Attaque massive contre les barons de la cocaïne: « La tache d’huile s’étend, la mafia prend le contrôle de tout » (enquête)
L’hyperviolence des trafiquants de cocaïne et les énormes flux d’argent noir qu’ils manipulent menacent la société. La police judiciaire fédérale, sous la direction du parquet fédéral, a frappé un grand coup.
Les opérations coup de poing se multiplient contre les trafiquants de cocaïne : Liège (18 octobre), Limbourg (20 octobre), Anvers (25 octobre), Bruxelles, ce mardi 26 octobre. Un engrenage de perquisitions, interpellations et saisies opérées par la police judiciaire fédérale, sous l’autorité du parquet fédéral. Ce tapis de bombes est destiné à casser l’emprise grandissante des barons de la drogue. Après l’arrestation , à des milliers de kilomètres de là, du parrain colombien de la cocaïne, Otoniel (23 octobre), c’est un signe que la « guerre contre la drogue » est décidément bien engagée. Mardi 26 octobre, dès 5 heures du matin, plus d’un millier de policiers fédéraux ont déboulé dans tout le pays, et spécialement en Région bruxelloise (80 %), réalisant 114 perquisitions et 64 interpellations. Six laboratoires ont été découverts, ainsi que des entrepôts de conditionnement et de stockage. « Un groupe de criminels situés en Belgique, principalement à Bruxelles, organise la réception de la cocaïne, son extraction et son reconditionnement dans des labo ratoires belges, a précisé le patron de la PJF de Bruxelles, Eric Jacobs. Nous estimons la production à une tonne de cocaïne par semaine à Bruxelles et en périphérie. Après ce reconditionnement, des cour riers assurent la distribution vers le reste de l’Europe. » Des opérations policières ont également été menées en Allemagne et en Italie, où l’organisation albanaise visée a des ramifications. « Nous découvrons un nouveau monde criminel sur tout le territoire bruxellois qui, jusqu’ici, avait réussi à rester en grande partie discret. »
Nous découvrons un nouveau monde criminel sur tout le territoire bruxellois qui, jusqu’ici, avait réussi à rester en grande partie discret.
« Hub » de distribution
Bruxelles, « hub » de distribution, avec Anvers comme porte d’entrée. La cocaïne sud-américaine était déjà, en 2020, la substance illicite la plus interceptée en Belgique (66 tonnes). Ce record européen va être largement battu en 2021: plus de 81 tonnes. La valeur marchande de cette cocaïne saisie se chiffre en milliards d’euros. De quoi acheter bien des consciences. Dans son rapport 2020, la Cellule de traitement des informations financières (CTIF) donnait l’alarme : les profits astronomiques générés par la drogue, en particulier, la cocaïne, présentent un risque pour « les structures sociales et politiques d’une société ». Rien de moins.
Selon la Direction centrale de la lutte contre la criminalité grave et organisées (DJSOC) de la Police Fédérale, les stups, en raison de leur caractère hautement lucratif, sont l’une des activités préférées du crime organisé, derrière le blanchiment d’argent et devant la fraude sociale.
Il était temps d’agir. Les bourgmestres des grandes villes, dont ceux de Bruxelles, commencent à redouter une situation à la hollandaise, où le Premier ministre Mark Rutte, a dû être placé sous protection pendant le procès du « roi de la drogue », Ridouan Taghi. Le décryptage des communications échangées par les mafieux sous le couvert des systèmes réputés inviolables d’Encrochat et de SkyECC a boosté les enquêtes. La tâche est gigantesque : faire entrer en procédure toutes les informations recueillies au travers des millions de conversations sans filtre et amener des dossiers solides devant les tribunaux.
Environ un cinquième de la police judiciaire fédérale (PJF) est affecté actuellement à cette tâche, mais il faut tenir sur la longueur, et ce corps de police est notoirement sous financé. « A côté de la criminalité organisée active dans l’importation de la cocaïne, ce sera un véritable défi de faire en sorte que la police judiciaire fédérale continue à jouer son rôle central et spécialisé dans les autres priorités fixées par le gouvernement, a indiqué le directeur général de la PJF, Eric Snoeck. La lutte contre le trafic des êtres humains, la criminalité économique et financière, la cybercriminalité, la pornographie enfantine ou encore, bien sûr, le terrorisme. Dans ces domaines, des vies humaines sont en danger, sans compter l’impact sur notre éco nomie ou sur la réputation inter nationale de notre pays. »
« Toute la Belgique est touchée. Et Bruxelles n’y échappe pas. La tache d’huile s’étend, la mafia prend le contrôle de tout.
Le Croissant pauvre vulnérable
Quelques semaines plus tôt, le 13 octobre, le Vif avait rencontré Alain De Proft au siège de la PJF de Bruxelles, rue Royale. Directeur du soutien opérationnel, il est le numéro 2, l’adjoint du directeur judiciaire, Eric Jacobs. « Toute la Belgique est touchée, nous disait-il alors. Et Bruxelles n’y échappe pas. La tache d’huile s’étend, la mafia prend le contrôle de tout. A côté de la « Mocro maffia » très présente aux Pays-Bas et à Anvers, il y a aussi de nombreux clans albanais en contact direct avec les pays producteurs d’Amérique latine. La corruption touche tous les domaines de l’État. Le décryptage des communications Encrochat et Sky ECC a permis de voir la réalité. A Anvers, c’était fuites à tous les étages : policiers, douaniers, personnel portuaire, magistrats, avocats… »
Un pénaliste anversois connu a d’ailleurs été condamné récemment pour sa participation, en échange d’une « grosse enveloppe », à une organisation albanaise d’importation de cocaïne. Il utilisait un téléphone crypté et se faisait payer en argent liquide pour des services dépassant la relation avocat-client. Les informations utiles sont soutirées par des criminels très bien renseignés sur les rouages à huiler, menaces à l’appui.
Développement du renseignement opérationnel
Face à un tel adversaire, les enquêteurs bruxellois ont développé davantage le renseignement opérationnel. « Nous travaillons entre autres sur la base d’une « image » des quartiers de Bruxelles où se concentrent à la fois les trafics, les lieux de séjour des personnes impliquées dans les trafics et les lieux où se produisent les actes de violences, hors violences intrafamiliales, et dont les victimes sont elles-mêmes majoritairement connues pour des faits criminels. C’est une manière de travailler plus holistique. Elle a déjà été employée pour combattre le terrorisme. En 2016, le gouvernement a formelle ment désigné la drogue, les faux documents et les armes comme « phénomènes de soutien » au terrorisme et à l’extrémisme violent et une « approche renforcée » a été initiée. La recherche est donc devenue plus globale. » La compilation des données policières fait apparaître des zones bruxelloises plus touchées, avec plusieurs « hotspots » en 2020 : Matonge, l’axe Bourse – Lemonnier – Anneessens – Bara, Laeken, Peterbos, le quartier gare du Nord, les Etangs Noirs – Canal – chaussée de Gand – boulevard Léopold II. Des clans différents y coexistent, parfois brutalement. Car la violence n’a cessé de croître depuis 2018.
Une violence en hausse
En 2020, il y a eu deux homicides à Forest et Ixelles. Un Albanais a été liquidé de manière professionnelle près de la garde de l’Ouest. En septembre 2021, un passant a été touché par une balle perdue près de la gare du Nord. Le week-end des 16 et 17 octobre, deux fusillades se sont produites à Molenbeek, rues Bonnevie et du Presbytère, faisant un blessé, auteurs inconnus. Les départs d’émeute et les caillassages dressent des frontières invisibles entre les représentants des forces de l’ordre et les territoires tenus par des bandes.
Dans le quartier de la gare du Nord (Schaerbeek, Saint-Josse), jusqu’à la place Liedts, l’insécurité est endémique, bien qu’elle ne puisse pas être attribuée au seul trafic de drogue. « Nous avons connaissance d’enlèvements, dont certains avec torture et mutila tions. Il y a des intimidations, des incendies volontaires, des jets de cocktails Molotov sur des cafés ou des maisons habitées, poursuit le N°2 de la PJF de Bruxelles. Les détentions d’arme à feu sont en hausse, ainsi que les règlements de compte commis notamment par des équipes venues de France pour des guerres de territoire, des conventions non respectées, un point de vente disputé par des groupes rivaux… Les victimes de tabassage ne veulent pas dire qui sont leurs agresseurs. C’est la loi du silence. »
Nous avons connaissance d’enlèvements, dont certains avec torture et mutilations.
Les grands patrons de ces trafics illicites se terrent à Dubaï ou en Espagne. « Les gangs marocains durablement installés dans notre pays sur la base du trafic de cannabis réexportent maintenant la cocaïne d’Amérique latine vers d’autres pays, relève Alain De Proft. L’argent sale est blanchi suivant de nombreuses méthodes. Il est question d’immobilier au Maroc, à Dubaï, en Espagne. L’Horeca est souvent utilisé comme point de vente ou lieu de réunion discret. Une société de location de véhicules tenue par un homme de paille permettra aussi de disposer d’un véhicule au bon moment. Comment expliquer, sinon, que tant de petits commerces subsistent avec si peu de clients ? » Des accords ont été noués tous azimuts pour détecter plus facilement les activités économiques suspectes. « C’est un franc succès », se réjouit le responsable policier. Le nombre de sièges fictifs de société s’est dégonflé à Bruxelles, mais le phénomène se déplace vers la périphérie. « La grande criminalité demande une approche globale de type anti-mafia à l’italienne, complète-t-il. Faire tomber quelques dealers et saisir quelques kilos de cocaïne, ça ne marche pas. Il faut démanteler tout le système. »
Depuis le lancement du projet Belfi à l’initiative du parquet général de Bruxelles pour lutter contre la fraude sociale des « combattants syriens » (2014), puis, du Plan Canal après les attentats (2016), la lutte contre la criminalité organisée à Bruxelles est devenue plus multidisciplinaire, plus coordonnée, mélangeant les approches pénales et administrative, sans oublier la dimension « care » à laquelle la Région bruxelloise est très attachée (prévention des assuétudes et souci des grands précarisés). D’évidence, une démarche purement locale ne suffit pas pour faire tomber des réseaux connectés à l’international. Les bourgmestres qui subissent les effets systémiques de cette criminalité d’un genre nouveau l’admettent à demi-mot.
Selon la banque de données policière BNG, le cannabis arrive toujours en tête de la consommation de drogues illégales en Belgique (73 %), la cocaïne étant en augmentation (15 %), suivie de l’héroïne (4 %) et des amphétamines (3 %).
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