Bouli Lanners dévoile ses oeuvres d’art préférées
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’acteur et réalisateur Bouli Lanners.
Fort du succès de son dernier film –Les Premiers, les derniers – et en pleine écriture de ses deux prochains longs-métrages, Bouli Lanners nous accueille chez lui, sur les hauteurs de Liège. Une belle villa de style mosan agrippée à la colline de Cointe, entre la basilique éponyme et une petite chapelle du XVIIe siècle. Dos à une vue presque panoramique, l’acteur et réalisateur très primé (Ultranova, Eldorado ou Les Géants) s’installe dans son fauteuil Chesterfield aux coussins écossais, face à une immense bibliothèque remplie de livres, de musiques et de films. Au mur, un trophée de sanglier surplombe une cheminée couverte d’objets chrétiens au charme discret, tandis que de nombreux tableaux expressionnistes couvrent les murs.
Avec son physique de biker et ses tatouages à tous les doigts, Bouli Lanners surprend quand, son petit chien lové à ses pieds, il vous sert un thé tout en contant l’histoire de Liège et son patrimoine culturel, historique et religieux. Fin connaisseur des problématiques de la ville, il déplore les politiques urbanistiques qu’il n’hésite pas à dénoncer. » Moi, je ne dépends pas du financement public liégeois « , précise-t-il, lunettes sur la tête et cheveux en bataille. Interrompu par la sonnerie de son gsm (un cor de chasse, plus vrai que nature) qu’il s’empresse de couper, l’artiste découvre un avant-bras orné d’un grand saint protégeant une biche. Il explique : » Après une très grosse opération du coeur il y a trois ans, je me retrouve par hasard avec ma femme devant l’église Saint-Gilles où se déroulait la procession annuelle. Et pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis senti vivant. J’avais toujours vécu dans la peur de mourir, à cause de mon coeur fragile (NDLR : arythmie cardiaque héréditaire et évolutive). Une maladie qui m’handicapait et qui se nourrissait de ma peur de mourir. Avant mon opération, j’étais tout le temps dans des pensées de mort et c’est lors de cette procession que je suis reparti vers la vie. Après, j’ai appris que saint Gilles était souvent invoqué contre la peur et en faveur des guérisons. Et puis, il est souvent accompagné d’une biche : pour le chrétien animiste que je suis, ça comptait. »
Edward Hopper (1882-1967)
« Je crois que l’humain m’est étranger ; ce que j’ai vraiment cherché à peindre, c’est la lumière du soleil sur la façade d’une maison. » Ainsi parlait le peintre américain, observateur silencieux de son temps et source d’inspiration de nombreux artistes tels qu’Hitchcock, Wenders ou les frères Coen. Né à New York dans une famille plutôt ascétique de merciers baptistes, Hopper connaît la gloire dès l’entre-deux-guerres et voit son talent déjà consacré en 1933 par une grande rétrospective au MoMA. A sa mort, Jo, son épouse et unique modèle, lègue l’ensemble de son oeuvre au Whitney Museum of American Art.
Sur le marché de l’art. Considéré comme le père du réalisme américain, Hopper reste plus présent dans les musées. D’où des prix qui s’envolent. En témoigne, la récente vente chez Christie’s qui a vu South of Washington Square atteindre la somme de 437 000 dollars. Pour un dessin ! Pour ses tableaux, dont les oeuvres les plus recherchées sont celles des années 1920 et 1930, comptez carrément en dizaines de millions d’euros.
Le fermier flamand et l’ouvrier wallon
Croyant mais libre de toute Eglise, c’est le regard fier que Bouli Lanners confie qu’à la demande du prêtre et écrivain Gabriel Ringlet, il écrit la liturgie de Pâques qui sera célébrée au Prieuré, à Malèves-Sainte-Marie, au printemps prochain. » Mais mon prochain tatouage ce sera celui-là « , reprend-il en pointant du doigt Paysan couché, de Permeke, son premier choix d’oeuvre d’art. » Je l’adore, il m’apaise tellement, ce paysan « , glisse-t-il en faisant tourner ses lunettes dans l’air. » Mais je ne peux pas dissocier Permeke de Pierre Paulus, que j’aime tout autant. Permeke le Flamand et Paulus le Wallon, l’un le monde fermier, l’autre le monde ouvrier c’est un peu mon âme belge. Une Belgique unitaire, un inconscient culturel que je revendique et que ni De Wever ni les nationalistes ne m’enlèveront, jamais. Les ciels de la peinture flamande comme les Primitifs sont autant à moi qu’à eux, que je sache ! En fait, je suis un vrai zinneke, un vrai Bastognard qui a grandi à La Calamine, commune germanophone à la frontière de l’Allemagne et des Pays-Bas, qui vit à Liège mais qui se sent Belge avant tout. Alors oui, il y a des différences entre Wallons et Flamands, comme des différences entre Liégeois et Namurois, mais on ne va pas se séparer pour ça, quand même ? On ne va pas retourner comme dans Johan et Pirlouit, au temps des baronnies, des comtés et du droit d’entrée dans les villes. Non, nos problèmes en Belgique, c’est un peu comme ceux de l’Europe avec le Brexit. Je ne suis pas proeuropéen mais l’Europe nous a préservés de la guerre pendant des années et si on s’intéresse un peu à l’histoire, il faut reconnaître que depuis les Romains, nous n’avions connu que cela : la guerre. Et je ne parle même pas de la misère et la famine, dont la dernière vague ne remonte qu’en 1912,c’était hier « , s’exclame-t-il. Avant de ponctuer, avec emphase : » Alors, qu’est-ce qu’on s’en fout qu’une partie du pays paie plus qu’une autre ? Non, le problème, c’est que les politiques sont autant déconnectés de la réalité qu’un acteur de cinéma qui a du succès ; loin des vraies gens, ils sont incapables de répondre à leurs besoins. D’où une population frustrée que certains petits malins n’hésitent pas à récupérer. Les nationalismes, finalement, ce n’est que ça. »
Constant Permeke (1886-1952) / Pierre Paulus (1881-1959)
Deux visions d’un seul pays. Permeke le Flamand sublime la classe paysanne tandis que Paulus le Wallon magnifie la réalité ouvrière dans toute sa misère. Membre de l’école de Laethem-Saint-Martin et figure de proue de l’expressionnisme flamand pour l’un, parangon de l’art wallon et membre du groupe Nervia pour l’autre, Permeke et Paulus, c’est un peu les deux versants de la Belgique du XXe siècle. Une maison-musée à visiter à Jabbeke pour Permeke et un coq à apprécier sur le drapeau wallon pour Paulus, à coup sûr, ils sont nos fiertés nationales.
Sur le marché de l’art. Un peu à l’image du pays, Permeke le Flamand flambe plus les prix (10 000 à 265 000 euros) que son homologue wallon, totalement sous-estimé par le marché : 1 000 à 8 000 euros).
Les années galère
Vient le moment d’évoquer L’Incendie de la Chambre des Lords et des Communes, de Turner. » Celui-là, c’est ma première claque ; le choc artistique total. J’étais au collège et je suivais un cours sur l’esthétique donné par un des pères, c’était la première fois que je découvrais l’art de la peinture. Mes parents, ce n’était pas du tout leur truc, on avait quelques livres mais ils n’étaient pas expos, cinéma et restaurants, je n’ai découvert que tout ça très tard. Par contre, grâce à ce prof, à 14 ans, j’ai su que je voulais devenir peintre. Du coup, diplôme secondaire en poche, j’ai intégré l’Académie des beaux-arts de Liège. J’étais tellement fier ! Et puis, la grande désillusion… J’ai commencé à faire des conneries, genre alcool, drogue et rock’n’roll et je me suis fait virer. Mais j’ai toujours continué à peindre. » Tout rougissant, Bouli Lanners chipote un peu et rechigne à dévoiler ce qu’il a bien pu faire au directeur de l’établissement pour en arriver là. Viré de l’école donc, il entreprend des petits boulots sur les tournages de copains, s’occupe de la déco ou des accessoires jusqu’au jour où il rencontre les Snuls, un groupe d’humoristes complètement décalés à la recherche d’ » un petit gros » pour un sketch. Engagé comme régisseur, il se retrouve rapidement en tutu rose et apparaît dans de nombreuses scènes. L’aventure durera quatre ans, ce sera son école de cinéma à lui.
L’après-Snuls ? Une longue descente aux enfers qui mènera le comédien à l’extrême pauvreté. » J’ai alors 28 ans, je n’ai plus rien, pas de revenu, pas d’avenir, je suis dans un couple de merde… La dégringolade. Plus que vivre, je survis sans avoir d’autre choix que de m’installer dans une cabane sans eau ni électricité au bord de la Meuse. La pauvreté, c’est une vraie souffrance, il faut l’avoir connue pour la comprendre. On est en porte-à-faux par rapport à tout, exclu de la société, en marge de ce que vivent vos amis ou votre famille, au bord de la vie… Et bien obligé de poursuivre sa voie dans l’illégalité totale. C’est pour ça que c’est important, la sécurité sociale : sans elle, c’est l’insécurité pour tout le monde. Quand un mec n’a pas de quoi acheter à manger, il est bien obligé de voler pour ne pas crever. Au bout d’un certain temps, j’ai enfin droit au chômage, pas grand-chose puisque j’étais indépendant, mais je cours toujours les petits boulots (artificier, colleur d’affiches, restaurants clandestins, machino…) pour m’en sortir mais ma vie restait très précaire. Pour faire des petits films, je rachetais des pellicules déjà utilisées aux puces, je coupais dedans et je remontais les séquences en rajoutant une voix et un peu de musique. Je vivotais jusqu’au jour où mon père est mort et là, ce fut le déclic. J’avais 35 ans, je devais prendre ma vie en main. »
Joseph Mallord Turner (1775-1851)
Sorte de Trésor national anglais, au même titre que les joyaux de la Couronne ou la Reine, Turner n’en est pas moins – n’en déplaise aux Français – considéré comme le précurseur de l’impressionnisme. Formé au dessin et à la couleur, il fréquente assidûment la Royal Academy – en participant à presque toutes ses expositions – et finit par en devenir un membre important. Reconnu de son vivant comme un paysagiste de grand talent, il laisse à sa mort un legs de plus de 20 000 oeuvres à l’Etat britannique. Depuis 1987, il bénéficie d’une aile entière à la Tate Gallery de Londres.
Sur le marché de l’art. Comptez entre 30 et 34 millions d’euros pour ses huiles sur toile, pour ses dessins – colorés et de grande qualité. Prévoyez quelques centaines de milliers d’euros, tout de même.
Les gens, ces frères
Un court-métrage remarqué par un producteur, Travellinckx, séduit les festivals, remporte un prix et finit par faire le tour du monde ; plus qu’un nouveau départ, c’est une résurrection. » Je laisse ma culpabilité derrière moi, je me sens plus à l’aise et inévitablement les choses se passent mieux : je joue mieux la comédie, je suis mieux dans ma peau, je rencontre ma femme… Et là arrive enfin « la reconnaissance du public », la plus importante pour moi. De manière générale, la reconnaissance c’est important car on a l’impression que si on est reconnu dans ce qu’on fait, même nos proches vont nous aimer encore plus. D’où la souffrance de ceux dont la reconnaissance n’arrive que très tard, tous leurs potes sont morts, c’est amer. Je le vois déjà avec mon père, j’aurais tellement voulu qu’il voie que je m’en étais sorti… Ça me rend fou quand on me dit : « Ton père aurait été si fier de toi. » Ce n’est pas vrai : il n’a pas connu cette fierté, il est mort avant. Mais c’est ma faute, j’aurais dû me bouger le cul plus tôt et remplir le contrat père/fils. Celui-là, je l’ai raté. Heureusement, ma mère est super fière de moi. Mais ce qui la ravit plus que tout, ce n’est ni le succès des films ou les prix qu’on me donne. C’est le petit cours que m’a confié l’Insas. Pour un mec qui n’a pas de diplôme, qui n’a pas fait d’école de cinéma, donner cours dans cette école, ça la rassure à fond ! « , lâche-t-il dans un grand rire.
Et pour terminer ? Difficile pour le peintre, comédien, réalisateur… de choisir entre Greco et Hopper. Finalement, ce sera Hopper et House by the Railroad : » On ne parle pas assez du paysage. J’en suis tellement fou que je n’hésite pas à en faire un personnage central de mes films. Mais Hopper m’inspire particulièrement car il fait des tableaux comme j’aime faire des cadres. Cette maison, j’aurais aimé la filmer mais il l’a peinte avant moi… C’est tellement mélancolique, il y a tellement de tristesse ; évidemment, il touche quelque chose d’essentiel sur la solitude de notre société contemporaine. Même moi qui suis un supersociable et qui descends tous les jours au bistrot juste pour parler avec des gens, cette solitude me fait peur. Il faut parler aux gens, écouter ce qu’ils te racontent même si c’est toujours un peu dingue. On me dit souvent que les personnages de mes films n’existent pas, c’est faux : ils existent et j’atténue beaucoup la réalité de leurs existences, de peur qu’on ne me croit pas. Les personnages de mes films, ce sont eux. »
A la question de l’utilité de l’art, Bouli réfléchit, se sert un whisky écossais et s’enfonce dans son Chesterfield. Avant de conclure, l’oeil brillant : » L’art, ça sert à parler du beau. C’est une des seules choses qui n’est pas liée à la survie. Mais à la vie, tout simplement. «
Par Marina Laurent.
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