Baudouin, Lumumba, Mobutu : l’histoire secrète du Congo
De la fin de l’époque coloniale aux turbulences de l’ère Mobutu, Baudouin a imprimé sa marque sur la politique congolaise de la Belgique. Un interventionnisme qui a mis plus d’une fois le gouvernement dans l’embarras.
Ils sont trois sur la liste noire. Trois présidents jugés indésirables en Belgique en août 1993. La famille royale n’a pas souhaité la présence, aux funérailles du roi Baudouin, du Serbe Slobodan Milosevic, de l’Irakien Saddam Hussein et du Zaïrois Mobutu. L’homme à la toque de léopard a pourtant tenté le forcing pour se faire inviter aux obsèques, à Bruxelles. Sa mise à l’index l’a profondément blessé. A l’automne de son règne, il rappelait volontiers l’amitié qui le liait à Baudouin et leur proximité générationnelle : » Nous avons le même âge, il est de septembre, je suis d’octobre » (1930). Au milieu des années 1960, Mobutu, parvenu au sommet de l’Etat, s’adonne à une lubie mimétique. Pour ressembler au roi des Belges, devenir son noir jumeau, il porte les mêmes lunettes que lui, adopte les mêmes coupes d’uniformes et prend le même air songeur. Il a vite trouvé les mots justes pour plaire au souverain : » Il faut préserver l’héritage de Léopold II « , déclare-t-il. Le président congolais tient à traiter d’égal à égal avec le roi, qu’il appelle » mon cousin « . Baudouin est le parrain d’une de ses filles.
Diplomatie parallèle
A de nombreuses reprises, Baudouin doit intervenir comme médiateur quand Bruxelles et Kinshasa sont au bord de la rupture. » En 1966, il incite le ministre des Affaires étrangères, Pierre Harmel, à se rendre au Congo, un voyage qui toutefois se solde par un échec et un affront pour le chef de la diplomatie belge « , remarque l’historien de la VUB Guy Vanthemsche, auteur de La Belgique et le Congo (Editions Complexe, 2007). » L’année suivante, il écrit à Mobutu afin d’apaiser la crise des mercenaires. Mobutu fait alors appel à un émissaire privé, le prince d’Arenberg, pour apporter sa réponse au roi, un exemple de diplomatie parallèle. »
En juin 1968, le voyage privé de Mobutu à Bruxelles est dû à une initiative de la Cour, et non du gouvernement. Baudouin passe outre les réticences d’Harmel. Mobutu et son épouse sont invités à loger au palais et le roi décore le maréchal du grand cordon de l’ordre de Léopold. Baudouin continuera à soutenir Mobutu à une époque où les méthodes de son régime – corruption, détournement d’agent public, violations des droits de l’homme – sont bien connues.
L’onction royale au régime
Cette période de rapports chaleureux culmine fin juin 1970, lorsque Baudouin et Fabiola se rendent au Congo pour célébrer le 10e anniversaire de l’indépendance. Leur séjour aux quatre coins du pays, bientôt rebaptisé » Zaïre « , est » un triomphe, amplifié par la présence d’un fort contingent de journalistes étrangers « , note Jean-Pierre Langellier, ancien journaliste au Monde, auteur d’une biographie du maréchal ( Mobutu, Perrin, 2017). » Pour Mobutu, c’est une formidable opération de relations publiques qui exalte l’onction royale donnée à son régime. »
Les deux chefs d’Etat rivalisent de rhétorique pour magnifier l’oeuvre de la Belgique en Afrique, encore inachevée, estime Mobutu. Le » Guide suprême » invite Baudouin sur le fleuve Congo, à bord du Kamanyola, cet ancien courrier colonial à quatre ponts, transformé en luxueux houseboat présidentiel.
La colère d’un roi
Les relations entre Baudouin et Mobutu changent de nature à partir de 1985. Lors d’un nouveau voyage au Zaïre, le roi prononce un discours nettement plus réservé que celui du gouvernement belge, qui s’en trouve embarrassé. En 1989, le » président-fondateur » s’irrite des attaques de la presse belge contre son régime. En réaction, il fait annoncer par l’agence de presse zaïroise Azap qu’une exposition va être organisée à Kinshasa sur les méfaits de la colonisation belge. Elle doit mettre en évidence le caractère sanguinaire de Léopold II, désormais comparé à Hitler. Baudouin est ulcéré par cette attaque contre sa famille. Il est encore plus furieux d’apprendre que les organes de presse congolais, voix de leur maître, menacent de » dévoiler » quelques secrets délicats pour la Cour royale. Le 11 décembre 1989, un envoyé spécial du maréchal assure, sur une chaîne télé belge, qu’il a dans sa serviette une lettre du roi au président zaïrois lui demandant de favoriser une entreprise belge dans la réalisation d’un projet industriel (les Acec, alors candidate à la construction d’un barrage à Mobayi).
Cette fois, la rupture est consommée. Le roi, qui affiche en général une grande courtoise, ne décolère pas. » Baudouin en fait une affaire personnelle et deviendra viscéralement opposé à Mobutu « , confirme le journaliste José-Alain Fralon, auteur de Baudouin. L’Homme qui ne voulait pas être roi (Fayard, 2001). » Il ne pardonnera jamais à celui qui fut son ami. » A la fin de sa vie, il était » bien plus critique que certains de ses ministres à l’égard de Mobutu « , a confié l’ancien Premier ministre Wilfried Martens. Baudouin voulait couper toute aide au Zaïre avant même que la mesure soit envisagée par le gouvernement.
Un héritage à transmettre
Quel contraste avec la longue lune de miel des années 1965 à 1985 ! Le roi s’était réjoui du coup d’Etat du 24 novembre 1965, qui a porté Mobutu au pouvoir. Baudouin misait sur le nouvel homme fort du pays pour stabiliser un Congo, ravagé par les rébellions depuis l’indépendance. Dix ans plus tôt, en 1955, le jeune souverain avait pris contact avec le pays fondé par son arrière-grand-oncle, Léopold II. Il s’y retrouvait sans le secours et les conseils de son père, le roi déchu Léopold III. » Or, les affaires congolaises restent le domaine où le roi peut et doit jouer un rôle direct, remarque José-Alain Fralon. Baudouin sait surtout que le Congo fait partie de l’héritage qu’on lui a transmis et qu’il devra, à son tour, léguer à son successeur. »
Lors de ce périple, qualifié de » triomphal « , les Congolais surnomment le roi » Bwana Kitoko « , le » beau jeune homme « , le » noble seigneur « . A Stanleyville, un certain Patrice Lumumba parvient, lors d’une réception, à s’entretenir pendant dix minutes avec lui. Il lui parle du sort de la population indigène. » Baudouin écouta attentivement et posa des questions « , raconte David Van Reybrouck, dans Congo. Une histoire (Actes Sud, 2012). Le lendemain, le roi s’arrête pour le saluer, geste remarqué. Le prestige de Lumumba s’en trouvera renforcé. Peu après, lors d’un voyage d’études en Belgique, Lumumba vantera » les bienfaits de Léopold II et de la colonisation belge sans la moindre ironie « , note l’écrivain flamand.
Un vice-roi pour le Congo ?
Revenu en Belgique, Baudouin prononce, le 1er juillet 1955, un discours devant le Cercle royal africain. Il appelle de ses voeux la naissance d’une » communauté belgo-congolaise « . Cette année-là émerge aussi, dans la presse congolaise et le milieu des colons » autonomistes » allergiques à la » politicaille » belge, la notion de » vice-royauté « . Un hebdomadaire d’Elisabethville, Congo-Soir, demande à Baudouin d’envoyer au Congo, en tant que vice-roi, son frère, le prince Albert. L’idée d’une structure belgo-congolaise dirigée par deux souverains, l’un pour la Belgique, l’autre pour le Congo, fait son chemin au Palais. Elle est commentée dans la presse belge et internationale. Londres s’en inquiète auprès de Bruxelles et le projet suscite le mécontentement du gouvernement belge (libéral-socialiste) de l’époque.
Baudouin sait que le Congo fait partie de l’héritage que sa famille lui a transmis
En 1957, l’ambassadeur britannique à Bruxelles informe le Foreign Office que des rumeurs circulent en Belgique au sujet d’une nomination de Léopold III comme gouverneur général ou vice-roi du Congo. » L’ancien souverain s’intéresse en effet beaucoup à la colonie, où il séjourne régulièrement, officiellement pour des raisons privées ou scientifiques « , signale Guy Vanthemsche.
Le palais entre deux pôles
Baudouin s’implique toujours plus dans le dossier congolais. En novembre 1957, il incite le Premier ministre socialiste Achille Van Acker à introduire des réformes politiques en vue de créer une structure nouvelle associant la Belgique et le Congo. En vain : rien ne bouge. En 1958, lors de la formation du cabinet social-chrétien homogène conduit par Gaston Eyskens, le roi impose comme ministre des Colonies l’ex-gouverneur général du Congo, le catholique Léo Pétillon, choix qui n’enchante guère la classe politique, y compris les leaders du PSC.
Au Congo comme en Belgique, certains cercles souhaitent que le roi, garant de l’intégrité de l' » empire « , symbolise la résistance aux velléités d’autonomie de la colonie. En revanche, d’autres milieux voient en lui la caution idéale de la lutte pour l’émancipation. » Au cours des années tragiques qui suivront, Baudouin va constamment osciller entre ces deux tendances, constate Fralon. D’abord parce qu’il est lui-même partagé, comme il le sera toute sa vie, entre une charité réelle et une incapacité tout aussi réelle d’intégrer ces sentiments dans une vision politique à plus long terme. Ses contradictions personnelles seront exacerbées par les divergences de son entourage. »
Le discours majeur du règne
Le 13 janvier 1959, une semaine après les émeutes de Léopoldville réprimées dans le sang, Baudouin adresse à ses concitoyens un discours qui, selon l’historien Jean Stengers, » a été probablement l’acte le plus important du règne » ( L’Action du roi en Belgique depuis 1831, Duculot, 1992). Le roi prononce le mot tabou, » indépendance « . Elaborée et prononcée à l’insu du gouvernement, sauf du Premier ministre qui couvre la couronne, la déclaration royale révèle à quel point Baudouin et son entourage poursuivent des objectifs propres.
Sans doute effrayé par l’impact de son discours, Baudouin écrira à Eyskens, le 4 septembre 1959 : » Il nous faut sauvegarder au Congo les droits imprescriptibles que se sont créés nos pionniers […]. Si nous devions perdre l’incomparable patrimoine que nous a légué le génie de Léopold II et qui, jusqu’à présent, fait notre orgueil, la Belgique en subirait un préjudice moral et matériel incalculable. »
Baudouin joue « perso »
Entre-temps, en avril 1959, le roi a opposé son veto à la nomination d’un nouveau gouverneur général au Congo. Il impose le maintien d’Hendrik Cornelis, pourtant critiqué. Une fois de plus, le gouvernement cède. En décembre, Baudouin décide de se rendre au Congo. Ce voyage impromptu et non préparé dans la colonie en pleine effervescence prend au dépourvu le gouvernement belge, qui n’a pu en délibérer. Des observateurs ne manquent pas de souligner le caractère » limite » de l’action royale sur le plan constitutionnel.
A Stanleyville, la foule s’imagine que Baudouin est venu libérer » son ami » Lumumba, emprisonné pour son rôle dans les émeutes de la fin octobre. Mais le roi considère désormais Lumumba comme un agitateur. En ce 17 décembre 1959, jour du 50e anniversaire du décès de Léopold II, Baudouin veut aller fleurir le monument à la gloire du roi-bâtisseur, situé à deux pas de la prison. La gendarmerie doit disperser les manifestants déçus à coups de gaz lacrymogène. Le soir, le roi, conscient de la dégradation de la situation, confie au gouverneur de province Pierre Leroy : » Nous allons abandonner le Congo dans la honte et avec beaucoup de morts. »
Plans royaux torpillés
Au crépuscule de l’empire colonial belge, le palais et le gouvernement ne sont plus du tout sur la même longueur d’onde. Le grand maréchal de la Cour, Gobert d’Aspremont Lynden, déplore, dans une conversation confidentielle avec l’ambassadeur de France, la » politique d’abandon généralisé » du gouvernement, qui a renoncé à envoyer des troupes belges au Congo pour y rétablir l’ordre par crainte de déclencher une » guerre d’Algérie » dans la colonie.
L’option militaire rejetée, une Table ronde belgo-congolaise est organisée à Bruxelles début 1960. Les participants belges promettent de remettre » toutes les clés » aux Congolais. Le gouvernement a donc abandonné l’idée de faire du Congo une monarchie, dont Baudouin serait le souverain. Un terme définitif est mis au rêve du roi d’assumer les destinées de l’ex-colonie plus ou moins indépendante.
Le réquisitoire de Lumumba
Le 30 juin 1960, jour de l’accession du Congo à l’indépendance, le roi lit à Léopoldville un discours maladroit, empreint du meilleur paternalisme : il dresse un tableau idyllique de la colonisation et demande aux Congolais de se montrer dignes de la confiance des Belges. La réplique mémorable de Lumumba, le Premier ministre congolais, est un terrible réquisitoire contre le colonialisme : » Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir… »
Baudouin supporte mal ce discours, mais il est surtout en rage contre Gaston Eyskens, qui aurait pu éviter l’incident. Au lendemain de l’indépendance, la situation se dégrade au Congo : la Force publique entre en rébellion, le Katanga fait sécession, des exactions sont commises contre les Blancs.
Le « complot » du roi
Début août, Baudouin prend une initiative qui, dix ans après la Question royale, menace de remettre la monarchie sur la sellette : il demande à Eyskens, jugé trop faible et » discrédité » par l’échec de sa politique congolaise, de démissionner. Il veut remplacer le gouvernement par un cabinet dit » d’affaires « , favorable à une ligne dure, sous la houlette du catholique Paul van Zeeland ou du socialiste Paul-Henri Spaak. Le président du PSC, Théo Lefèvre, adjure le roi d’abandonner son attitude interventionniste et déplore le soutien apporté par le Palais à la cause katangaise. Le » président » du Katanga, Moïse Tshombe, jouit alors de l’estime, publiquement exprimée, du roi des Belges.
Le » complot » royal échoue : Eyskens reste en place. Mais la ligne dure marque des points quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un remaniement ministériel : le 2 septembre, Harold d’Aspremont Lynden, neveu du grand maréchal de la Cour, devient ministre des Affaires africaines. Le choix n’est pas sans signification : d’Aspremont assume alors la direction de la Mission technique belge (Mistebel) qui soutient activement la sécession katangaise. Il jouera un rôle controversé dans l’élimination de Patrice Lumumba, en janvier 1961.
Le Palais et l’élimination de Lumumba
La commission d’enquête parlementaire belge chargée de faire la lumière sur cet assassinat a établi, en 2001, que le Palais entretenait des liens étroits avec des responsables belges impliqués dans l’affaire. Une lettre du major Guy Weber, conseiller militaire de Tshombe, a été retrouvée dans les archives royales. Datée du 19 octobre 1960, elle est adressée au chef de cabinet du roi. Weber fait savoir au palais que Tshombe a eu une » excellente entrevue » avec Mobutu et il précise : » On neutralise complètement (et si possible physiquement…) Lumumba. »
Une semaine plus tard, le roi fait rédiger un projet de lettre à envoyer à Tshombe. Le roi lui donne du » Monsieur le Président « , comme si le leader katangais était un chef d’Etat reconnu. Le texte cible sans équivoque le Premier ministre congolais révoqué : » Une association de quatre-vingts années comme celle qui a uni nos deux peuples crée des liens affectifs trop étroits pour qu’ils puissent être dissous par la politique haineuse d’un seul homme. » Dans la version finale, le mot » haineuse » a été biffé. Selon le sociologue Ludo De Witte, auteur de L’Assassinat de Lumumba (Karthala, 2000), cette lettre est une approbation implicite du palais au plan conçu pour éliminer Lumumba, vu comme le responsable de la crise congolaise.
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