Giuseppe Santoliquido
Attentats de Bruxelles : les responsabilités du monde culturel
Une des missions essentielles qui incombe au monde de la culture dans les temps à venir est de repenser au plus vite son rapport à la société. De réfléchir à une définition nouvelle de l’engagement culturel, qui est par essence engagement sociétal.
Dans les jours qui ont suivi les attentats de Charlie Hebdo, en janvier 2015, puis à la suite des actes terroristes du 13 novembre dernier à Paris, l’effroi et la douleur, la colère et la rancoeur ont été considérables. A chaque fois, en raison de leur intensité, et avant d’être à leur tour aspirés par la capacité régulatrice de l’habitude, ces évènements étaient considérés hors norme, extraordinaires au sens littéral du terme, de nature à marquer un « avant » et un « après ». Ils ont engendré une mobilisation empathique et affective remarquable au sein des populations concernées. Mais également un flot de commentaires sans précédents. Intellectuels, artistes, écrivains, journalistes, experts, chroniqueurs, humoristes, tous ou presque se sont exprimés.
Il en est allé de même les jours derniers, dans la foulée de l’horreur bruxelloise. Une fois encore, il s’est agi, pour l’essentiel, de pointer les carences de l’enseignement, les dysfonctionnements institutionnels, judiciaires, policiers. De souligner l’entrée des sociétés occidentales dans une ère de décadence, d’indiquer un dérèglement civilisationnel du monde judéo-chrétien. De rappeler l’impact sur les musulmans d’Occident du conflit israélo-palestinien, des interventions militaires en Irak, en Libye ou en Syrie. De pointer du doigt les failles d’une Europe politiquement et idéologiquement inexistante. De fournir des explications de type social (pauvreté, sentiment de rejet, échec de l’intégration, discriminations réelles et supposées, etc.)
Toutes ces interprétations sont pertinentes, naturellement, et prouvent, par la variété de leur nature, la complexité du mal qu’il nous faut affronter. Elles démontrent également qu’il reviendrait au monde politique, tous niveaux de pouvoir confondus, de s’approprier les différentes expertises pour servir par son action une vision moderne de nos sociétés. Sans compromis ni tergiversation. Mais sans doute cette mission est-elle irréalisable pour des raisons structurelles – particratie, clientélisme, crise aigüe de la représentation – et de contingence – incapacité des mandataires à appréhender la complexité du réel, absence toujours croissante, chez ces mêmes élus, de toute forme de perspective culturelle. Mais le fait qu’une partie importante de nos sociétés, essentiellement de confession musulmane, en grande partie parmi nos jeunes, rejette ouvertement, au profit de comportements relevant d’une conception rétrograde de leur religion, une modernité que nous pensions communément admise ne trahit-il pas, tout autant, l’échec du monde culturel ?
En effet, peut-être ne nous sommes-nous pas suffisamment souciés de faire corps avec la société, toute la société, dans toutes ses composantes, y compris et surtout avec ces parties de nos populations, de plus en plus nombreuses, pour qui la création et la réflexion culturelles sont des abstractions lointaines et bien trop éloignées de leurs difficultés quotidiennes. Peut-être nous sommes-nous contentés d’évoluer trop souvent en vase clos, de manière autarcique, dans les salons et les cénacles où l’on se complimente entre initiés, ne nous souvenant pas, dans la lignée de Blanchot et de Vittorini, que la culture, pour être porteuse de sens, doit entretenir avec la société ce double lien imprescriptible : y puiser ses questionnements et y confronter ensuite, pragmatiquement, dangereusement, le résultat de ses recherches, de ses créations, pour que celles-ci puissent percoler de manière adéquate. C’est ce même échec qui avait alimenté, entre autres raisons, la percée des idées fascistes dans l’Italie libérale des années vingt et trente du siècle dernier.
Sans doute aurions-nous dû faire l’effort de nous impliquer davantage dans la société, de manière plus régulière, plus intense, avec nos films, nos livres, nos réflexions pour susciter et renouveler sans cesse le débat, au service d’une inclusion culturelle la plus large possible. C’est à cette condition que chacun, sans exclusion, peut être confronté à l’existence de réalités autres que celles qu’il côtoie au quotidien. Or il est indéniable que les notions humanistes prônées par la création culturelle (nous ne faisons bien entendu pas allusion à la culture de divertissement) percolent de plus en plus difficilement dans une partie toujours plus large de la population. Voire plus du tout dans certains endroits.
Il nous semble donc qu’une des missions essentielles qui incombe au monde de la culture dans les temps à venir est de repenser au plus vite son rapport à la société. De réfléchir à une définition nouvelle de l’engagement culturel, qui est par essence engagement sociétal. À notre présence permanente et peut-être même obligatoire dans les écoles, dans les franges de la société les moins habituées à nos interventions. Et cette réflexion, nous en sommes convaincus, c’est aux artistes et aux intellectuels eux-mêmes de la mener, en toute autonomie, avec le sens de la responsabilité sociale qu’implique le devoir culturel.
Par Giuseppe Santoliquido, écrivain
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