Daniel Tanuro
Asile et migrations: lettre à un ami du PTB
Selon le journal Le Soir, Raoul Hedebouw s’est dit, dans une interview, favorable à la poursuite de rapatriements forcés (1). Comme beaucoup d’autres, j’ai critiqué vivement ces propos.
Cher Ami,
Tu sollicites mon avis sur la politique d’asile du PTB, et j’apprécie de pouvoir échanger avec toi dans un esprit de dialogue. Cette démarche est indispensable à la gauche. Surtout dans ce dossier, qui est d’une importance stratégique majeure.
Selon le journal Le Soir, Raoul Hedebouw s’est dit, dans une interview, favorable à la poursuite de rapatriements forcés (1). Comme beaucoup d’autres, j’ai critiqué vivement ces propos. Hedebouw ayant rectifié sur les réseaux sociaux, tu estimes que j’ai fait « une tempête dans un verre d’eau ». Le PTB, dis-tu, veut « un changement paradigmatique, avec une lutte contre les causes des migrations et un accueil digne et responsable ». Tu conclus qu’il est « difficile d’être plus clair » et sollicites mon opinion. La voici.
« Lutter contre les causes »: une fausse bonne idée
« Lutter contre les causes des migrations » dans les pays d’origine semble à première vue une ré-ponse de bon sens. Evidemment, toi et moi sommes contre l’impérialisme et ses guerres, pour le droit au développement des « pays du Sud », l’annulation de la dette, le paiement de la dette écolo-gique (notamment pour l’adaptation au basculement climatique), le boycott des dictatures, l’abolition des brevets sur la santé et les technologies énergétiques propres (entre autres), la solidarité avec les luttes de nos frères et soeurs exploité.e.s et opprimé.e.s dans ces pays, etc.
Mais il faut se mettre à la place des personnes au Sud qui veulent migrer vers le Nord. Elles espèrent que la migration apportera une solution immédiate à leurs difficultés. La « lutte contre les causes » ne répond pas à leur problème concret. Doivent-elles attendre que l’action de la gauche au Nord ait permis d’abolir les causes des migrations? Dans ce cas, elles risquent d’attendre longtemps: nous ne sommes même pas capable d’imposer à « nos » gouvernements le respect de leurs engagements en matière d’aide au développement… Pourquoi et comment parviendrions-nous soudain à imposer l’arrêt des guerres, de l’échange inégal, etc.?
On pourrait rétorquer que la lutte contre les causes des migrations dépend avant tout des peuples concernés, que nous, au Nord, ne sommes pas responsables de leur incapacité à ouvrir la voie à un autre développement. Mais tu conviendras que ce serait assez cynique… Nous n’avons pas pu ren-verser le capitalisme chez nous; de quel droit reprocherions-nous aux peuples du Sud de ne pas le renverser chez eux? Nous n’avons pas pu arrêter le pillage du Sud par les entreprises du Nord; de quel droit demanderions-nous à des hommes et des femmes du Sud de renoncer à venir au Nord dans l’espoir de récupérer une peu de ce qui a été volé à leurs peuples? Les rémittences (l’envoi d’argent des migrant.e.s vers leurs pays d’origine) se montent à 441 milliards de dollars par an, soit trois fois le total de l’aide publique au développement dans le monde (2). Sur quelle base dirions-nous à des candidat.e.s migrant.e.s qu’iels feraient mieux de lutter dans leur pays pour un avenir meilleur?
Dès qu’on creuse la question, on constate en vérité que la « lutte contre les causes des migrations » est une fausse bonne idée: au lieu d’apporter une solution immédiate à un problème immédiat, elle renvoie cette solution aux lendemains qui chantent – soit ici, soit là-bas. (3)
« Lutter contre les causes »: une réponse à qui, à quoi?
En vérité, ayons l’honnêteté intellectuelle de le reconnaître: « lutter contre les causes des migrati-ons » n’est pas une réponse à la « crise migratoire ». C’est plutôt une tentative de la gauche au Nord de répondre, sans se renier elle-même, à l’impact dans la population de l’idée qu’il y a une « invasi-on » de migrant.e.s et que cette « invasion » menace « nos » salaires, « nos » emplois, « notre » sécurité sociale, « notre » culture, etc.
Je dis bien: « prendre en compte sans se renier elle-même ». Je ne dis pas que celles et ceux qui privilégient cette réponse deviennent racistes. Je pense au contraire qu’ils et elles s’inquiètent de l’emprise croissante des préjugés nationalistes, racistes et xénophobes, y compris dans les milieux populaires. Je pense surtout qu’ils et elles redoutent particulièrement que ces préjugés sapent leur base électorale, puisque les migrant.e.s et les étranger.e.s ne votent pas…
Cependant, les marxistes, contrairement aux populistes, se basent avant tout sur les faits, pas sur les affects (4). Il convient donc de s’interroger: cette « invasion » est-elle un fait? La réponse est: « non ». Les migrant.e.s (personnes installées dans un autre pays que le leur depuis au moins un an, par choix ou par obligation) représentent 3% de la population mondiale, soit 244 millions de personnes. Un bon tiers de ces migrant.e.s (35% de 3%) se déplace du Sud vers le Nord. Dans le monde, 65 millions de personnes sont poussées à fuir des conflits, des persécutions et des violations des droits humains. Soixante-cinq pour cent d’entre elles sont des déplacé.e.s internes; les réfugié.e.s (déplacé.e.s externes) sont un peu plus de 21,5 millions. L’Europe accueille à peine 10 % de ces réfugiés (contre plus de 80 % dans les pays « en voie de développement »), ce qui représente 2,5 personnes/mille habitant.e.s. En Belgique, durant ce qu’on a appelé la « crise migratoire » de 2015, il y a eu 35.476 demandes d’asile (31.285 premières demandes et 4.191 demandes multiples), soit près de 5.000 de moins qu’en 2000.(5)
La « menace migratoire » est donc un fantasme. Mais la menace national-populiste-raciste, et même fasciste, elle, est bien réelle. Face à cela, la gauche qui veut « lutter avant tout contre les causes » pense avoir trouvé une parade alliant le bon sens à ses fondamentaux – l’internationalisme, le droit au développement et l’émancipation des peuples. Le souci est que cette parade repose sur un non-dit, une grosse concession inavouée aux racistes et au nationalistes: l’idée que les pays développés sont effectivement « submergés », et qu’on « ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde »…Prononcée en 1989, cette petite phrase de Michel Rocard a été souvent utilisée par la droite. La vraie gauche répugne à l’employer. Elle dira plutôt que personne ne quitte son pays de gaieté de coeur, qu’il vaut mieux que les gens puissent rester chez eux, dans leur intérêt. Mais, qui juge de cet intérêt? Nous ou les intéressé.e.s? De toute manière, ne nous voilons pas la face: pour les gens captés par l’extrême-droite, ce discours est perçu comme une copie de l’original, pas comme une alternative…
Le moment où le piège se referme
Passons à l’autre volet de la réponse du PTB: « un accueil digne et responsable », dis-tu. Mais de qui? De toutes celles et tous ceux qui veulent migrer? De toutes celles et tous ceux qui s’engagent dans la migration? De toutes celles et tous ceux qui arrivent jusque chez nous? Ou seulement d’une fraction de ces personnes dont « nous » estimons que la migration est justifiée? Mais dans ce cas, attention: il s’agit de déterminer des critères d’accueil… Et par conséquent aussi de rapatriement… forcé si nécessaire. Car à quoi serviraient des critères dont le non-respect ne signifierait pas le renvoi au pays ?
C’est là que le piège se referme. Il se referme parce que le non dit doit manifester son existence et sa nature – de façon plus ou moins flagrante ou plus ou moins discrète. Du coup, les partisan.e.s de la « lutte contre les causes » sont amené.e.s à faire de l’équilibrisme entre l’électorat populaire con-taminé par l’extrême-droite et les valeurs internationalistes de la gauche. C’est très clair dans cer-taines déclarations de JL Mélenchon. A Marseille récemment, devant ses troupes, le leader de la France Insoumise a réussi un tour de force: exalter l’action internationaliste de l’Aquarius tout en assumant une formule digne du nationalisme pétainiste: « le sol sacré de la terre de la Patrie »… (6)
Le contexte idéologique belge est différent, mais le PTB pratique à mon avis un équilibrisme com-parable.
Le 11 janvier 2018, le site du PTB expliquait que le choix n’est pas entre la politique d’asile du gouvernement Michel-De Wever, d’une part, et les « frontières ouvertes » ainsi que « la régularisa-tion massive », d’autre part. « Il existe une alternative, écrivait l’auteur : la Convention de Genève. La Convention de Genève relative au statut des réfugiés n’a rien à voir avec une politique de ‘fron-tières ouvertes’, ni avec l’accueil de millions de réfugiés en Belgique. Il est évident qu’un seul pays ne peut pas faire face à l’arrivée de plusieurs millions de réfugiés. » (7)
Dans cette citation, le non-dit est… dit: « Un seul pays ne peut pas faire face à l’arrivée de millions de réfugiés ». L’analogie avec la formule de Rocard saute aux yeux. Pas question de « régularisation massive », ajoute même l’auteur. Paradoxe: en même temps, l’article mentionne que « au Liban, minuscule pays de 4 millions d’habitants, 1,5 millions de réfugiés sont parqués ». Que faut-il con-clure? Que les pays du Nord ne peuvent pas faire ce que font les pays du Sud? Je gage que ce n’est pas ce que l’auteur a voulu dire! Je pense plutôt qu’il n’a pas les talents d’équilibriste d’un Mélen-chon. En effet, ce n’est pas à la portée de tout le monde de virevolter autour du non dit pour le lais-ser transparaître… sans l’expliciter… tout en paraissant le combattre.
Le PTB est revenu sur la question de l’asile le 28 juin, par le biais d’un article signé de la rédaction et titré « Les propositions du PTB face à la crise migratoire » (8). Cette prise de position officielle est plus adroite que l’article du 11 janvier. Avant d’aller plus loin, notons que ce texte diffère des « propositions du PTB face à la crise des réfugiés » publiée deux semaines plus tôt (9). Les deux versions mettent l’accent principal sur « la lutte contre les causes », mais celle du 28 juin ne de-mande plus de « mettre fin aux accords avec des pays comme la Turquie, la Libye ou le Soudan ». Ce n’est peut-être qu’un oubli? La rédaction considère peut-être que ces demandes vont de soi? C’est possible. Pour ma part, j’estime que certaines choses qui vont de soi vont encore mieux quand elles sont explicites…
Quatre problèmes
Dans cette position officielle, il est assez clair que le PTB tourne autour du non-dit: « Les crises migratoires que nous connaissons aujourd’hui, en Europe notamment mais pas forcément principa-lement d’ailleurs (sic), peuvent poser problème par leur caractère massif et contraint ». Cette phrase s’adresse à deux publics distincts, qui l’interprèteront dans des directions opposées. D’une part, les personnes contraintes à migration seront évidemment d’accord pour dire que la contrainte « pose problème ». D’autre part, les gens « de chez nous » pour qui « il y a trop d’étranger.e.s » applau-diront à l’idée que c’est « le caractère massif des migrations (qui) peut poser problème »… Pas mal d’électeurs/trices du PTB étant dans ce cas (c’est un constat), je pense que le double sens de cette phrase n’est pas fortuit.
Deuxièmement, le texte demande le respect de la Convention de Genève. Très bien, défendons ce document. Mais il ne concerne que les personnes apportant la preuve de persécutions subies en rai-son de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques. Les migrant.e.s économiques et environnementaux, climatiques en particulier, ne sont pas concerné.e.s, les femmes qui fuient leur oppression spécifique non plus. Quant aux personnes opprimées en fonction de leur préférence sexuelle/affective ou de leur identi-té/expression de genre, elles sont souvent soumises à des procédures humiliantes et soupçonneuses visant à les refouler (10)…
Que faire de tous ces gens qui ne sont pas des réfugié.e.s au sens de la Convention? Le PTB de-mande « une conférence internationale annuelle sur les migrations, sous l’égide de l’ONU, combi-nant les réponses d’urgence, le soutien aux pays d’accueil, la préparation du retour des réfugiés et l’anticipation des réfugiés climatiques des décennies à venir. » Le problème est ainsi renvoyé au niveau international. Le texte précise que le retour concerne « les réfugiés qui le souhaitent au mo-ment où la situation de leur pays le permet ». Dont acte. En toute logique, cela devrait impliquer l’arrêt des rapatriements forcés… Mais le texte ne le dit pas. De plus, il omet – comme celui du 11 juin- de rappeler l’opposition du PTB aux centres fermés.
Troisièmement, l’idée qu’une conférence annuelle sous l’égide de l’ONU pourrait « résoudre les crises » causant les migrations est, hélas, un voeu pieux: comment croire que l’assemblée d’Etats capitalistes qu’est l’ONU, dominée par les « grands », pourrait mettre fin aux guerres, aux dictatu-res, aux catastrophes écologiques, à la dette, à l’échange inégal, au pillage des ressources, à l’oppression des minorités nationales, à la persécution des personnes LGBTQI, ainsi qu’aux autres causes des migrations? Si même c’était possible, cela prendrait fort longtemps. Du coup, on retombe sur l’objection faite plus haut: que fait-on, en attendant ce grand jour où la paix, la démocratie et et la justice règneront? On expulse ou pas?
Quatrièmement, le texte dit que « les guerres menées par la Belgique et d’autres pays de l’OTAN en Irak, Afghanistan, en Libye et en Syrie sont les premières causes de la crise des réfugiés. » La gau-che dans nos pays doit évidemment condamner en premier lieu les guerres de l’OTAN et l’impérialisme occidental. Mais on ne peut pas escamoter ainsi le rôle, parfois décisif, d’autres ac-teurs dans les crises. Il y a peu de réfugié.e.s en provenance de Libye (intervention OTAN) et énormément en provenance de Syrie (11). Les millions de migrant.e.s originaires de ce pays n’ont pas fui en premier lieu une guerre de l’OTAN mais l’écrasement de la révolution par El Assad et ses alliés (l’impérialisme russe, le Hezbollah et l’Iran). De même, la guerre et les crimes contre l’humanité que fuient tant de Soudanais.e.s ne sont pas le fait de l’Occident mais du dictateur Omar El Bashir, prêt à tout pour contrôler les richesses du Darfour. Le fait que l’Union européenne colla-bore avec ce régime abject pour boucler les frontières est à dénoncer. Mais c’est la Chine, pas l’Occident, qui est le principal partenaire commercial de Khartoum…
Wagenknecht, ou les dangers de l’équilibrisme
L’interview de Raoul Hedebouw au Soir ne tombe donc pas du ciel. Elle ne fait qu’exprimer le ma-laise et le manque de clarté du PTB sur la question des migrations. Hedebouw dit que des passages importants de son interview n’ont pas été publiés. C’est bien possible. Par contre, il est peu crédible que le journaliste ait ajouté que, oui, Raoul Hedebouw soutient la poursuite des rapatriements forcés. Dans sa mise au point sur les réseaux sociaux, le porte-parole du PTB dit que « cela s’est glissé dans l’interview de manière incorrecte, nous sommes évidemment contre les rapatriements forcés » (12). La forme passive (« cela s’est glissé »…) est ambiguë: qui a glissé cela? le journaliste ou Raoul?… Mais peu importe la réponse: le fond de l’affaire est que le porte-parole du PTB fait, comme je l’ai dit, de l’équilibrisme entre l’internationalisme de la gauche et la pression électorale des préjugés contre les migrant.e.s.
Cet équilibrisme est dangereux: on risque à tout moment de tomber du mauvais côté. C’est ce qui est arrivé à la cheffe de groupe de Die Linke au Parlement allemand, Sahra Wagenknecht. Selon Wagenknecht, l’Allemagne doit refouler les migrant.e.s « économiques », parce qu’iels font pression sur les salaires, et appliquer la préférence nationale en matière de formation des travailleur.euse.s qualifié.e.s (13). Dans sa mise au point sur les réseaux sociaux, Hedebouw dit avoir déclaré au Soir que Wagenknecht, « joue le jeu de la droite », que cela « va se retourner comme un boomerang », que « la droite tente de diviser les gens d’en bas », que « (le rôle de la gauche) est d’indiquer que les responsables de la crise sont ceux d’en haut ». Entièrement d’accord: la pression sur les salaires est le fait des patrons et des gouvernements, pas des migrant.e.s. Mais cette rectification (discrète) sur Facebook a été vue par quelques milliers (?) de personnes; l’interview au Soir a eu un écho infiniment plus large…
Dans sa rectification, Raoul Hedebouw écrit encore ceci: « Nous sommes pour une régularisation sur base de critères clairs et objectifs (…), ce qui doit permettre d’offrir des conditions humaines à tous ceux qui ont fui mais aussi d’arrêter la mise sous pression des salaires de tous les travailleurs ». C’est un fait que le patronat de certains secteurs utilise la main-d’oeuvre sans papiers pour faire pression sur les salaires et les conditions de travail. La traque aux migrant.e.s, les enfermements et les rapatriements forcés ne sont donc pas un épiphénomène mais un élément de la stratégie capitaliste pour augmenter les profits et ouvrir de nouveaux marchés dans le domaine de la « sécurité ». La fonction de cette politique n’est pas d’endiguer la « vague migratoire » pour « protéger notre système social »: elle est au contraire d’entretenir un climat de peur et de division afin de miner ce système et de l’abattre.
Des critères « clairs et objectifs » pourraient-ils contribuer à démanteler la machine de guerre anti-sociale qu’on appelle « politique d’asile »? Ces critères « doivent être élargis », écrit Hedebouw. Mais il ne dit pas jusqu’où. Etablis par les sans papiers et les associations qui les soutiennent, des critères de régularisation mettraient fin à l’arbitraire de l’administration. Ce serait un pas en avant. Mais la mise sous pression des salaires continuera tant que la distinction entre « bons » et « mauvais » migrant.e.s rendra la violence aux frontières acceptable du point de vue de « l’opinion ». Pour casser la machine, il faut casser cette distinction. Cela implique de lutter pour élargir les critères jusqu’au point où l’asile – et pas seulement « des conditions humains » – sera offert à « tous ceux qui ont fui »… En fin de compte, cela revient à supprimer les critères.
Oui, ouvrir les frontières!
Quelle est alors l’alternative? Elle figurait au programme du PTB il y a une vingtaine d’années: l’ouverture des frontières, la liberté de circulation et d’installation pour toutes et tous. C’est la seule attitude correcte, non paternaliste, non discriminatoire face à la volonté de celles et ceux qui veulent migrer. C’est aussi la seule perspective cohérente du point de vue anti-colonial, internationaliste et anti-impérialiste. Pourquoi les capitaux et les citoyen.ne.s du Nord pourraient-ils circuler et s’établir où bon leur semble, tandis que les exploité.e.s et les opprimé.e.s du Sud devraient rester enfermé.e.s dans des frontières? La « mobilité » fait partie des droits fondamentaux. Si, avec mon passeport belge, je décide d’aller m’installer en Côte-d’Ivoire parce que je trouve ça cool, personne ne va me demander quel type de persécutions je fuis. J’ai le droit de me déplacer, point. Pourquoi devrait-il en être autrement pour les populations non-blanches des « Sud »?
L’ouverture des frontières doit évidemment aller de pair avec une politique d’accueil, des infra-structures, etc. Par ailleurs, elle ne se substitue pas aux réformes plus immédiates, telles que la sup-pression des centres fermés, des routes sûres pour les migrant.e.s, la défense de la Convention de Genève et de la Déclaration européenne des droits humains, la dénonciation des accords de l’Union Européenne avec la Turquie et le Soudan, la révision des accords de Dublin, etc. En fait, l’ouverture des frontières donne un sens à toutes ces demandes en les inscrivant dans la lutte indispensable pour que la crise de civilisation causée par le capitalisme débouche sur une issue humaine solidaire, col-lective, écosocialiste, et pas sur la barbarie. A mon sens, cette issue constitue l’horizon logique de l’action remarquable des nombreuses personnes – parmi lesquelles des membres du PTB – qui luttent pour l’accueil, contre les expulsions, contre les centres fermés, etc.
François Gemenne a montré que la liberté de circulation et d’installation est la seule solution rati-onnelle à la « crise migratoire » (14). Son argumentation est convaincante. Cependant, contrairement à lui, je ne pense pas que cette solution puisse être imposée dans le cadre du capitalisme. Le Capital est certes mondial par nature; mais il n’existe que sous la forme de capitaux nombreux qui se font concurrence, et les propriétaires de ceux-ci appartiennent à des classes dominantes qui se sont structurées historiquement autour d’Etats nationaux. Le « gouvernement capitaliste mondial » est une illusion. C’est pourquoi la politique capitaliste est et restera à double face: protectionnisme et libre-échangisme. La liberté de circulation et d’installation est donc une « revendication transitoi-re », au même titre que la socialisation de l’énergie et d’autres demandes qui sont assumées par le PTB. Elle répond de façon rationnelle à des problèmes précis (les besoins légitimes des migrant.e.s, et la nécessité de casser la « politique migratoire » néolibérale) tout en étant incompatible avec le fonctionnement normal du capitalisme. Il faut l’assumer comme telle.
Je suis, Cher ami, tout à fait conscient de l’extrême difficulté du combat pour cette perspective. Il faut aller à contre-courant. Les professions de foi éthiques ne suffiront pas: il faut répondre aux problèmes sociaux. Le point de départ consiste à marteler inlassablement les faits et les chiffres qui montrent qu’il n’y a ni « vague migratoire » ni « invasion ». En tant que parti, le PTB fait cela très peu. Or, c’est à partir de ces données qu’on peut aborder le mouvement syndical. L’enjeu décisif: il s’agit de faire comprendre que la traque aux « illégaux/ales » ne sert qu’à entretenir la peur et la division pour démanteler les conquêtes sociales, que la défense de celles-ci passe par l’intégration des migrant.e.s au mouvement ouvrier. La manière concrète de procéder demande une discussion détaillée que je n’entamerai pas ici. Mais la méthode à suivre ne devrait pas faire de doute: on commence par fixer un cap sur base des faits, puis on voit comment éviter les écueils en tenant compte des affects. Partir des écueils et des affects pour fixer un cap n’est pas une option – ni pour des navigateurs, ni pour des marxistes.
(1) Le Soir, 22/8/2018
(2) Nations Unies, rapport du Secrétaire général : « Migrations internationales et développement » – https://bit.ly/2wOUMNR
(3) A noter: à travers son « approche globale », l’Union européenne prétend elle-aussi lutter contre « les causes premières ». C’est ce qui lui permet d’exercer son chantage à l’aide au développe-ment (aide conditionnée à une « bonne gouvernance des migrations » de la part des pays tiers). Du point de vue du discours, il n’y donc pas de « rupture paradigmatique » à ce niveau, même si la gauche n’a évidemment pas la même vision des « causes de la migration » que la Commission. https://emnbelgium.be/sites/default/files/attachments/communication_com_approche_globale_migrations_et_mobilite.pdf
(4) Les théoriciens du populisme contemporain, Laclau et Mouffe, insistent sur l’importance des affects pour « construire un peuple ». Le PTB se définit comme marxiste, pas comme populiste. De ce fait, il est étonnant qu’il ne consacre pas plus d’énergie à démystifier les affects négatifs de la soi-disant « vague migratoire ».
(5) http://www.cgra.be/fr/actualite/statistiques-dasile-bilan-2015
(6) https://melenchon.fr/2018/08/25/video-discours-de-jean-luc-melenchon-a-marseille-aux-amfis-2018/ (à partir de 60′ environ)
(7) https://ptb.be/articles/oui-il-existe-une-alternative-la-politique-migratoire-du-gouvernement
(8) https://ptb.be/articles/les-propositions-du-ptb-face-la-crise-migratoire
(9) https://ptb.be/articles/l-aquarius-dans-les-tenebres-europeennes (encadré au bas de l’article)
(10) Certains Etats ont des procédures moins restrictives que d’autres face aux demandes d’asile des femmes et/ou des personnes LGBTQI.
(11) Par contre la politique d’exploitation à outrance de la main d’oeuvre étrangère dans la Libye de Khadafi (en provenance d’Egypte, du Ghana, de Chine, du Vietnam, et de Tunisie – plus de 10.000 en provenance de Sidi Bouzid uniquement!-) a provoqué un exode de ces travailleurs lors de la chute du tyran. C’est principalement la Tunisie voisine et sa région frontalière très pauvre qui en a fait les frais..
(12) Compte Facebook de Raoul Hedebouw, post du 22 aout 2018
(13) https://www.zeit.de/politik/deutschland/2018-08/sahra-wagenknecht-einwanderungsgesetz-fachkraefte-ausland. Le SP aux Pays-Bas a pris une position analogue: priorité à la l’emploi pour les chômeur.euse.s hollandais.e.s.
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