Bouli Lanners, le marcheur amphibie
Après avoir connu la galère, Bouli Lanners n’arrête pas de tourner depuis vingt ans, devant et derrière la caméra. Il n’arrête pas non plus de marcher ou de naviguer, avalant les paysages, les gens et les sensations.
Deux paires de godillots ornent les angles du bureau de Bouli Lanners, sur les hauteurs vertes qui surplombent la superbe gare de Calatrava. Il y en a partout dans la villa des Acacias. Une autre sèche sur la terrasse. Les solides chaussures brunes s’ouvrent au soleil comme des fleurs de prairie. Derrière le fauteuil du maître des lieux, un bâton de noisetier ayant appartenu à son père, douanier aux Trois Frontières. Dans Chien, le film de Samuel Benchetrit, Bouli incarne un vrai méchant, patron d’une animalerie qui transforme un homme faible en toutou. Il tend sa baguette vernissée vers un assaillant imaginaire, un de ces chiens errants que redoutent les marcheurs. » Ce n’est pas pour les frapper, mais pour indiquer la distance, s’assurer sur un sol boueux et passer les clôtures électriques. Sans bâton, je me sens totalement à poil. » Sur le bureau traîne un tube de crème » Formule norvégienne » contre les crevasses et les callosités des pieds.
Sans bâton, je me sens totalement à poil
L’acteur et réalisateur liégeois voyage léger : trois jours de vêtements de rechange dans le sac, un peu de nourriture, des raisins secs et des noix pour combattre une fringale ou une chute de tension. » Trouver de la bouffe sur le chemin en Wallonie, c’est pas gagné. L’Horeca a sérieusement morflé. » Adepte de la marche, Bouli Lanners l’est aussi de la » pauvreté volontaire » de Henry David Thoreau dans Walden ou la vie dans les bois, dont La Désobéissance civile (également aux éditions Gallmeister) figure en bonne place dans la bibliothèque de l’activiste antinucléaire, dont le mouvement a réussi à collecter un demi-million de signatures contre Doel 3 et Tihange 2.
» J’ai failli perdre ma jambe, il y a quatre ans, et ma hantise était de ne plus pouvoir marcher, confie Bouli Lanners. C’est devenu absolument vital pour moi. Pendant des années, j’en étais arrivé à faire tout en bagnole et à détester marcher. Quand j’ai rencontré ma femme ( NDLR : Elise Ancion, costumière et réalisatrice), il y a vingt ans, elle marchait un peu. J’ai commencé à l’accompagner en ville et, tout à coup, j’ai redécouvert le plaisir de se rendre à pied n’importe où, en ne dépendant de rien, ni de la voiture, ni des transports en commun, ni de l’argent. J’ai créé un club de marche pour m’obliger à continuer. On marchait tous les week-ends en Wallonie. Aujourd’hui, je fais encore une rando de quatre ou cinq heures par semaine et une presque tous les jours quand je suis en Ecosse. »
Aspiré par une tourbière
Ce matin de juillet, il fait chaud. » Il faut sortir quand il fait mauvais dehors « , professe Bouli. Généreux de ses plaisirs, il recommande celui-ci : » Se déchausser quand il fait froid pour passer une rivière, remettre ses chaussettes et ses pompes toutes chaudes et se sentir totalement reboosté. » C’est à l’Ecosse, où il réside souvent, qu’il doit sa pire aventure. » J’ai failli être aspiré par une tourbière, raconte-t-il. Avec ma femme, on allait voir un village abandonné des Highlands, très isolé, entouré de grandes flaques d’eau. J ‘ai marché sans m’en rendre compte sur une tourbière, j’ai été aspiré, ma poitrine était comprimée, je ne savais plus respirer. Je me suis accroché à une pierre et, pendant une heure, j’ai lutté en essayant de mettre mon corps le plus possible à l’horizontale. Sans la pierre, je serais parti. »
Sportif, le Liégeois ? On finirait par le croire. Bouli ( » Philippe « ) Lanners et sa soeur ont fait de la nage de compétition sous l’égide de leur père, président du club de natation de La Calamine. » Même si j’aime l’eau, ce n’était pas mon truc, ce n’est pas un sport très convivial. En revanche, la marche à pied, c’est le sport de la palabre par excellence. Sauf en cas de fort dénivelé, on ne doit pas se concentrer sur la route, on suit le parcours, on peut libérer son esprit, on regarde des choses et, puis, ces choses nous font parler d’autre chose, parfois très philosophiques, que ce soit en petits groupes ou en duo. Avec ma femme, on parle beaucoup. Il y a toujours ce début qui est un peu dur physiquement et, puis, on entre dans une forme d’extase, le corps en redemande. »
Les idées, c’est bien connu, viennent en marchant. » Parfois, j’ai besoin de marcher tout seul. Je pars avec mon chien ( NDLR :Gibus, le border terrier du film Les Premiers, les derniers). Quand je suis en écriture, je travaille très tôt le matin et puis, j’ai besoin soit d’aller en ville et de regarder des gens, soit de marcher. Souvent, mes dialogues, je les écris dans le petit carnet que j’ai toujours en poche ; des noeuds narratifs qui ne parviennent pas à se dénouer se remettent en place. Le cerveau continue à travailler, mais différemment. »
Dans son bureau, des toiles toutes simples de paysages régionaux et des affiches de ses films qui font la part belle à ses road movies dans une Wallonie décalée et passablement déglinguée : Les Premiers, les derniers, Les Géants, Eldorado. » Enfant, j’ai été marqué par La Vache et le prisonnier, avec Fernandel, et Les Vieux de la vieille, de Gilles Grangier, où Gabin, Pierre Fresnay et Noël-Noël se rendent à pied dans leur maison de retraite en faisant la bringue tout au long du chemin. Je suis fasciné par les personnages qui se retrouvent dans une précarité extrême, parce qu’ils doivent échapper à quelque chose. Ils ne peuvent s’en sortir qu’en évoluant à pied à travers les chemins. Moi, petit, c’était à vélo, parce que j’avais besoin d’aventure, de partir sans que ça coûte rien, sans but, sinon fuir le monde des adultes et me construire, comme dans Les Géants. »
Je n’aime pas du tout cette société qui est en marche tout le temps
L’ancien étudiant des Beaux-Arts de Liège combine cette forme d’empathie sociale avec l’esthétique de l’espace. » La marche permet de s’immerger de manière totale dans le paysage et la nature. Chaque année, ma femme et moi faisons de la rando en Ecosse, mais j’ai besoin aussi de proximité : l’an dernier, on a fait toute la vallée de l’Ourthe, de Liège jusqu’à Hotton. Nous venons de commencer l’Amblève et on va faire une partie de la Vesdre. Le fait d’y aller en train et de revenir à pied, ou de trouver des petits hôtels entre deux trains, de voir des petits coins qu’on n’avait pas repérés avant, de découvrir au hasard l’intérieur d’un garage ouvert et de voir ce que les gens ont dedans, de se perdre, de traverser un camping, de retomber sur un GR avec l’aide d’une carte d’état-major, j’adore ça ! La semaine passée, on est allé à Vaux-sous- Chèvremont par les vieux chemins de pèlerin, et on est revenu le long de la Vesdre et de l’Ourthe. C’était superbe ! »
Bouli Lanners aime l’envers touchant du décor, ces arrière-cours wallonnes de bric et de broc. » Notez-le bien ! Je hais le crépi blanc, le comble de la laideur urbanistique du grand-duché de Luxembourg ! » Le périurbain qui s’étend de Cointe la Liégeoise vers Ougrée la Serésienne le ravit. » Se perdre là-dedans, c’est superexcitant, ça sent l’homme ! Ça n’a pas le côté froid et distant du crépi blanc. » En bon Belgicain qu’il se revendique, Bouli arpente aussi la Flandre, comme la Vieille Meuse aux Pays-Bas, le Connemara en Irlande, les Cévennes : des lieux très isolés, où l’on ne rencontre pas grand-monde. » Sorry, mais Compostelle est devenu une autoroute. »
Autre avantage de la marche : elle ravive les grandes questions existentielles, qui peuvent basculer dans l’inquiétude, quand on s’appelle Bouli Lanners. » On a le sentiment que quelque chose de pas cool est en train de s’amener. On n’accepte pas l’idée qu’on puisse se passer du capitalisme et, dès lors, c’est comme si on se résignait à la fin du monde. Quand on marche, on parle de tout ça… » L’injonction » Jobs, jobs, jobs » le met hors de lui. » Parlez-moi d’une passion, d’un métier qui a du sens, d’une vocation… » Il se méfie de l’intitulé En Marche du mouvement d’Emmanuel Macron, survendu à ses yeux. » L’homo sapiens a toujours marché et pas toujours dans le but d’envahir ou de conquérir. Je n’aime pas du tout cette société qui est en marche tout le temps. Le fait d’être en marche tout le temps veut dire qu’on est en marche vers le chaos. Moi, je suis plutôt adepte de la décroissance. Parfois, il est bon de faire marche arrière. »
En barque sur les rivières à marée
En septembre prochain, le Liégeois s’adonnera à son autre passion : la navigation. » On va faire tout l’Escaut maritime, toutes les rivières où l’on n’a plus le droit de naviguer : la Dyle, la Nèthe et le Rupel, qui sont des rivières à marée, la Senne, l’embouchure de l’Escaut, tous ces endroits… » Il a une barque métallique à fond plat équipée d’un petit moteur, avec une remorque pour la déplacer entre les mises à l’eau. » En 2017, j’ai traîné pendant une quinzaine de jours sur les cours d’eau entre Liège et Nieuport, en passant par Namur, Tournai, Mons, les ascenseurs de Strépy, Gand, Bruges, Ostende… Comme pour la marche à pied, j’éprouve le plaisir d’aller là où personne ne navigue. Je ne fais rien de mal… »
Certaines rivières wallonnes, l’Ourthe ou la Vesdre, étant trop accidentées, il fait fabriquer un Zodiac qui sera très léger, gonflé à l’hélium, ce qui permettra de le sortir et de le porter à deux sur les berges quand la rivière n’est pas navigable à cause des chutes ou des pierres. » Je veux voir tous les coins « , proclame l’ogre amphibie !
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