Avocats, architectes, médecins… Ces professions qui dégringolent l’échelle sociale (enquête)
Médecins généralistes, avocats, architectes…: on les imagine privilégiés, à l’abri de la crise. Mais les stars de ces professions libérales cachent une multitude de «laborieux», de plus en plus déconsidérés et de moins en moins rémunérés. Enquête sur ces nouveaux déclassés.
On les prend pour des happy few, eux se sentent dépréciés, «entraînés vers le bas socialement et dans la tête». Ils ne sont pas franchement dans la pauvreté, encore moins dans la misère, mais ils galèrent. Et cette galère se répand. Comment traversent-ils la crise, ces «favorisés» longtemps préservés? Ils n’osent pas trop se plaindre. Ce serait malhonnête. Se reprennent, même, dès qu’ils s’épanchent. Et se disent chanceux, malgré tout, malgré les désillusions.
On savait que pour les enseignants, les temps étaient durs, tant dans le primaire qu’en secondaire. Eux-mêmes affirment manquer de reconnaissance et se disent incompris. Au quotidien, ce sont les petites phrases, notamment celles de responsables politiques, notamment sur leur temps de travail, qui ont renforcé les clichés mensongers. Ou encore celles des parents, de temps en temps. La dévalorisation ressentie par les profs pour leur travail est aiguë. Elle est unique en Europe. Selon les chiffres de l’enquête Talis de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), réalisée tous les cinq ans, seuls 5% des enseignants pensent que leur métier est valorisé dans la société, contre 31% en moyenne dans les 35 pays participants. Seule la Slovaquie arrive derrière la Fédération Wallonie-Bruxelles.
«Si je prêtais serment aujourd’hui, les conditions seraient plus difficiles qu’il y a quinze ans»
Un sentiment qui prend place avant même d’entamer la formation. Pour 54% des jeunes ayant embrassé la profession depuis cinq ans (ou moins), le métier n’est pas leur premier choix de carrière. Le discrédit se reflète fatalement dans la crise des vocations qui sévit. Le nombre de candidats inscrits dans les écoles pédagogiques est en baisse de 22% par rapport à 2022.
Mais voilà que les médecins généralistes, les avocats, les architectes ou encore les journalistes sont aussi emportés par le déclassement social. «Si je prêtais serment aujourd’hui, les conditions seraient plus difficiles qu’il y a quinze ans», observe un avocat bruxellois de 40 ans. Depuis longtemps déjà, l’avocat n’est plus ce notable qui faisait honneur à son client en le recevant dans une maison de maître cossue. «Celui-là n’existe plus à Bruxelles et de moins en moins en Wallonie, assure Pierre Sculier, président de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone (OBFG). Plus encore que leur appauvrissement, je suis frappé par le gouffre entre ceux qui peinent à trouver des clients et les grands cabinets d’affaires, tentaculaires bureaux de conseil où exercent jusqu’à une centaine d’avocats, auxquels les entreprises et les pouvoirs publics font appel.» Car, pour un avocat de la notoriété de Jean-Pierre Buyle, un médecin du sport réputé comme Kristof Sas, un architecte paysagiste de renom comme Michel Delvosalle, combien d’anonymes dont on ignore l’âpreté du quotidien? Des études longues, des installations souvent coûteuses, des horaires élastiques pour vivre parfois juste. Ceux qui sont interrogés affirment, en tout cas, ne plus se considérer comme des «nantis». Pour garder la tête hors de l’eau, ils doivent se serrer la ceinture et travailler plus durement. D’où cette impression de perte de statut.
Pour autant, ce sentiment de «déclassement social» exprime autre chose: la peur de chuter, de déchoir. Cette crainte n’est pas celle des seuls exclus, mais aussi des plus favorisés que la société ne gratifie plus. Une majorité de Belges sont convaincus de vivre moins bien que la génération de leurs parents, qu’eux-mêmes vivront moins bien dans dix ans qu’aujourd’hui et que leurs enfants connaîtront davantage de difficultés qu’eux. C’est certes un sentiment, mais également une réalité croissante.
Une robe difficile à porter
Les avocats, justement, généralement perçus dans l’opinion comme une catégorie plutôt privilégiée. Un métier élitiste où, chaque année, on compte plus de riches (surtout dans le droit des affaires) mais aussi plus de modestes, dont le salaire brut mensuel s’élève à 2 083 euros (le plus faible des professions juridiques et judiciaires). Le mythe de l’avocat fraîchement diplômé qui pose sa plaque a cessé d’exister. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: voici quarante ans, 60% à 70% des jeunes diplômés ouvraient leur cabinet. Actuellement, plus de deux tiers renoncent à s’installer seuls à leur compte. Impossible pour eux d’assumer le loyer d’un cabinet. La plupart s’associent et partagent les frais: locaux, salle d’attente, secrétariat… Ceux qui exercent en solo représentent un tiers de la profession.
La corporation compterait aussi son lot de «fauchés». Selon une étude menée par l’Observatoire du barreau de Bruxelles et le centre Perelman de l’ULB, 17% des avocats bruxellois déclarent moins de 25 000 euros, 10% entre 25 000 et 37 500 euros et 9% entre 37 500 euros et 50 000 euros. A l’autre bout de l’échelle, certaines stars gagnent plus de 500 000 euros bruts annuels (6%), En résumé, 10% des avocats les mieux rémunérés captent 40% du chiffre d’affaires global de l’Ordre.
Les débuts dans la profession sont délicats. Après l’obtention du diplôme, trois ans de stage au barreau parachèvent la formation. Payés des cacahuètes: à Bruxelles, autour de 1 500 euros bruts la première année d’exercice, 1 700 euros, la deuxième et 2 000 euros, la troisième. Les rémunérations se révèlent plus basses encore en Wallonie.
Après l’école du barreau, la concurrence est rude pour se faire une place, notamment dans la capitale, où l’on dénombre près de huit mille avocats. Ils sont environ 18 500 pour l’ensemble du pays, en hausse de 14% entre 2010 et 2022. Les études menées par l’Ordre soulignent que plus d’un quart des avocats souhaitent quitter la robe dans les cinq ans: parmi eux, 27% désirent exercer une profession non juridique et 25% se réorienter en entreprise.
La paupérisation – relative – des avocats s’explique notamment par la flambée du nombre de bénéficiaires de l’aide juridique (AJ), dont le seuil d’accès a été assoupli. Pour les justiciables à faibles revenus, les détenus et les demandeurs d’asile, les honoraires sont payés par l’Etat. Les «dossiers AJ» – qu’ils endossent volontairement – coûteraient plus qu’ils ne rapportent. Installé à Bruxelles, un avocat nous dit y consacrer près de deux tiers de son temps alors que l’activité contribue peu à son chiffre d’affaires. Son indemnité? 92 euros brut l’heure. Pour autant, beaucoup ne peuvent se priver de l’AJ, moins rémunératrice soit-elle que le tarif ordinaire. «Près de 37% des avocats, pas seulement les novices, font en partie de l’AJ parce qu’ils ont besoin de ces indemnités», confirme Pierre Sculier. Ainsi un sur deux confie y recourir par nécessité financière.
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Autres motifs: la crainte de perdre davantage encore de leur considération et d’être réduits à de simples prestataires de services. «Nous sommes à la fois perçus comme le sauveur de l’innocent et l’ami des crapules, illustre Pierre Sculier. Que nous puissions défendre des violeurs d’enfants, assister tantôt un salarié, tantôt un patron rend notre métier incompréhensible.» Voire complètement déconsidéré: beaucoup le réduisent à celui de serviteur. En Belgique, le plaideur est avant tout perçu comme l’homme de contentieux ou du procès, pas comme un artisan du conseil et de la négociation. En plus de voir le métier en partie déprécié – plus de la moitié estiment qu’ils ont une assez mauvaise réputation – les praticiens ont un adversaire de poids: Internet, qui n’est pas sans conséquences sur ce qui se passe dans les bureaux. «Les clients ont déjà pris leurs informations et ont enquêté sur vous, sur vos dossiers.» La pression des clients ne cesse d’augmenter et le «dumping» entre les cabinets s’étend. «Une clientèle fidèle, acquise, qu’on transmet à un associé, ça n’existe plus!», assène Pierre Sculier.
Les médecins s’estiment « sous-utilisés »
Pour les médecins, le sentiment de dévalorisation semble plus profond encore. En cause et en vrac: des journées rongées par des tâches administratives (en moyenne 20% de leur temps), l’impression agaçante de n’être perçus que comme des fauteurs de coûts, voire des fraudeurs, face à l’explosion des arrêts maladie, et d’être tenus responsables de la pénurie médicale, dont eux jugent que les politiques sont les premiers responsables. Tandis que les exigences de leurs patients ont augmenté au point que ceux qui écoutent fidèlement leur généraliste sont désormais minoritaires: leur parole est devenue contestable, et ils doivent convaincre. La distance patient-médecin s’est réduite, mais c’est à double tranchant. «D’un côté, l’attitude patriarcale que pouvaient avoir certains médecins tend à disparaître car ils ne sont plus les seuls dépositaires du savoir. De l’autre, de nombreux patients interprètent leurs droits comme absolus, résume Paul De Munck, président du Groupement belge des omnipraticiens (GBO). Ils arrivent avec leur diagnostic, leur demande d’ordonnance ou de certificat. Notre rôle devrait se réduit à celui d’exécutant.»
Les médecins interrogés estiment que leur statut social s’est dégradé progressivement. «La médecine générale ne se sent pas reconnue», s’indigne Guy Delrée, président de la Fédération des associations de médecins généralistes de la Région wallonne (FAGW). Derrière son propos, c’est de la place, du «rôle» des médecins dont il est question. Le praticien de Marche-en-Famenne livre cette anecdote toute récente: «J’ai reçu la mère d’un bébé âgé de 10 mois. Elle m’a informé d’emblée qu’il n’était pas nécessaire d’ouvrir un dossier. Elle s’était adressée à moi parce qu’il lui était impossible d’obtenir un rendez-vous chez le pédiatre l’après-midi même. Résultat: les pédiatres ne voient que des enfants bien portants et nous sommes là pour boucher les trous!»
La pratique souffre de voir ses spécificités non reconnues. La multiplication des spécialistes, voire des hyperspécialistes, a empiété sur des tâches traditionnelles du généraliste. Le «cas clinique» lui échappe alors que, dans le même temps, la demande de «médecine de confort» a explosé. Il règne ainsi cette impression d’être les «secrétaires» des spécialistes, des services hospitaliers et des mutuelles, de devoir répondre à ce que les autres médecins ne veulent ou ne peuvent pas faire. «On vient me voir pour enlever les fils après l’ablation d’un grain de beauté suspect pour lequel on s’est rendu chez le dermatologue. Pourtant, je suis parfaitement capable de procéder à cette intervention. Et dire qu’il est impossible d’obtenir rapidement un rendez-vous dermatologique pour un problème sérieux… C’est absurde!», fulmine Guy Delrée, qui note le décalage entre le rôle central joué par le généraliste dans la société et l’image que celle-ci lui renvoie. En première ligne, les médecins de famille estiment leur expertise «sous-utilisée». «Une prise en charge ne se résume pas aux rhumes et aux grippes. Diverses pathologies dermatologiques, ophtalmologiques, gynécologiques, etc. pourraient être vues en médecine générale et libérer la deuxième ligne (NDLR: l’hôpital, hors urgences), qui pourrait alors se concentrer sur des cas sérieux et prendre plus rapidement de nouveaux patients, embraie Paul De Munck. Sans compter notre action de prévention. Or, cette démarche globale n’est jamais ou rarement prise en compte.»
On n’est pas un night and day. Vous connaissez beaucoup de métiers où l’on se déplace pour si peu?
Les gardes – une obligation légale – sont, selon eux, la meilleure illustration du service public rendu par les médecins, et sont sources d’une grande frustration en Wallonie. Assumées la nuit et les week-ends, elles seraient en majorité médicalement injustifiées. Les patients en abuseraient, d’autant que les opérateurs de la centrale d’appel (le numéro 1733) n’effectuent pas de tri spécifique durant ce qu’on nomme «la nuit noire», entre 23 heures et 8 heures. Une perte de temps et, plus encore, le sentiment d’être bringuebalé et «maltraité par les autorités» irritent les médecins. «On n’est pas un night and day. Or, on voit des patients qui auraient très bien pu attendre le matin. On fait de la bobologie. Vous connaissez beaucoup de métiers où l’on se déplace pour si peu?», témoigne Guy Delrée. Des nuits blanches de douze heures rémunérées 180 euros brut sans bénéficier de repos compensateur le lendemain.
L’obligation de participer à ces gardes demeure d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les jeunes médecins hésitent à s’engager en médecine générale, ou la quittent. Car la crainte d’être épuisé, suroccupé, peut expliquer en partie la désaffection pour le métier ou, du moins, justifier que des généralistes ne sont pas là où ils devraient être, soit dans les zones en pénurie. Dix à douze heures quotidiennes de travail: ce rythme soutenu est de plus en plus mal vécu par la profession. Sans compter la rémunération, qui serait trop faible. «Dans de nombreuses situations, nos salaires sont devenus les revenus accessoires», estime Guy Delrée.
Un système chronophage et peu rémunérateur
Chez les architectes, quelques stars masquent une cohorte d’anonymes qui courent après les commandes. Sans relâche et en gagnant à peine leur vie. Les chiffres (avant la pandémie) fournis par le Conseil des architectes d’Europe sont interpellants: en moyenne, 31 000 euros brut par an pour des prestations hebdomadaires de 48 heures. En gommant les extrêmes européens, le constat est le même partout: leurs responsabilités s’accroissent sans augmentation de revenus. En cause, notamment: les concours et les appels d’offres non rémunérés. Si un projet voit le jour, un contrat est à la clé. Sinon… «Si vous êtes lauréat une fois sur deux, ça fonctionne, précise Francis Metzger, architecte renommé. Mais si vous participez à cinq appels et que vous n’en remportez aucun, vous mordrez la poussière.» Le président du Conseil national des architectes plaide pour que chaque candidat autorisé à concourir reçoive une indemnisation. Une règle mise en œuvre en France, par exemple, mais inexistante en Belgique. Résultat: le système est très chronophage et très peu rémunérateur. Sans oublier les reports et annulations de projets, à cause de la crise. Ou les chantiers à l’arrêt, faute de main-d’œuvre en suffisance. S’il n’y avait que cela…
Un malaise ronge la profession qui se sent sous-employée. On accuse donc la «culture du concours». Concours fermés aux bureaux qui n’ont pas les références, la taille et l’entregent solides, favorisant la concentration de la commande publique. On voit ainsi des jeunes s’essouffler à les perdre. On accuse encore le dumping entre architectes, particulièrement sur les honoraires, pour chaque grand chantier. Mais ces dernières années, de nouveaux experts sont aussi venus rogner le pré carré des architectes qui, jusque-là, jonglaient seuls avec les aspects artistiques, techniques et juridiques de la profession. Les compétences se sont morcelées au gré de la surréglementation. «Les permis d’urbanisme sont d’une complexité déconcertante, pointe Francis Metzger. Au point que les architectes doivent davantage faire appel à des spécialistes, notamment du droit administratif.» Autant d’experts dont la rémunération ampute les honoraires de l’architecte, alors que c’est à lui seul qu’incombe la responsabilité en cas de faute sur un chantier.
Les délais de délivrance des permis, eux, demeurent anormalement longs, particulièrement à Bruxelles. Dans des villes similaires, Marseille et Munich, par exemple, ils sont de quatre mois. En France, après six mois d’attente sans réaction, elle est automatique. «Entre le moment où l’on introduit une demande de permis et celui où on le reçoit, le délai est quatre fois plus long, et l’obtention reste incertaine, note l’architecte. Il est donc difficile de s’engager sur un délai d’exécution des travaux.» Par conséquent, soit les architectes font face à des hésitations et leurs clients osent se lancer quitte à réaliser une mise en conformité a posteriori, soit ils voient le nombre de chantiers se réduire.
Tout cela a contribué à décrédibiliser la profession. «Cet excès de réglementation nuit à la qualité tandis que pour l’architecte, il devient difficile de demeurer au centre du projet et des différents professionnels», résume Francis Metzger.
Les particuliers et les promoteurs, qui fournissent les deux marchés les plus porteurs (les commandes publiques totalisent environ un tiers des contrats) ont, eux aussi, contribué à dévaloriser le métier. Les clients se piquent de connaissances techniques, quand ils ne sont pas persuadés de pouvoir se débrouiller seuls. Quant aux entreprises de promotion, elles ne recourent pas à un architecte durant tout le projet. Leurs plans et leurs cahiers des charges sont en effet prédéfinis et amortis sur plusieurs chantiers.
Un autre «mal» inquiète la discipline: les honoraires. Auparavant, ils étaient fixés par un barème (qu’on appelle dans le jargon «la norme déontologique numéro 2»). La Commission européenne a supprimé cette règle, estimant qu’elle faussait le jeu de la libre concurrence à l’intérieur de l’UE. Cette suppression, selon le Conseil national des architectes, a dès lors mis en concurrence les architectes et influencé la qualité des projets. «On ne le ferait pas pour d’autres professions libérales, à l’instar des médecins, par exemple!, s’indigne Francis Metzger. On doit désormais discuter, négocier nos prix de prestations. On ne parle plus d’architecture avec son architecte, on parle sous. Or, pour remplir sa mission entièrement et correctement, l’architecte ne peut décemment aller en-deçà!»
Tous – du moins, ceux interrogés – revendiquent de la confiance. Comme si, en «dégringolant» l’échelle sociale, c’est d’abord cela qu’ils avaient perdu.
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des jeunes avocats renoncent à s’installer seuls à leur compte. Voici quarante ans, 60% à 70% ouvraient leur cabinet.
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du temps des médecins généralistes sont consacrés à des tâches administratives.
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