Art et provoc : nécessité, marketing ou mauvais goût ?
L’art contemporain peut-il être encore subversif et espérer faire évoluer les mentalités ? Ou en est-il réduit à propager un vain marketing de la provocation ? Vaste question qui mérite d’être posée au moment où le sulfureux Andres Serrano s’expose à Bruxelles.
Le travail du photographe américain Andres Serrano appuie là où ça fait mal. Religion, mort, sexe ou violence. Ses oeuvres jouent avec les limites en se plaçant sur les terrains de jeux privilégiés de la provocation. C’est pour ça que plusieurs d’entre elles ont été jugées scandaleuses et, comme c’est souvent le cas, en conséquence, vandalisées. Pour les Musées royaux des beaux-arts de Belgique (MRBAB), à Bruxelles, exposer Serrano, c’est « questionner les limites de la censure », mais aussi « affirmer les valeurs qui nous fondent, contre la barbarie et l’intolérance, contre l’obscurantisme et l’inhumanité ». Tout est-il aussi limpide au royaume de l’art contemporain que cette note d’intention ? Pas sûr…
Pour Pierre-Olivier Rollin, directeur du BPS22 à Charleroi, parler de provocation à propos de l’art est une formule malheureuse. « En vérité, l’art ne provoque pas, c’est la société qui se sent provoquée par le sujet abordé. Quand une oeuvre fait scandale, le scandale en question en dit plus long sur la société que sur l’oeuvre en elle-même. » Le débat se pose depuis que les artistes existent et qu’ils nous confrontent avec l’ouverture – qu’il s’agisse d’un tableau, d’une vidéo, d’une installation… – qu’ils ont ménagée dans le réel opaque pour donner à voir ce que ne nous voyons pas ou plus. Ce phénomène traverse les siècles. Pierre-Olivier Rollin recontextualise : « Il y a des précédents. L’artiste considéré comme le plus »scandaleux » de l’histoire de l’art est certainement Le Caravage. Parce que son travail, au XVIIe siècle, parle de la question du corps à une société qui a un problème avec la chair. Il balaie d’un revers de la main l’iconographie formelle en insérant de l’imperfection dans ses toiles. Il s’agit d’une rupture : Le Caravage déplace le curseur des normes, transgresse les tabous et fait évoluer par-là les mentalités. D’ailleurs, il est intéressant de constater que le peintre milanais a souvent représenté des décollations, outrages ultimes faits au corps, qu’il a contribué à rendre un peu moins inimaginables. Ce type d’images, sous une forme autre, fait aujourd’hui son retour dans l’actualité à travers la propagande terroriste… Preuve que les mêmes thématiques sont incessamment réactivées à travers le temps. »
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Même s’il refuse d’attribuer un but spécifique à la création artistique, Pierre-Olivier Rollin reconnaît que « l’un des rôles de l’artiste, mais ça ne lui appartient pas en propre, les journalistes et les universitaires peuvent également y contribuer, est de s’opposer à la »consécration », entendue comme »devenir sacré » et »tenue hors de portée du débat public ». Je m’explique : il s’agit d’empêcher que certains sujets se transforment en tabou et que, du coup, on ne puisse plus rien en dire. Remettre le corps, la mort, le sexe, et bien d’autres choses encore, au libre usage des hommes, c’est l’une des missions qu’un artiste est en droit de relever. A la lueur de ça, on peut dire qu’un Andres Serrano est un profanateur, il ramène ce que certains voudraient intouchable dans la sphère du débat. »
Stratégies du choc
C’est un fait indéniable que Le Caravage, à travers son travail de désacralisation des figures bibliques, a contribué à ce que l’art et la société opèrent un tournant. Il reste qu’en plus de 400 ans, le champ de l’art a évolué. De nombreuses transgressions se sont succédé, dont certaines sont restées célèbres. Ainsi de Théodore Géricault, influence revendiquée par Serrano, dont Le radeau de la Méduse, il y a presque deux siècles pile, a été considéré en son temps comme une atteinte à la bienséance. Pour peindre cette composition, l’auteur du Derby d’Epsom s’est fait raconter le naufrage de la frégate en question par deux rescapés et, par souci de réalisme, il a poussé le zèle à se faire ouvrir les portes de différents hôpitaux pour y observer les cadavres. Mais comme le signale le directeur du BPS22, c’était l’époque où « la peinture possédait encore le privilège de montrer ce que presque personne n’avait vu ». Cette prérogative de construction de l’imaginaire va lui être brutalement arrachée avec la naissance de la photographie.
D’autres chefs-d’oeuvre vont déchaîner les passions, comme Le déjeuner sur l’herbe de Manet. Cette composition de 1863 a choqué le public en raison de la présence d’une femme nue parmi un groupe d’hommes habillés. En 1917, Marcel Duchamp dévoile Fountain, un ready-made – la transformation d’objets manufacturés en oeuvres d’art – consistant en un urinoir en porcelaine renversé que l’artiste a eu l’idée d’exposer en lieu et place d’une sculpture qu’il aurait conçue de ses mains. A la suite de cet événement fondateur, l’art contemporain s’engouffre dans cette brèche transgressive pour en faire un axe majeur de ses propositions. Actionnisme viennois, body art et performances enfonceront le clou subversif. But : prouver que la notion d’oeuvre d’art ne s’arrête plus à la question du beau.
Jusqu’aux limites du genre. Celles-ci s’incarnent le mieux dans la génération des Young British Artists à la tête desquels figure Damien Hirst, célèbre pour ses animaux plongés dans le formol… et pour être le chef de file de cette bande de joyeux provocateurs parmi lesquels se trouvent notamment les frères Chapman, connus pour avoir retouché une série de onze aquarelles portant la signature d’un certain… Adolf Hitler. Intérêt esthétique ? Nul. Message ? Néant. Le tout assumé comme tel. Derrière cette mouvance, on trouve l’aveu d’un échec, d’une impasse résultant plus que probablement d’une inflation de la provocation et d’une course à la célébrité. Elle est formulée par Damien Hirst : « Il n’est plus possible de choquer en étant nouveau, la seule façon de choquer est d’être choquant. »
Les constats qui s’en suivent sont sans appel. Pour un philosophe comme Dany-Robert Dufour, auteur de Pléonexie (éd. Le bord de l’eau), un essai récent sur le désir de posséder toujours plus, l’art contemporain est malade du fait que la provocation qu’il propage « a perdu toute charge subversive ». En clair, une oeuvre qui revendique le fait de choquer comme seule raison d’être perd toute raison d’être. Idem pour Nathalie Heinich, sociologue française spécialisée dans l’art contemporain, pour qui la pratique artistique actuelle s’enlise dans une « fuite en avant assez catastrophique ». La chercheuse fait, elle aussi, une distinction entre, d’une part, la provocation comprise comme le besoin de « choquer pour choquer » et, de l’autre, la subversion et la transgression, processus jugés quant à eux constructifs en ce qu’ils suscitent une réflexion.
Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Pour distinguer « bonne » et « mauvaise » intention, Pierre-Olivier Rollin en appelle à « l’examen de conscience au cas par cas. Chaque oeuvre doit être interrogée sur son fond et sa forme. Le traitement est fondamental. Chez Serrano, par exemple, certaines tentatives ne m’intéressent pas, manquent leur but. En ce moment, nous montrons Rat Poison Suicide dans l’exposition Uchronies (www.bps22.be). Un travail dur : Serrano s’est plongé dans l’univers des morgues pour en rapporter des images. Celle que nous donnons à voir est un magnifique cibachrome qui montre le pied de quelqu’un qui s’est suicidé à la mort aux rats. Ce poison entraîne une liquéfaction du sang provoquant un éclatement des chairs. Reposant sur un linceul le blanc, le membre en question exhibe une fine blessure qui suggère un stigmate. Cette oeuvre concentre une tension magnifique entre ses qualités esthétiques et l’âpreté de ce qui est montré, à savoir un cadavre. »
Voie du milieu
Pour Michel Gheude, auteur de La révolution n’est pas finie, paru au Centre d’action laïque et sous-titré Culture et émancipation, de par leur appartenance au champ de la culture, les arts plastiques sont « un champ de bataille ». C’est selon lui, une bonne nouvelle. « L’art apporte la dimension du rêve à la société mais aussi celle de la provocation. La question est moins de choquer que d’élargir notre perception du monde. Les ruptures artistiques débouchent sur des mondes que l’on n’avait pas imaginés jusqu’ici. On peut s’y opposer de toute ses forces, ne pas tolérer le changement mais c’est inévitable dans une société en perpétuel mouvement. A force d’être répétées, certaines choses perdent leur force et leur sens… aux artistes de les reprendre sur nouveaux frais. L’art nous met devant une position de choix lorsque nous sommes heurtés dans nos convictions. Soit, on s’interroge, soit on nie en bloc. Mais que tel individu réagisse de manière radicale n’est en soi qu’un épiphénomène, l’important c’est que le débat public va se charger de digérer ces élargissements du champ de conscience. Alors certes, les démarches ne se valent pas toutes, il peut y avoir des imposteurs, des plagiaires ou même des menteurs, mais elles vont constituer un rapport de force nourri de différentes visions de l’avenir qui s’affronteront dans l’espace public. Cette discussion est vitale pour la démocratie. »
Dans le même ordre d’idée, une démarche qui ne serait en soi que « pure provocation » interroge aussi la question de la liberté d’expression, valeur érigée comme essentielle au sein de nos démocraties et pourtant souvent mise à mal. Cette pure provocation aurait alors comme effet positif de révéler les contradictions du système…
Vincen Beeckman, photographe et programmateur culturel de Recyclart, un centre créatif multidisciplinaire à Bruxelles, qui accueillera les portraits de sans-abris bruxellois signés Andres Serrano (www.recyclart.be), développe une pratique totalement opposée à celle de l’auteur du très controversé Piss Christ, fameuse image représentant un crucifix plongé dans le sang et l’urine. Il a réalisé une série de photos à La Devinière, un lieu de psychothérapie alternative à Farciennes. Programmée à la galerie Cerami à Couillet, l’exposition, qui vient de s’achever, traitait d’un sujet « sur le fil », la folie, sans jamais donner dans le spectaculaire. « J’aime tracer une voie du milieu, confie Vincen Beeckman. Quand je suis confronté à un sujet banal, j’essaie de le rendre exceptionnel. En revanche, face à quelque chose d’extraordinaire, je vais essayer de l’adoucir par une approche empathique et un récit plus large qui n’est pas centré sur le coup de force visuel. »
De manière très emblématique, Vincen Beeckman planche en ce moment sur un projet autour des sans-abris. « Ça fait un an que j’ai noué des contacts avec sept-huit sans-abris de la gare de Bruxelles Central. Je leur donne des appareils photos jetables pour qu’ils documentent leur quotidien. Certains accrochent à cette démarche, un dialogue a pu s’instaurer. Une exposition en découlera en juin prochain. » Interrogé sur l’approche de Serrano, Beeckman fait une réponse que l’on n’attend pas forcément au vu de la distance qui sépare leurs méthodes de travail. « J’ai un besoin concret d’apporter quelque chose aux personnes que je photographie, je veux aussi connaître leur histoire… Je sais que Serrano travaille autrement, il possède un réseau de »fixers » qui lui indiquent les personnes susceptibles d’offrir la photogénie qui correspondra à la série sur laquelle il travaille. Est-ce pour autant moins intéressant ? Je ne le pense pas. Il faut se méfier des lectures biaisées ; Serrano et moi pourrions faire la même image et elle pourrait être interprétée de façon différente selon ce que l’on croit savoir du photographe qui se cache derrière. Ce qui est important, et j’attends pour ça beaucoup de sa conférence à Recyclart, c’est qu’il s’explique sur ses motivations, qu’il mette des mots sur son travail. »
Nécessaire médiation
« Mots », le terme est lâché. Capital, puisque les oeuvres propres à un art qui dérange ne doivent pas être livrées sans mode d’emploi. Trop souvent, des oeuvres choquantes, ou perçues comme telles, ne font l’objet d’aucune précaution. Les réactions ne peuvent être que d’autant plus violentes. On a pu l’observer à la suite des affaires Paul McCarthy – le fameux « plug anal » sur la place Vendôme, à Paris – ou Anish Kapoor – Dirty Corner, dit Le vagin de la reine, sculpture monumentale longue de 60 mètres et haute de 8, ressentie par certains à la fois comme une « offense faite à l’ordre architectural et historique » et une « profanation de la mémoire » du château de Versailles.
Pour le directeur du BPS22, ce genre de mésaventures devrait « faire se poser des questions sur le jeu dangereux auquel se livrent des collectionneurs privés ». C’est-à-dire ? « Financer des expositions avec des artistes »bankable » dans des écrins majestueux, soit des opérations qui font gonfler la valeur de leurs protégés sans que pour autant un travail d’information soit assuré auprès du grand public. » Pierre-Olivier Rollin est partisan de « se retrousser les manches pour prendre part au débat public, voire de le forcer. Il y a un grand travail de pédagogie et de médiation à faire, il ne faut pas l’éviter. Je constate qu’au BPS22, nous avons exposé des oeuvres qui avaient été vandalisées par le passé, notamment une vidéo de Mounir Fatmi représentant un dormeur modélisé d’après les traits de l’écrivain Salman Rushdie, sans qu’il y ait le moindre problème. En ce sens, il faut saluer l’initiative des MRBAB qui ont pris soin d’exposer les opus les plus sensibles de Serrano dans une pièce séparée. Il faut respecter ce droit fondamental du public : ne pas avoir à regarder ce qui serait susceptible de le heurter. Ce droit doit également être entendu comme une responsabilité personnelle dont chacun dispose devant une proposition artistique. »
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