n’y a plus aucun logement disponible. Cette complexité est inédite.» Impossible, par exemple, d’offrir un logement aux réfugiés d’Ukraine alors que tant de citoyens sont sur liste d’attente depuis des années. «Nous sommes d’abord des gestionnaires de pénuries», observe Catherine Moureaux.
Ce qui l’a marqué : «Je n’oublierai jamais l’inauguration du festival de Ronquières en 2021, après tant de mois de crise Covid. Et sans masques.» Maxime Daye (Braine-le-Comte)
17 h. Sa journée de directrice d’école terminée, elle file à la commune.
17 h 15. Premiers rendez-vous de permanence sociale. «C’est le voisin, hurle un monsieur très énervé. A cause de l’arbre qu’il ne taille pas, je n’ai plus de lumière chez moi.» «Dans deux jours, je suis à la rue. Vous pouvez me fournir un logement?» «Mon mari viole ma fille. Je n’ose pas porter plainte. Ne dites à personne que je vous en ai parlé.» Cette dame, enfin, qui soulève son chemisier devant le maïeur et lui dévoile son ventre: «Je suis enceinte!»
Le bureau du maïeur comme un confessionnal. Un déversoir. Un lieu d’écoute, surtout. Tour à tour assistants sociaux, curés, psychologues, pédagogues, voire médecins, les bourgmestres sont parfois la dernière personne sur laquelle les habitants comptent. A jeter cette ultime bouteille à la mer, ils n’ont plus rien à perdre. Ces permanences sociales, véritables thermomètres d’une société glaçante mais en surchauffe, mesurent mieux que tout le désarroi d’une population: financier, social, familial. «Le moral et le mental de la population se dégradent», observe Claude Eerdekens. Tous le disent. On y parle de ce fils en décrochage scolaire, d’une maladie grave, de ces papiers qui ne sont pas en ordre. De ce caveau prévu pour trois dans lequel «on aimerait placer un quatrième, mais est-ce possible?». De secrets de famille, voire d’un suicide envisagé. «Les gens ne se confient que s’ils vous reconnaissent comme bourgmestre, insiste Willy Demeyer. D’ailleurs, c’est lui qu’ils veulent rencontrer, personne d’autre. Je me sens comme un chef coutumier.» Parfois, les maïeurs ne savent pas, en fin d’entretien, pourquoi leurs visiteurs sont venus. En partant, il arrive que ceux-ci leur lancent «merci, docteur»!
Les bourgmestres connaissent les limites qui sont les leurs et que leurs concitoyens ignorent souvent, persuadés que les premiers peuvent tout. «Je ne suis pas Dieu, rappelle Yves Binon, maïeur de Ham-sur Heure. Je ne peux pas créer des emplois qui n’existent pas. Mais écouter les gens, c’est déjà résoudre la moitié de leurs problèmes.» Pour autant, les bourgmestres ne promettent rien… sauf de faire tout ce qu’ils peuvent. Ils connaissent le coût des promesses impossibles à tenir. Mais, premiers maillons de la chaîne des pouvoirs publics, ils savent aussi qu’ils concentrent entre leurs mains l’enjeu crucial de la confiance des citoyens envers la politique.
Ce qui l’a marqué : «En 2018, Christian Prudhomme, le directeur de la Grande Boucle, m’annonce qu’une étape du Tour de France partira de Binche, le 8 juillet 2019. C’était comme rapporter le Graal à ma ville.» Laurent Devin (Binche)
18 h. «Bonjour, nid de poule sur la route. A refaire!» Le langage sans fard des réseaux sociaux. L’intéressé n’a pas cru bon de préciser l’adresse. Deux heures plus tard: «Mais que fait la commune? Faut-il que des gens meurent pour qu’elle réagisse?» Ainsi va la vie publique, au XXIe siècle. Les lettres ont pratiquement disparu, mais les courriels ont pris le relais, avec les SMS et les invectives crachées sur les réseaux sociaux. «Ils existent et il faut s’en accommoder. Ils permettent de communiquer davantage, mais ils augmentent aussi les tensions sociales. C’était plus facile sans eux», plante Willy Demeyer. Les bourgmestres savent pourtant que c’est aussi de cette manière que l’on communique désormais. Mais l’arme des réseaux est à double tranchant. D’abord parce que les citoyens exigent des réactions immédiates, comme si le maïeur passait sa vie sur Facebook ou Instagram. Ensuite parce qu’ils se sentent autorisés à utiliser ces plateformes comme un déversoir. «C’est l’expression d’une forme de désespoir, analysent de compréhensifs élus. Ce sont toujours les mêmes qui vomissent leur haine, leur répondent les autres. La majorité, satisfaite de la politique locale, est silencieuse.»
Pour répondre aux attaques, les bourgmestres optent le plus souvent pour le rappel des faits, afin de rétablir la vérité quand elle n’est pas en ligne. Il leur arrive de convoquer les citoyens les plus véhéments pour s’expliquer avec eux dans leur bureau. Souvent, cela suffit à calmer les choses. Parfois, enfin, ils portent plainte. Chronophages occupations… «Un tiers de mon temps est consacré à la communication, peut-être même la moitié, calcule Maxime Daye. Je vais deux fois par jour sur Instagram, Snapchat, Facebook, LinkedIn et Messenger. Cela permet de prendre le pouls de la population. Si vous ne répondez pas immédiatement, vous êtes dénoncé de suite. La pression est énorme et le propos parfois violent. On vieillit vite quand on est bourgmestre…»
Ce qui l’a marqué : «Le jour de la victoire aux élections, j’ai pensé à ma maman, veuve très tôt, qui a élevé seule six enfants. J’étais fier pour elle.» Philippe Bontemps (Durbuy)
Pour illustrer l’absurdité du système, l’ami d’un maïeur s’est plaint, sur les réseaux sociaux, que, chaussant du 48, ses pieds dépassaient des bandes du passage pour piétons quand il traversait. Son message a généré deux cents commentaires de soutien indigné… «Les réseaux sociaux nous écartèlent encore plus qu’avant entre le court et le long terme, relève Willy Demeyer. Si l’on veut agir sur le réel, il faut viser le long terme et agir sur le structurel et les investissements. La fonction politique en démocratie ne devrait pas être soumise à l’immédiateté.»
18 h 10. La manifestation, autorisée jusqu’à 17 h, ne se disloque toujours pas. «Que fait-on?, demande le chef de corps de la police. On attend, on discute, on évacue?» Dans les manifestations classiques, les policiers et les agents de renseignement connaissent les organisateurs et en font leurs interlocuteurs. Mais dans certains collectifs nés soudainement, comme La Boum, au bois de la Cambre, durant la période du Covid, il n’y a pas de responsable désigné. Donc pas de négociation possible sur les modalités de la manifestation. «Il m’est arrivé de me placer physiquement entre la police et les manifestants pour tenter de calmer les esprits, raconte Christos Doulkeridis. Il s’en est fallu de très peu pour que je prenne un coup de barre de fer sur la tête.»
20 h. Débat avec des riverains sur un projet de construction de logements publics. C’est tendu. On ne peut pas plaire à tout le monde. Les bourgmestres le savent, eux qui doivent régulièrement dire non à des plus ou moins proches, demandeurs d’une faveur, d’un emploi pour un de leurs enfants, d’un accord pour un hangar non conforme aux règles. La première amende qu’Aurore Tourneur a collée, c’est à son compagnon, pour non- respect du règlement urbanistique. «Quand on prend le temps d’expliquer, les gens comprennent.» Parfois, ils frappent quand même. Comme ce jour où un maïeur a pris une baffe pour avoir licencié un membre du personnel qui ne donnait pas satisfaction. Les risques du métier. «Le pouvoir s’exerce à charge et à décharge, rappelle Willy Demeyer. Si vous n’appliquez pas la loi, vous perdez toute crédibilité. Et vous perdez aussi votre administration.»
Ce qui l’a marquée : «Isoler les personnes âgées en maison de repos, dix jours avant que le fédéral ne le fasse lors de la crise du Covid, est la décision la plus difficile que j’ai prise. J’ai mis dans la balance les suicides probables qui en découleraient et les vies sauvées.» Catherine Moureaux (Molenbeek)
21 h 30. Relire une dernière fois le dossier relatif aux subsides du fonds Feder. Ses yeux clignotent un peu, mais l’enjeu en vaut la chandelle.
22 h. Tentative de renversement d’alliance au collège communal. «Il faut être très attentif à la dimension humaine, insiste Julie Chantry, qui en a vécue une à Ottignies. Il suffit de peu pour que ça débouche sur une vraie crise. Je n’avais pas vu venir ce minicoup d’Etat.» Il n’a pas abouti.
23 h 30. Retour à la maison. Un verre de vin, une tartine vite avalée, trois olives et autant de cubes de fromage. Elle se repasse le film de la journée. Comme toujours, l’agenda initial est parti en vrille: fidèle, l’inattendu s’y est invité, en vrai compagnon de route. C’est ce qu’elle aime. A cette heure de la nuit, quand l’adrénaline retombe, elle repense aux mille situations dans lesquelles elle a tranché, seule, parce que d’un coup tous les regards se sont braqués sur elle pour demander: «Alors, que fait-on?» En journée, elle n’a pas le temps de se sentir seule: l’adrénaline, les citoyens et son équipe occupent tout l’espace. Mais ensuite…
Il repose son verre de bière, regarde par la fenêtre si sa ville dort. Ce soir, il a à nouveau fait faux bond à un de ses amis qui l’avait invité pour un barbecue. «Il y avait une urgence, tu comprends?» Il repense aux policiers avec lesquels il a passé la soirée. Quand on parle de corps de police, se dit-il, c’est bien un corps. Tu en es ou tu n’en es pas. Et le bourgmestre, qui en est pourtant le chef, n’en est pas. Il soupire. Plus le temps passe et plus son cercle personnel se réduit. Le temps est assassin. L’absence de temps ne l’est pas moins.
Minuit. L’enfant disparu ce matin a été retrouvé. Pourquoi et comment était-il parti? «On doit tout soupçonner», souffle le bourgmestre.
1 h. Dormir. Il tapote son oreiller avant de s’y écrouler. Elle vérifie si son GSM est suffisamment chargé pour tenir toute la nuit. Et elle, et lui, sont-ils suffisamment chargés pour tenir? Tous travaillent entre douze et quinze heures par jour. «C’est un métier que l’on vit 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, y compris en congé, reconnaît Fabienne Winckel, bourgmestre de Soignies. Je ne me sépare jamais de mon GSM, même en vacances.» Durant le week-end, les maïeurs s’écartèlent entre la fancy-fair de l’école, les 100 ans d’une pensionnaire de la maison de repos et un match de foot contre l’équipe voisine. Ils réservent aussi ces jours-là pour lire les dossiers les plus costauds ou pour exercer leur autre métier lorsqu’ils en ont un. Comme ce vétérinaire qui cale un maximum de ses consultations le samedi et le dimanche. Ou ce professeur, qui corrige ses copies quand il peut. «C’est un sacerdoce, tranche Maxime Daye, même si notre salaire est confortable. Je n’ai pas d’enfants mais j’en ai 22 000.» Tous se demandent comment concilier ce job avec la vie, avec les enfants qui grandissent, les conjoints, les amis. Les courses à faire. «C’est assez difficile, euphémise François Kinard, bourgmestre d’Aubange. On a très peu de temps pour soi et le stress est élevé.» «Ma femme me dit souvent qu’elle prendra rendez-vous pour me voir», illustre Manu Douette. Peu ou prou, les proches trinquent. «Je pense qu’il vaut mieux ne pas avoir de famille quand on occupe ce poste», dit l’un. «Mes enfants me pressent d’arrêter», avoue une autre. «Même ma mère est sollicitée.» «J’ai sacrifié ma vie privée et mes amis à la politique», conclut Yves Binon.
Ce qui l’a marqué : «Je connais encore le déroulement, minute par minute, des catastrophes qui ont frappé Liège: l’assassinat de Stacy et Nathalie, en 2006 ; l’explosion de la rue Léopold, en 2010 ; la tuerie de la place Saint-Lambert, en 2011 ; l’assassinat de deux policières et d’un civil, en 2018 ; les inondations de juillet dernier… On y laisse chaque fois une part de soi-même.» Willy Demeyer (Liège)
Maïeurs, tous paient leur engagement au prix fort. «La violence de ce que j’ai vécu à ce poste m’a rendue moins idéaliste et moins joyeuse qu’avant», reconnaît Valérie Dejardin. Sans doute aiment-ils le pouvoir, celui de changer le cours des choses et le pouvoir tout court. Mais ils aiment surtout les gens. Leur commune les passionne. La nuit, ils gribouillent sur des Post-it les idées qui leur viennent. Surtout, ils se sentent utiles, porteurs qu’ils sont de projets qui rendent plus belle la vie des leurs. Il arrive d’ailleurs qu’on les en remercie. Alors ils tiennent bon. Les vacances ne les mettent pas à l’abri. Les premiers échevins sont, certes, censés prendre le relais, mais ils sont parfois pris au dépourvu, l’un par des coulées de boue, l’autre par une grève de la faim qui tourne mal, le troisième par l’explosion d’une conduite de gaz. Dans ce cas, les maïeurs reviennent de congé bronzés, sauf une oreille, sur laquelle on devine la trace du GSM.
1 h 30. Le sommeil convoqué ne vient pas. Et si c’était à refaire? Beaucoup n’hésiteraient pas. Quelques-uns n’en sont pas sûrs. «Je ne le referais pas nécessairement avec ce que je sais maintenant, admet Claude Eerdekens. C’est un emploi kamikaze mais je ne le regrette pas.» «C’est une vocation, ajoute un autre. Mais ce que je vis, ce n’est pas ce que je souhaitais. Averti, je n’aurais peut-être pas sauté le pas. Malgré les moments exceptionnels.» Malgré l’émulation intellectuelle incessante, qui oblige à rester alerte, curieux, vivant. Malgré la foi en l’action collective et les projets qui aboutissent. Malgré les frissons partagés avec ce territoire qui est le leur. «Si la ville souffre, vous souffrez, lance un maïeur. Si elle se réjouit, vous vous réjouissez.»
Ce qui l’a marqué : «La consultation populaire organisée par la commune à propos de l’implantation d’une centrale nucléaire à Andenne, en 1978. C’était une première. Pendant un an, les débats ont été terribles. Finalement, 85% des gens s’y sont opposés.» Claude Eerdekens (Andenne)
Une peau de crocodile pour ne pas vaciller sous les morsures. Des pieds ancrés dans la terre, pour ne rien oublier. Des mains qui ne tremblent pas à l’heure de signer une décision. «A ceux qui en ont peur, je ne recommande pas de faire de la politique communale», glisse Claude Eerdekens. Passez aussi votre chemin si vous n’aimez pas les gens, si le stress vous paralyse, si l’incertitude vous mine. Si vous n’êtes ni patient ni obstiné. Ou si vous pensez qu’un maïeur est un coupeur de rubans en chef. Les candidats à ce poste exposé risquent-ils dès lors de se faire rares? Peut-être faudrait-il repenser leur statut et reconnaître leur travail en revalorisant les budgets dont ils sont responsables? Leur assurer une formation, au moins en gestion de crise et en questions de sécurité? «Ça commence à changer, les pouvoirs locaux sont plus écoutés depuis la pandémie», assure Willy Demeyer. Les informations qu’ils font remonter du terrain sont en effet de première importance.
En dépit de tout et du reste, imprévisible, la majorité des maïeurs pensent à poursuivre leur mission au-delà des élections de 2024. Histoire de terminer le travail. «Il y a tellement d’enfants en route que j’aimerais bien les mettre au monde», illustre joliment Philippe Bontemps. Prier pour que le pire n’arrive pas ne fonctionne pas toujours. Mais le plus souvent, le pire est évité. C’est sans doute pour cela que l’on voit tant de bourgmestres pleurer.
(1) Ce récit se fonde sur les témoignages recueillis auprès de quinze bourgmestres, hommes et femmes de tous âges, peu ou très expérimentés, de tous les partis politiques, à la tête de communes de toutes tailles, rurales ou urbaines: Brigitte Aubert (Mouscron), Yves Binon (Ham-sur-Heure), Philippe Bontemps (Durbuy), Julie Chantry (Ottignies-Louvain-la-Neuve), Maxime Daye (Braine-le-Comte), Valérie Dejardin (Limbourg), Willy Demeyer (Liège), Laurent Devin (Binche), Emmanuel Douette (Hannut), Christos Doulkeridis (Ixelles), Claude Eerdekens (Andenne), François Kinard (Aubange), Catherine Moureaux (Molenbeek), Aurore Tourneur (Estinnes), Fabienne Winckel (Soignies).
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